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LES VOIES TRADUITES

3.1 CLAIRE GOLL ET ELSA TRIOLET

3.2.2 La Mise en Mots

Il n'existe pas d'autre ouvrage, dans l'entière production d'Elsa Triolet, qui à l'instar de

La Mise en Mots320 s'approche du concept du bilinguisme avec autant de précision et de densité. Le procédé de traduction y est traité sous différents aspects, qui s'inspirent de l'expérience personnelle de l'auteure et tracent un parcours stimulant, varié dans les propositions et dans les contenus.

Dès le titre de l'essai, publié en 1969 auprès de la maison d'édition Les sentiers de la création – expression qui d'ailleurs est citée par Triolet à l'intérieur du texte, dans un premier signe autoréférentiel que nous approfondirons plus loin – sont évidents non seulement le travail de type linguistique proposé par l'auteure, mais aussi le clin d'œil phonétique à La Mise à Mort321, le roman-labyrinthe de Louis Aragon. D'ailleurs, l'éditeur Albert Skira – assez connu dans le domaine éditorial pour ses livres d'art – montre ici comme le texte de Triolet pourrait se considérer comme un livre d'artiste, en vertu du mélange de parole322 écrite et parole dessinée, qui en quelque sorte le rapproche du Carnet des Nuits323 de Marie Laurencin. Déjà sur la couverture le titre et le nom de l'auteure sont écrits à la main, comme à vouloir suggérer un premier indice sur la nature plurielle de l'ouvrage.

Bien qu'en n'étant pas une femme artiste comme au contraire le sont d'autres figures examinées au cours de notre recherche, c'est justement dans l'essai analysé ici qu'Elsa Triolet s'approche de l'art, tout en adoptant ses techniques et ses moyens expressifs. Parmi toutes ses

319 Claire Goll, La Poursuite du Vent, cit.

320 Elsa Triolet, La Mise en Mots, cit.

321 Louis Aragon, La Mise à Mort, Paris, Gallimard, 1965.

322 Nous choisissons ici d'employer le terme “parole” au lieu de “mot” car à notre avis l'écriture d'Elsa Triolet assume ici un caractère sacré, entouré d'une religiosité qui n'émerge pas de ses autres ouvrages.

œuvres, La Mise en Mots324 est apparemment la plus complète du point de vue de la variété des moyens employés et en même temps la plus proche des phénomènes des avant-gardes, en vertu du discours concernant le plurilinguisme et le pluristylisme à qui nous nous référons plus haut.

Le discours sur le plurilinguisme renvoie aux racines de l'auteure : née Kagan en 1896 à Moscou, Elsa Triolet vante des origines russes qu'elle tentera d'étouffer et alternativement de valoriser tout au long de sa vie. Inévitablement sa réalité bilingue – Elsa apprend très jeune la langue française grâce à une nounou de langue maternelle – la conduira à travailler en tant que traductrice, dans le plein ferment des avant-gardes. Si ses trois premiers ouvrages – À Tahiti325, Fraise-des-bois326 et Camouflage327 – seront rédigés dans sa langue maternelle, ceux qui suivront seront entièrement rédigés en français, une langue qu'elle fera propre au point de s'autotraduire328, comme à vouloir annuler son identité précédente, pour assumer une nouvelle identité, conforme au pays dans lequel elle vit et duquel elle partage les mœurs et le présent historique – suite à l'engagement sociopolitique qui la rendra une des protagonistes de la Résistance. Ce n'est pas par hasard si, pour Elsa Triolet, l'idée de langue est étroitement liée à celle de destin :

Ainsi, moi je suis bilingue. Je peux traduire ma pensée également en deux langues. Comme conséquence, j'ai un bi-destin. Ou un demi-destin. Un destin traduit. La langue est un facteur majeur de la vie et de la création.329

En quelques lignes nous retrouvons ainsi les thématiques principales de la totalité de l'essai, à partir du bilinguisme, pour arriver à la traduction et à l'entrecroisement de l'art et de la vie. Il est curieux que le destin puisse se révéler double, et donc deux fois valables, ou alors partagé en deux. Elsa projette sur le bilinguisme son parcours de femme et de créatrice :

À l'heure qu'il est, que mon destin ait été double ou tranché en deux, j'arrive au temps des 324 Elsa Triolet, La Mise en Mots, cit.

