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Dacha sort

Dans le document LES POSSÉDÉS (Page 43-47)

STÉPAN : Soit, mon amie, soit. Mais vous savez combien j'aime ma petite élève.

VARVARA : Je sais. Mais ne l'appelez pas toujours « ma petite élève ». Elle a grandi ! C'est agaçant ! Hum, vous avez fumé !

STÉPAN : C'est-à-dire...

VARVARA : Asseyez-vous. La question n'est pas là. La question est qu'il faut vous marier.

STÉPAN, stupéfait : Me marier ? Une troisième fois et à cin-quante-trois ans !

VARVARA : Eh bien, qu'est-ce que cela signifie ? À cinquante ans, on est au sommet de la vie. Je le sais, je vais les avoir. D'ailleurs, vous êtes un bel homme.

STÉPAN : Vous avez toujours été indulgente pour moi, mon amie.

Mais je dois vous dire... Je ne m'attendais pas... Oui, à cinquante ans, nous ne sommes pas encore vieux. Cela est évident.

Il la regarde.

VARVARA : Je vous aiderai. La corbeille de mariage ne sera pas vide. Ah ! j'oubliais ! C'est Dacha que vous épouserez.

STÉPAN sursaute : Dacha... Mais je croyais... Dacha ! Mais c'est une enfant.

VARVARA : Une enfant de vingt ans, grâce à Dieu ! Ne roulez pas ainsi vos prunelles, je vous prie, vous n'êtes pas au cirque. Vous êtes intelligent, mais vous ne comprenez rien. Vous avez besoin de quelqu'un qui s'occupe de vous constamment. Que ferez-vous si je meurs ? Da-cha sera pour vous une excellente gouvernante. D'ailleurs, je serai là, je ne vais pas mourir tout de suite. Et puis, c'est un ange de douceur.

(Avec emportement.) Comprenez-vous, je vous dis que c'est un ange de douceur !

[37]

STÉPAN : Je le sais, mais cette différence d'âge... J'imaginais... à la rigueur, voyez-vous, quelqu'un de mon âge...

VARVARA : Eh bien, vous l'élèverez, vous développerez son cœur.

Vous lui donnerez un nom honorable. Vous serez peut-être son sauveur, oui, son sauveur...

STÉPAN : Mais elle... vous lui avez parlé ?

VARVARA : Ne vous inquiétez pas d'elle. Naturellement, c'est à vous de la prier, de la supplier de vous faire cet honneur, vous compre-nez. Mais soyez sans inquiétude, je serai là, moi. D'ailleurs, vous l'ai-mez. (Stépan Trophimovitch se lève et chancelle.) Qu'avez-vous ?

STÉPAN : Je... j'accepte, bien sûr, puisque vous le désirez, mais...

je n'aurais jamais cru que vous consentiriez...

VARVARA : Quoi donc ?

STÉPAN : Sans une raison majeure, une raison urgente... je n'aurais jamais cru que vous puissiez accepter de me voir marié à... à une autre femme.

VARVARA se lève brusquement : Une autre femme... (Elle le re-garde d'un air terrible puis gagne la porte. Avant d'y arriver, elle se retourne.) Je ne vous pardonnerai jamais, jamais, entendez-vous, d'avoir pu imaginer une seule seconde qu'entre vous et moi... (Elle va sortir, mais entre Grigoreiev.) Je... Bonjour, Grigoreiev. (À Stépan Trophimovitch :) Vous avez donc accepté. Je réglerai moi-même les détails. D'ailleurs, je vais chez Prascovie lui faire part de ce projet. Et soignez-vous. Ne vous laissez pas vieillir !

Elle sort.

GRIGOREIEV : Notre amie semble bien agitée...

STÉPAN : C'est-à-dire... Oh ! je finirai par perdre patience et ne plus vouloir...

GRIGOREIEV : Vouloir quoi...

STÉPAN : J'ai consenti parce que la vie m'ennuie [38] et que tout m'est égal. Mais si elle m'exaspère, tout ne sera plus égal. Je ressen-tirai l'offense et je refuserai.

GRIGOREIEV : Vous refuserez ?

STÉPAN : De me marier. Oh, je n'aurais pas dû en parler ! Mais vous êtes mon ami, je me parle à moi-même. Oui, on veut me marier à Dacha et j’ai accepté, en somme, j'ai accepté. À mon âge ! Ah ! mon ami, le mariage est la mort de toute âme un peu fière, un peu libre. Le mariage me corrompra, il minera mon énergie, je ne pourrai plus servir la cause de l'humanité. Des enfants viendront et Dieu sait s'ils seront les miens. Et puis, non, ils ne seront pas les miens, le sage sait regar-der la vérité en face. Et j'accepte ! Parce que je m'ennuie. Mais non, ce n'est pas parce que je m'ennuie que j'ai accepté. Seulement, il y a cette dette...

GRIGOREIEV : Vous vous calomniez. On n'a pas besoin d'argent pour épouser une jeune et jolie fille.

STÉPAN : Hélas, j'ai besoin d'argent plus que de jolie fille... Vous savez que j'ai mal géré cette propriété que mon fils tient de sa mère.

Il va exiger les huit mille roubles que je lui dois. On l'accuse d'être révolutionnaire, socialiste, de vouloir détruire Dieu, la propriété, etc.

Pour Dieu, je ne sais pas. Mais pour la propriété, il tient à la sienne, je vous l'assure... Et, d'ailleurs, c'est pour moi une dette d'honneur. je dois me sacrifier.

GRIGOREIEV : Tout cela vous honore. Pourquoi donc vous lamen-tez-vous ?

STÉPAN : Il y a autre chose. Je soupçonne... voyez-vous... Oh, je ne suis pas si bête que j'en ai l'air en sa présence ! Pourquoi ce mariage précipité. Dacha était en Suisse. Elle a vu Nicolas. Et maintenant,.

GRIGOREIEV : Je ne comprends pas.

STÉPAN : Oui, il y a des mystères. Pourquoi ces mystères ? Je ne veux pas couvrir les péchés d'autrui. [39] Oui, les péchés d'autrui ! O Dieu qui êtes si grand et si bon, qui me consolera !...

Dans le document LES POSSÉDÉS (Page 43-47)

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