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Entre Grigoreiev

Dans le document LES POSSÉDÉS (Page 51-58)

GRIGOREIEV : Je vous dérange ? je cherchais Ivan Chatov.

KIRILOV : Il est sorti. Vous ne me dérangez pas, mais il me reste encore un mouvement à faire. Vous permettez. (Il fait son mouvement en murmurant les chiffres.) Voilà. Chatov va rentrer. Accepterez-vous

du thé ? J'aime boire du thé la nuit. Surtout après ma gymnastique. je marche beaucoup, de long en large, et je bois du thé jusqu'au petit jour.

GRIGOREIEV : Vous vous couchez au petit jour ?

KIRILOV : Toujours. Depuis longtemps. La nuit, je réfléchis.

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GRIGOREIEV : Toute la nuit ?

KIRILOV, avec calme : Oui, il le faut. Voyez-vous, je m'intéresse aux raisons pour lesquelles les hommes n'osent pas se tuer.

GRIGOREIEV : N'osent pas ? Vous trouvez qu'il n'y a pas assez de suicides ?

KIRILOV, distrait : Normalement, il devrait y en avoir beaucoup plus.

GRIGOREIEV, ironique : Et qu'est-ce qui empêche, selon vous, les gens de se tuer ?

KIRILOV : La souffrance. Ceux qui se tuent par folie ou désespoir ne pensent pas à la souffrance. Mais ceux qui se tuent par raison y pensent forcément.

GRIGOREIEV : Comment, il y a des gens qui se tuent par raison ?

KIRILOV : Beaucoup. Sans la souffrance et les préjugés, il y en au-rait davantage, un très grand nombre, tous les hommes sans doute.

GRIGOREIEV : Quoi ?

KIRILOV : Mais l'idée qu'ils vont souffrir les empêche de se tuer.

Même quand on sait qu'il n'y a pas de souffrance, l'idée reste. Imagi-nez une pierre grande comme une maison, qui tombe sur vous. Vous n'auriez le temps de rien sentir, d'avoir vraiment mal. Eh bien, même comme cela, on a peur et on recule. C'est intéressant.

GRIGOREIEV : Il doit y avoir une autre raison.

KIRILOV : Oui... L'autre monde.

GRIGOREIEV : Vous voulez dire le châtiment.

KIRILOV : Non, l'autre monde. On croit qu'il y a une raison de vivre.

GRIGOREIEV : Et il n'y en a pas ?

KIRILOV : Non, il n'y en a pas, c'est pourquoi nous sommes libres.

Il est indifférent de vivre et de mourir.

GRIGOREIEV : Comment pouvez-vous dire cela si calmement ? [44]

KIRILOV : Je n'aime pas me disputer et je ne ris jamais.

GRIGOREIEV : L'homme a peur de la mort parce qu'il aime la vie, parce que la vie est bonne, voilà tout.

KIRILOV, avec un brusque emportement : C'est une lâcheté, une lâcheté, rien de plus ! La vie n'est pas bonne. Et l'autre monde n'existe pas ! Dieu n'est qu'un fantôme suscité par la peur de la mort et de la souffrance. Pour être libre, il faut vaincre la souffrance et la terreur, il faut se tuer. Alors, il n'y aura plus de Dieu et l'homme sera enfin libre. Alors, on divisera l'histoire en deux parties : du gorille à la destruction de Dieu et de la destruction de Dieu...

GRIGOREIEV : Au gorille.

KIRILOV : À la divinisation de l'homme. (Subitement calmé.) Celui qui ose se tuer, celui-là est Dieu. Personne n'a encore songé à cela.

Moi, oui.

GRIGOREIEV : Il y a eu des millions de suicides.

KIRILOV : Jamais pour cela. Toujours avec la crainte. Jamais pour tuer la crainte. Celui qui se tuera pour tuer la crainte, à l'instant même, il sera Dieu.

GRIGOREIEV : J'ai peur qu'il n'en ait pas le temps.

KIRILOV se lève et, doucement, comme avec mépris : Je regrette que vous ayez l'air de rite.

GRIGOREIEV : Pardonnez-moi, je ne riais pas. Mais tout cela est si étrange.

