• Aucun résultat trouvé

SONIA DELAUNAY ET MARIE LAURENCIN

LES VOIES TRADUITES

CHAPITRE 4 LES VOIX INTIMESLES VOIX INTIMES

4.1 SONIA DELAUNAY ET MARIE LAURENCIN

Sonia Delaunay est une grande artiste qui participe à la libération des formes picturales. Dans ses Prismes électriques467 de 1914, elle rend le mouvement par la vibration des couleurs juxtaposées. Le mouvement est aussi une caractéristique de sa vie : elle voyage beaucoup – soit seule soit en compagnie de son mari Robert – et entre en contact avec des cultures différentes, des langues qui ne sont pas la sienne.

L’activité artistique marquera sa vie entière et sera encore plus importante après la mort de Robert, tout en constituant un véritable acte de libération. On dit en effet que, la vie du mari durant, elle a préféré se mettre de côté pour lui laisser plus d’espace, comme l'affirme Jean-Paul Clébert :

Si l’on sait bien que les hommes subordonnent leur vie privée à leur réussite artistique, on oublie trop que beaucoup de femmes ont sacrifié leur désir de créativité afin de ne pas occulter l’œuvre de leur mari. C’est le cas de toutes celles qui comme Sonia Delaunay ont pris le parti de limiter l’exercice de leur talent au seul bénéfice des supports domestiques, la mode ou l’ameublement.468

En tout cas, qu'il s'agit de la vérité ou de simples rumeurs, « Sonia Delaunay illustre le cas de la femme d’artiste, artiste elle-même, qui acquiert plus de notoriété que son mari »469. En effet, première peintre dont des tableaux soient exposés au Louvre de son vivant, Sonia Delaunay abolit les frontières entre les arts. En faisant « descendre l’art dans la rue et entrer les couleurs dans la maison »470, l’artiste d’origine ukrainienne incarne la mode française tout comme Paul Poiret et Jeanne Lanvin : devant seize millions de visiteurs, dans un Paris vibrant de l’effervescence créatrice des années folles, l’Exposition Internationale des Arts Décoratifs et Industriels Modernes déroule ses fastes. Consacrée reine de l’Exposition, tout le long de sa 467 Sonia Delaunay, Prismes électriques, 1914.

468 Jean-Paul Clébert, Femmes d’artistes, cit., p. 210.

469 Ibidem, p. 241.

vie Sonia Delaunay met en œuvre une recherche picturale continue et incessante ; ses recherches de matières, de couleurs simultanées et géométriques ont influencé tout l’Art Déco.

Tout comme Sonia Delaunay qui, peintre et décoratrice, insère sa boutique dans celle du couturier et fourreur Jacques Heim sur le Pont Alexandre III471, Marie Laurencin émerge pour son originalité et sa sensibilité :

À l’aube du vingtième siècle, c’est de Paris que souffla l’esprit qui donna naissance au fauvisme puis au cubisme. Marie Laurencin a vécu au centre de ce tourbillon et a réussi à créer un style original. Tout au long de sa vie tourmentée, elle a peint, elle a recherché l’expression d’une sensibilité, d’une délicatesse qu’il n’est donné qu’aux femmes de rendre. Le chagrin, la tristesse, la magie, l’innocence de chaque instant… Elle a réussi à les entrelacer avec les fils de couleur de sa palette. Elle a créé un monde arc-en-ciel imprégné du parfum de la France.472

C’est Masahiro Takano, directeur du musée Marie Laurencin, qui exprime l’admiration la plus complète vers les œuvres de la peintre française. En effet, la résonances de ses peintures a été énorme dans le pays du Soleil Levant, au point que le premier musée entièrement consacré – et de façon permanente à l’artiste – a été inauguré en 1983 à l’occasion du centenaire de la naissance de l’artiste, dans l’Hôtel Tateshina, au sein d’un site protégé.

