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Le Château de l'Étang rouge

LES VOIES TRADUITES

CHAPITRE 5 LA TROISIÈME VOIXLA TROISIÈME VOIX

5.2.1 Le Château de l'Étang rouge

Parmi les publications d'Hélène d'Œttingen nous comptons Le Château de l’Étang rouge649, roman illustré de bois gravés par Léopold Survage. Le Prologue présente une intéressante réflexion sur l’Ukraine, son pays natal. Les traditions, les us et les coutumes du peuple sont évoqués dans le détail, et une attention particulière est portée aux noces et aux traditions qui y sont liées. Cependant, malgré la capacité de l'auteure de recréer une ambiance, d'évoquer des états d'âme bien précis et de situer l'action dans un passé mythique, le succès n'est pas au rendez-vous, faute d'une écriture souvent chaotique et d'un égotisme forcené, accompagné par des digressions permanentes et une syntaxe haletante.

En effet, si la prose de Goll est extrêmement lucide et vivace, directe et explicite dans ses propos – tant qu'elle est assimilée au courant du réalisme –, la production d'Œttingen s'approche davantage du flux de conscience et s'inspire de la perception onirique, ne définissant pas les contours et maintenant les thématiques et les personnages. Si, dans la production gollienne, le temps a une importance capitale avec une séquence rigide du rythme et du passage des heures et des jours – comme nous la retrouvons dans Arsenic650, dans celle de Roch Grey les temps sont dilatés, bien qu’ils soient comme les lieux définis de manière précise. Il paraîtrait que ses textes veulent raconter le voyage d'un lieu à l'autre, en ne se contentant pas des événements, mais en mettant l'accent sur les déplacements, – le voyage mental ou physique – et en le plaçant au cœur du récit. Si Virginia Woolf écrit Promenade au

phare651, Roch Grey raconte un voyage au lac, fait en train. Cela peut se définir comme une preuve du flux de conscience, tandis que pour Goll, la réalité parfois excessivement statique fait l'objet de l'histoire. Triolet traite également du voyage, mais pour elle, il s'agit plutôt d'un voyage de retour vers le pays natal – le voyage de l'esprit, pointillé par des souvenirs et des sensations – ou alors un voyage qui implique des idéaux socio-historiques plus importants, comme les déplacements de Juliette dans Les Amants. Le train peut ainsi devenir le symbole 649 Roch Grey, Le Château de l'Étang rouge, cit.

650 Claire Goll, Arsenic, cit.

651 Virginia Woolf, Promenade au phare, Traduit de l'Anglais par Maurice Lanoire, Paris, Stock, 1929.

L'inventeur du train, du même qui fuit en ce moment ces lieux d'insuffisance et de brutalité, mérité d'avoir à chaque point d'arrêt des stèles commémoratives louant Dieu qui ordonna son génie, glorifiant ce génie qui accéléra l'affranchissement de l'humanité.652

La nature décrite par Roch Grey est une nature sauvage, fuyante, aride. Les paysans observés par la fenêtre du train sont lointains, sans caractère. Le train est le moyen de locomotion qui dans l’Âge de fer se fait un instrument de perception du réel653 :

On participe avec le train à la composition d'un paysage – éternelle formule attachée à ce nom, prise sans accentuer les détails, sans analyse – la première sensation acceptée comme un miracle. Les eaux s'immobilisent exprès – reflètent le brusque passage du train : éclair noir panaché de feu qui souligne comme une signature, le bleu nacré de leur surface – peut-être pellicule d'une capacité inconnue, qui garde l'essence réelle de ce train, et ta figure cataleptiquement exposée à l'objectif...654

Il ne s'agit pas d'un roman de gare, ni d'un simple récit de voyage. La vitesse, l'accélération des plans, le jeu du dédoublement sont les vrais protagonistes, tous pris dans une perpétuelle superposition de la langue et du style qui trouve son acmé dans le dialogue de Roch Grey avec son double – le narrateur qui se tutoie lui-même. Le paysage devient bientôt un moyen de prise de conscience de son “je”, de son intériorité. Les lieux sont parfois vécus plus par empathie que par réelle connaissance :

Privée du soleil, revêtue des housses de la nuit, morne et déserte, la campagne apparaît telle qu'elle est pour les hommes – lieu d'engourdissement et d'isolement. Les sentiers s'engouffrent dans le crépuscule brumeux, zigzaguent au bord des eaux courantes, entre les saules, dans cet état effrayant de virginité des choses qui finissent en rien, qui n'aboutissent nulle part, qui n'appartiennent à personne ; rochers, abîmes, plaines, fleuves et l'homme avec ses rares chaumières, première ébauche, fond élémentaire de la race humaine, attelé à ses bœufs et à sa 652 Roch Grey, Les Trois Lacs, in Roch Grey, Romans, cit., p. 361.