KIRILOV : Pourquoi étrange ? Ce qui est étrange, c'est qu'on puisse vivre sans penser à cela. Moi, je ne puis penser à rien d'autre.

Toute ma vie, je n'ai pensé qu'à cela. (Il lui fait signe de se pencher.

Grigoreiev se penche.) Toute ma vie, j'ai été tourmenté par Dieu.

GRIGOREIEV : Pourquoi me parlez-vous ainsi ? Vous ne me connais-sez pas ?

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KIRILOV : Vous ressemblez à mon frère, qui est mort depuis sept ans.

GRIGOREIEV : Il a exercé une grande influence sur vous ?

KIRILOV : Non. Il ne disait jamais rien. Mais vous lui ressemblez beaucoup, extraordinairement même. (Entre Chatov. Kirilov se lève.) J'ai l'honneur de vous informer que monsieur Grigoreiev vous attend depuis quelque temps déjà.

Il sort.

CHATOV : Qu'est-ce qu'il a ?

GRIGOREIEV : Je ne sais pas. Si j'ai bien compris, il veut que nous nous suicidions tous pour prouver à Dieu qu'il n'existe pas.

CHATOV : Oui, c'est un nihiliste. Il a contracté cette maladie en Amérique.

GRIGOREIEV : En Amérique ?

CHATOV : Je l'ai connu là-bas. Nous avons crevé de faim ensemble, couché ensemble sur la terre nue. [C'était à l'époque ou je pensais comme tous ces impuissants. Nous avons voulu aller là-bas pour nous rendre compte par une expérience personnelle de l'état d'un homme placé dans les conditions sociales les plus dures.

GRIGOREIEV : Seigneur ! Pourquoi aller si loin ? Il vous suffisait de vous embaucher pour la récolte, à vingt kilomètres d'ici.

CHATOV : je sais. Mais voilà les fous que nous étions. Celui-ci l'est resté, quoiqu'il y ait en lui une passion vraie et une fermeté que je respecte. Il crevait là-bas sans dire un mot.] Heureusement, un ami généreux nous a envoyé de l'argent pour nous rapatrier. (Il regarde le Narrateur.) Vous ne me demandez pas qui était cet ami.

GRIGOREIEV : Qui ?

CHATOV : Nicolas Stavroguine. (Silence.) Et vous pensez savoir pourquoi il l'a fait ?

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GRIGOREIEV : je lie crois pas aux racontars.

CHATOV : Oui, on dit qu'il a eu une liaison avec ma femme. Eh bien ! quand cela serait ? (Il le regarde fixement.) Je ne l'ai pas encore remboursé. Mais je le ferai. Je ne veux plus rien avoir à faire avec ce monde-là. (Un temps.) Voyez-vous, Grigoreiev, tous ces gens, Lipoutine, Chigalev et tant d'autres, comme le fils de Stépan Trophimovitch et même Stavroguine, savez-vous ce qui les explique ? La haine. (Le Nar-rateur a un geste de la main.) Oui. Ils haïssent leur pays. Ils seraient les premiers à être terriblement malheureux si leur pays pouvait être tout à coup réformé, s'il devenait extraordinairement prospère et heureux. Ils n'auraient plus personne sur qui cracher. Tandis que main-tenant, ils peuvent cracher sur leur pays et lui vouloir du mal.

GRIGOREIEV : Et vous, Chatov ?

CHATOV : J'aime la Russie maintenant, bien que je n'en sois plus digne. C'est pourquoi je suis triste de son malheur et de mon indignité.

Et eux, mes anciens amis, ils m'accusent de les avoir trahis. (Il se dé-tourne.) En attendant, il faudrait que je gagne de l'argent pour rem-bourser Stavroguine. Il le faut absolument.

GRIGOREIEV : Justement...

On frappe. Chatov va ouvrir. Entre Lisa avec un Paquet de journaux à la main.

LISA, à Grigoreiev : Oh ! vous êtes déjà là. (Elle vient vers lui.) J'avais donc raison en m'imaginant hier chez Stépan Trophimovitch que vous m'étiez un peu dévoué. Avez-vous pu parler à ce monsieur Chatov ?

Pendant ce temps, elle regarde avec intensité

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