La réduction de l’œuvre de Marie Laurencin à une suite de variations sur l’éternel féminin a, très fréquemment, conduit l’amateur à mal situer le peintre parmi les grands de son époque. Si la comparaison avec un Picasso ou un Braque, ses amis de la première heure, ne s’impose évidemment pas, c’est plus en raison de ses qualités de femme et de peintre (c’est-à-dire une raison de nature), que d’une raison de qualité dont l’évaluation reste totalement subjective.473

L’objectivité rigoureuse laisserait alors la place à une majeure sensibilité, qui au lieu de constituer un caractère négatif, représenterait une des clés du succès de la femme artiste : 471 L’enseigne dit : « Heim Furs – Sonia Delaunay simultanés ». Le terme “simultané” fait référence aux

recherches optiques qu’elle mène depuis 1912 avec Robert.

472 Masahiro Takano, Préface, in Daniel Marchesseau, Marie Laurencin 1883-1956. Catalogue raisonné de l’œuvre peint, Tokyo, Musée Marie Laurencin, 1986.

au delà de la réunion de plus de 1300 documents qui est d’ailleurs un chiffre élevé si on le compare aux œuvres de ses contemporains et d’un inventaire général, nous sommes maintenant autorisés à affirmer que Laurencin, même dans ses peintures mineures, fut, à sa façon, un maître.474

La valeur de la production artistique de Marie Laurencin ne serait pas de simple compréhension. D'ailleurs, elle souffrirait de la condition déjà évoquée de « femme de », ce qui la placerait dans le cadre d'un discours misogyne. Elizabeth Louise Kahn s'exprime à ce propos :

The terms of Laurencin’s difficulty as an artist, a persona and a subject of public discourse predated the first mention of her reputation in Apollinaire’s 1908 review. As an aspiring

femme peintre, she had already been located in the masculine-constructed discourses of the mid- to late nineteenth century. Unwillingly, she had inherited a set of gendered obstacles from the past.475

Nous pourrions ainsi nous questionner par rapport à l'opinion qu'Apollinaire a au sujet de la peintre. En feuilletant ses ouvrages, nous pouvons déduire que sur le manuscrit des

Méditations esthétiques. Les Peintres cubistes476, aussi bien que sur le deuxième jeu d’épreuves, le chapitre consacré à Marie Laurencin vient en tête des Peintres nouveaux477. Au moment où Apollinaire corrige les épreuves, il écrit au crayon « M. Laurencin » en haut de la page qui précède le chapitre consacré à Metzinger. Cela paraît indiquer que pour un temps il veut insérer le chapitre immédiatement après Picasso et Braque , mais il se décide finalement à en faire le cinquième de la série. Reléguer Marie Laurencin au chapitre V, après Metzinger et Gleizes, correspond aussi à renoncer au plan primitif des Méditations esthétiques478, 474 Ibidem.

475 Elizabeth Louise Kahn, Marie Laurencin. Une femme inadaptée in Feminist Histories of art, Burlington (Vermont USA), Ashgate, 2003 : « Les termes de la difficulté de Laurencin en tant qu’artiste, une personne et un sujet de discours public, précède la première mention de sa réputation dans la revue d’Apollinaire de 1908. En tant qu’aspirante femme peintre, elle avait déjà été située dans les discours construits par les hommes de la dernière moitié du dix-neuvième siècle. Involontairement, elle avait déjà hérité d’un ensemble d’obstacles du passé liés au genre », traduction réalisée par nos soins.