653 Isabel Violante, Avant-propos, in Roch Grey, Romans, cit., p. 12.

654 Roch Grey, L'Âge de Fer, in Roch Grey, Romans, cit., p. 287.

L'homme vit la nature à la manière de Rousseau et paraît devenir une partie intégrante du paysage qui l'entoure, confiant et se confiant à elle.

Claire Goll peint un paysage urbain, vivant de personnes, d'intrigues, de pensées qui se croisent et s'entrecroisent. La nature peinte par Grey renvoie au travail et à la fatigue, où le pain quotidien est à gagner au jour le jour. Lorsqu'elle peint les lacs (ex. Les trois lacs) alors, c'est une sorte de lyrisme, un lien avec les poètes du passé – Lamartine – encore plus lointain de la réalité quotidienne se peint. Tout est entouré d'une aura magique et mystérieuse, comme si Grey ne possédait pas ce qu'elle voit, mais n'avait entre les doigts que le souvenir ou alors le reflet, comme si une couche épaisse s'interposait entre son regard scrutateur et la réalité observée. Dans son lyrisme, Grey ne parvient pas à capturer l'essence des choses, mais voltige d'un événement à l'autre, tout en suggérant sa vision du paysage, que le lecteur peut lire à travers le regard de l'auteure. Grey paraît bien s'amuser à confondre les idées et à se masquer, à donner une image fictive et à se faire personnage, même en se cachant derrière des pseudonymes. Isabel Violante souligne toutefois qu'il est préférable d'utiliser le terme hétéronyme, puisque :

Roch Grey […] est donc un des nombreux avatars d'Hélène d'Œttingen. On ne parlera pas d'hétéronymes à la façon de Pessoa, mais de pseudonymes dont chacun délimite un champ artistique : Léonard Pieux écrit des poèmes ; François Angiboult est peintre ; Roch Grey, lui, est romancier et prosateur. Cette roche grise qui vient peut-être d'une page de Melville – les « roch grey monsters » au début de Moby Dick – publie des proses poétiques dans les revues d'avant-garde, Les Soirées de Paris, Lacerba, SIC, Nord-Sud, et des portraits d'artistes aux éditions Crès et Valori Plastici.656

L'ambiance de rêve évoquée par Grey n'empêche toutefois de porter un jugement critique sur les contemporains de l'auteure, qui sont examinés dans leurs caractères les plus cachés. Les personnages peints par Roch Grey sont des personnages en mouvement pour le simple goût du voyage, de la découverte, et pour une profonde inquiétude de vie. Les étapes sont celles du 655 Roch Grey, Les Trois Lacs, cit., pp. 260-261.

656 Isabel Violante, Avant-propos, in Roch Grey, Romans, cit., pp. 4-5.

construire de nouveaux liens. Le “je” qui raconte est toujours un simple individu qui raconte ce qu'il voit avec un regard désenchanté, en préférant se réfugier dans le rêve que dans la cruauté de la réalité.

En revanche, les personnages de Goll – eux aussi en majorité de genres féminins – sont en mouvement, mais dans des buts différents, à cause de la maladie, souvent dans l'accomplissement d'un but qui cache un autre plan bien détaillé. Ils transportent un message de délivrance morale, qui la plupart des fois ne s'accomplit pas. Le récit de leurs déplacements est aussi le récit de leur faillite annoncée, étape après étape. Leurs mouvements cachent une intention bien définie et une lucidité des propos que nous ne retrouvons pas dans les autres auteures étudiées et qui frappent le lecteur pour sa lividité.

Pour Triolet, les personnages sont en majorité féminins, aminés par de réelles nécessités – ce sont des passeuses d'informations pour la Résistance ou alors de culture et de connaissances linguistiques. Nous remarquons la même idée du rêve et d'une réalité aux contours flous, qui toutefois est encore plus ancrée à la réalité que celle décrite par Roch Grey. Ce lien est explicité par l'usage linguistique et par la description des lieux et du temps qui paraissent réellement vécus.