476 Guillaume Apollinaire, Méditations esthétiques, cit. 477 Ibidem.

remplacées par un traité sur Les Peintres cubistes. Ensuite, en plaçant Gris plutôt que Léger directement après Marie Laurencin, il arrive à réunir tous ceux qu’il appelle “scientifiques” et il les met avant les trois “orphiques”, également réunis, Léger, Picabia et Duchamp »479. S’il est vrai que

de tous les peintres et sculpteurs qu’Apollinaire a révélés au public de son temps […], ceux qui figurent dans Les peintres cubistes semblent avoir été les plus avares de louanges. […] Marie Laurencin était encore en train de protester modestement un peu avant sa mort qu’elle n’avait jamais été cubiste et qu’elle était bien incapable de l’être,480

nous pouvons affirmer que le poète éprouve un véritable « enchantement devant les toiles mystérieuses du Douanier Rousseau et de Marie Laurencin en 1911 »481 : Apollinaire appelle son amie “Mademoiselle Marie Laurencin”, la situe sur le même plan d’importance de grands artistes comme Picasso ou Georges Braque, et ne manque pas de rassembler les notes qui la concernent sous la diction Peintres nouveaux, pour lui réserver une place de tout respect dans le chapitre Le Cubisme et la Critique. Seul livre de critique qu’Apollinaire ait publié de son vivant,

Les Peintres cubistes annoncent en 1913 un ouvrage combat, une défense généreuse des jeunes amis du poète, un défi jeté au public parisien au beau milieu de la bataille qui allait bouleverser l’art du XXe siècle.482

Et, parmi ses amis, nous comptons bien évidemment “Mademoiselle Marie Laurencin”.

Manifeste ou manuel du cubisme, qui ne garde aujourd’hui qu’une valeur plutôt historique, l'ouvrage d'Apollinaire présenterait

quelques erreurs de fait, on n’accepte plus les quatre catégories du cubisme qu’Apollinaire chercha à imposer, on n’attache plus la même importance que lui à des noms tels que Metzinger, Gleizes et Marie Laurencin, on y regrette l’absence d’autres peintres, surtout de

479 Guillaume Apollinaire, Méditations esthétiques, cit., p. 26.

480 Ibidem, pp. 31-32.

481 Ibidem, p. 36.

Jacques Villon,483

affirment Leroy Breunig et Jean-Claude Chevalier dans l’introduction à l’édition de 1965. D'après les deux scientifiques, le poète aurait fait une surestimation de ceux qu’il considérait comme des amis, pris par l’affection et la tendresse. Son geste galant, consistant à commencer la seconde partie de l’œuvre – dans sa première version – par un chapitre sur Marie Laurencin, produit des jugements sévères :

c’est en partisan, semble-t-il, qu’il écrit son compte rendu du Salon d’Automne où il se voit « presque seul parmi les écrivains d’art à défendre » les artistes qui exposent dans la salle 8.484

Tout en regrettant l’absence de Delaunay et de Marie Laurencin, sans parler bien entendu de Picasso et de Braque, Apollinaire salue les envois de Metzinger, Gleizes, Léger, Le Fauconnier et La Fresnaye, et s’il répète que le cubisme n’est pas un système, il avoue pour la première fois qu’il forme bien une école. Ce sont encore les Indépendants, en mars, qui donnent à Apollinaire l’occasion de mettre les cubistes en vedette et, en effet, dans son énumération des œuvres maîtresses de ce salon, il ne nomme que les toiles des membres de cette école : encore une fois paraît le nom de Marie.

En 1910, lorsqu'Apollinaire se voit confier la rubrique de la « Vie artistique » à l’ « Intransigéant »485, il commente parmi d’autres envois aux Indépendants ceux de Marie Laurencin, de Metzinger et de Delaunay. Metzinger y expose un portrait cubiste d’Apollinaire ; ce dernier aide les cubistes à exposer ensemble dans la salle 41 au Salon. Delaunay, Gleizes, Le Fauconnier, Laurencin, Léger et Metzinger y sont représentés et Apollinaire commente leurs toiles dans son compte rendu, aussi bien que l’exposition rétrospective de Rousseau. Dans son chapitre Sur la peinture Apollinaire explique la signification du cubisme scientifique – caractérisé par l’aspect géométrique – et regroupe sous ce courant toute une série d’artistes, dont naturellement Marie Laurencin.

La grâce et l’élégance, l’originalité de ses œuvres, la délicatesse de ses traits auraient ensorcelé non seulement le poète, mais bien d'autres artistes ; comme le dit José Pierre dans 483 Ibidem, pp. 9-10.

484 Ibidem, p. 15.

Marie Laurencin486,

ou de ces eaux-fortes, je ne me déclare point satisfait et je trouve que l’artiste a esquivé le problème, mais ne l’a point résolu.487

Cependant, la peintre ne reçoit pas que des félicitations pour son travail ;Roger Bissière commente lui aussi la production de la femme artiste, mais sur un autre ton :

Mlle Marie Laurencin, par exemple, veut à tout prix rendre perceptible la grâce et la fraîcheur qu’elle préfère, dans l’œuvre d’art, à toute autre qualité. En face de ces aquarelles il devrait être interdit sans doute de parler de grâce dans un ouvrage consacré à Marie Laurencin : cela ferait en quelque sorte pléonasme.488

Hors du temps et parfois même de l’espace – n’ayant pas de repères géographiques précis – ses œuvres communiquent une sorte de fragilité, en tout cas de délicatesse de trait et d’esprit. C’est Marie Laurencin qui, déjà adulte, lit Alice au Pays des Merveilles – elle en possède plusieurs éditions – et échange des livres d’enfance avec la fillette de Nicole Groult, Flora, comme on raconte dans Marie Laurencin489. Les couleurs pastels sont les préférées de Marie, après toute une époque passée à peindre en camaïeu des gris et des bruns ; ils l'apparentent encore au monde de l'enfance, et renvoient à un passé mythique.

La production de Marie Laurencin est marquée par une véritable surabondance dans les dernières années de la carrière de l’artiste. Tout le long de sa vie la production artistique sera variée. Des petites peintures des premières années on passe aux grandes compositions de 1910 à 1914. Dans les années Vingt, l’artiste répond à des commandes – portraits, décorations, hauts de portes –, tout en brossant à plusieurs reprises des compositions de format moyen. Après la crise de 1929, les œuvres redeviennent plus petites, à un ou deux modèles seulement, et après 1940, faute de matériaux – toile sur châssis – elle use de petits panneaux de bois ou de carton, entoilé ou non. Sennelier, Lefèvre-Foinet figurent parmi ses fournisseurs, comme l’attestent leurs cachets au dos de certaines œuvres. C’est d’ailleurs 486 José Pierre, Marie Laurencin, Paris, cit.

487 Guillaume Apollinaire, Méditations esthétiques, cit., p. 15.

488 Ibidem, p. 6.

après 1940 que les datations deviennent délicates, à cause de l’habitude de Marie de ne jamais dater systématiquement, sauf ses grands tableaux.

Quoiqu'il en soit, Marie Laurencin demeurera à jamais une artiste exceptionnelle, dont les recherches ont contribuer à l'évolution de la conception de la peinture au XXe siècle.

À Paris, au début de ce siècle, le monde artistique envisageait un grand changement, le Fauvisme et le Cubisme gagnant de plus en plus de terrain. Jeune étudiante en peinture, Marie Laurencin connut de jeunes artistes d’avant-garde et devint, pour ainsi dire, leur fleur adorée. Bien qu’influencée par Picasso, Braque, Rousseau et Apollinaire, elle se créa, par son sens esthétique original, son propre style et elle obtiendra une place très assurée dans le milieu de l’art : celle d’une des rares femmes peintres que la France moderne ait connues,490 affirme Masahiro Takano, Président du Musée Marie Laurencin Tateshina, au Japon, lui qui définit Marie Laurencin comme « cette Française qui nous vient du Japon »491.

490 Masahiro Takano, Message, inMarie Laurencin, p. 9.

4.2 LES JOURNAUX INTIMES ET LES ÉCRITS AUTOBIOGRAPHIQUES