La vie de Grey – et notamment celle de ses personnages – paraît se construire sur un va-et-vient continu : « Me voici repartir pour Aix »657. Comme si le fait de rester dans le même lieu pendant de longues périodes était source de douleur et de désagrément, la fonction narrative qui se profile est encore riche d'une certaine ambiguïté concernant le genre et l'identité :

Toi, homme ou femme déjà arrivé à la maturité, tu sais bien dominer l'exaltation de ton cœur ému d'entendre ce mot magique : retour.658

Dans son introduction aux romans de Roch Grey, Isabel Violante affirme au sujet du roman

Les Trois Lacs659:

657 Roch Grey, Les Trois Lacs, cit., p. 260.

658 Ibidem. 659 Ibidem, p. 193.

pseudonyme : alors que la narratrice du premier roman est bien une femme, ici le narrateur se campe alternativement homme et femme, ou plutôt dominé tantôt par l'élément femme tantôt par l'élément homme. Celui qui dit je n'est pas forcément un monsieur, ni une dame, mais un être asexué et cependant sensible aux attraits et aux comportements des deux sexes : qui se joue de la grammaire (« les gens n'aiment pas ce passant(-te) » comme des vêtements (alternant les « chastes petites robes de l'Armée du Salut » et les « complets-veston bois de rose »), qui théâtralise son ambiguïté (les dames « ne savent plus si c'est un pirate ou une aventurière qu'elles observent ») et crayonne les menus travers de ses contemporains (« La fin de saison dans une ville d'eaux, c'est un cataclysme au ralenti »).660

Le jeu masculin / féminin devient ainsi l'objet principal d'une théâtralisation des gestes et des mots étudiée dans les moindres détails, et encore une fois réalisée dans l'intention de confondre le lecteur en cherchant à lui proposer une vision non stéréotypée des caractères masculins et féminins, tout en proposant une dualité qui annule les frontières entre les deux mondes, jusqu'à en créer un troisième qui répond pleinement au besoin de Valentine de Saint-Point, soit celle de fonder un troisième sexe. Une étude précise dévoile ainsi l'ambiguïté intentionnelle de Roch Grey, ainsi qu'un soin du détail non indifférent, visant à étonner et à provoquer le lecteur. Il s'agit, encore une fois, d'un jeu des miroirs où l'image reflétée dans les eaux du lac ne correspond pas toujours à celle de la personne qui s'y reflète. Avec Roch Grey, plus qu'avec les autres auteures, une définition correcte de la fonction de l'auteure se révèle indispensable. La définition du jeu du “je”, comme le souligne Isabel Violante, se transforme, en raison de la multitude des caractères, de manière protéiforme, jusqu'à devenir pluriel, et à se faire jeux des “je”. C'est bien le cas d'Âge de fer661 :

À la lumière de ce titre puissant, la narration est double : le protagoniste parle de son âge, du tournant des quarante ans qui l'accable ; mais il parle aussi d'une déchéance sociale et d'une décadence collective, et la scansion des dates encadre la Première Guerre Mondiale : un avant

et un après s'opposent ainsi et justifient la mélancolie itérative et fantasque du personnage 660 Ibidem.

661 Ibidem.

narration pour autobiographique : car les données vérifiables que sont les dates contredisent ce qu'on sait d'Hèlène d'Œttingen. […] la Baronne en 1913 devait avoir entre trente-trois et trente-huit ans – dix de plus, environ. Roch Grey a donc dix ans de moins qu'Hélène d'Œttingen. C'est ce double plus jeune qui peut changer de sexe et se jouer de la grammaire – jusqu'à un presque structuraliste [...] – qui traverse Paris la nuit en montant un cheval caché, qui promène son ennui de station thermale en grand hôtel, qui déplore la perte du Palais Rose ancestral, qui le soir de l'Armistice pleure son petit chien Bob, qui constate la ruine familiale et s'y résigne.662

Le temps n'est pas seulement anticipé, mais aussi dilaté et se reflète dans la question linguistique, car la même auteure se définit comme un « monologuiste de profession »663. En raison de cela, elle pourrait contraster avec l'approche linguistique mise en place par Elsa Triolet, qui non seulement se définit bilingue, mais motive par des intentions diverses son jeu des rôles masculin / féminin.

La question de la différence se lie inévitablement à celle de l'étrangeté, comme nous l'avons proposé dans notre deuxième chapitre. Des éclats de voix se réalisent en relation à trois grandes thématiques, ainsi synthétisées :

− le statut de la femme, plus en général de la créatrice ; − l'identité ;

− les relations avec les hommes, notamment avec les autres créateurs. Quant à la structure du roman, Roch Grey se montre :

Capable de faire le grand écart entre le roman de gare et le roman psychologique, Roch Grey se place entre les genres : non seulement entre les arts, non seulement entre les sexes, mais aussi entre la haute littérature expérimentale que la Baronne connaissait et pratiquait de par sa longue intimité avec les avant-gardes successives, et la littérature populaire qu'elle pratiquait 662 Ibidem, p. 273.

663 Ibidem.