325 Elsa Triolet, À Tahiti, cit.

326 Elsa Triolet, Fraise-des-bois, cit. 327 Elsa Triolet, Camouflage, cit.

328 Elsa Triolet tradurrà i suoi primi tre testi, À Tahiti, Fraise des bois e Camouflage in lingua francese, mettendo in atto un interessante processo di autotraduzione.

échéances.330

Et c'est ainsi que, après une vie passée à voyager et à se confronter à des réalités diverses, il devient difficile d'établir sa place dans le monde : « Est-ce que le grain de sable a sa place, et qui en a une, qui a sa place? »331. Le dépaysement paraitrait avoir des origines profondes aussi dans l'emploi d'une langue qu'on ne se sent pas toujours posséder et avec laquelle on a parfois un rapport conflictuel, qu'Elsa définit comme un corps à corps ou encore comme un mal de l'âme et du corps : « On dirait une maladie: je suis atteinte de bilinguisme. Ou encore je suis bigame »332. Il s'agit d'un parcours binaire qui oppose la langue maternelle – le russe – à la langue maritale – le français – dans un parcours croisé, qui continuera durant son entière existence.

D'ailleurs, à la question de la langue maternelle s'associent, dès les premières lignes, des métaphores s'inspirant du monde animal :

Pour l'homme, il existe une langue maternelle, son premier mode d'expression: ensuite, il peut l'oublier, en apprendre une ou plusieurs autres sans oublier la première.333

renvoyant implicitement à la propension naturelle au plurilinguisme de tout être humain, ainsi explicité par une expression métaphorique : « L'homme est capable de s'expliquer dans les cou-cou, cra-cra et autres trilles humains »334. Le plurilinguisme paraîtrait inné chez l'homme, qui sait s'adapter aux contextes les plus variés, tout en assimilant la langue qui l'entoure. Des figures stylistiques comme la métaphore, l'onomathopée implicite et explicite démontrent l'attachement de l'auteure à l'univers naturel, auquel elle s'approche concrètement quand elle achète avec Aragon le moulin de Saint-Arnoult-en-Yvelines, pour y décéder en 1970 à cause d'une attaque cardiaque.

Le renvoi à la production du compagnon d'art et de vie Louis Aragon est évident dès le titre : le jeu phonétique avec La Mise à mort335 n'est qu'un autre des renvois croisés chers au 330 Ibidem.

331 Ibidem, pp. 9-10.

332 Ibidem, p. 54.

333 Ibidem, p. 7.

334 Ibidem.

couple mythique d'écrivains336. Et pourtant la “mise en mots”, le procédé d'assemblage et de (re)constitution de la parole écrite, le passage de l'abstrait au concret, passe à travers trois grandes phases : la parole manuscrite, la parole dactylographiée – ou imprimée – et la forme visuelle. Les trois s'alternent agilement dans le texte, donnant la vie à un collage des propositions et des idées qui rappellent de près les procédés des avant-gardes historiques. L'action de “mettre en mots” réapparaît à plusieurs reprises dans le texte, tout en montrant comment l'acte de transition du mot pensé au mot écrit est une préoccupation constante de l'auteure : en effet nous en retrouvons la trace plus loin dans le texte :

Et tout cela que j'ai mis en mots, était inventé pour dire l'impossibilité qu'il y a de discerner la vérité dans l'Histoire, pour dire que l'Histoire est toujours reconstituée du point de la pensée dominante; que sa vérité est temporaire, que cette vérité change.337

La langue est un univers en évolution, se métamorphosant dans le temps et dans l'espace ; de véritable importance se révèle le procédé de traduction, qui s'apparente à l'artisanat qui passe aussi par la culture du traducteur, notamment quand on parle d'autotraduction, comme pour Elsa Triolet, qui met en œuvre une personnelle « chasse aux mots »338. Le concept moderne de traduction est ainsi repris : il comporte à la fois une nouvelle approche linguistique et stylistique. C'est bien la « la poeticità di una traduzione che fa opera mediante l'atto poetico

creativo »339, assumant le droit de prendre part à la sphère créative à qui l'auteure russe sent appartenir, jusqu'à employer le registre du merveilleux poétique.

En effet, Elsa Triolet est une créatrice, qui encore une fois emploie la langue comme principal instrument de travail :

La langue est un facteur majeur de la vie et de la création ». Evidente è la particolare attenzione portata ai processi creativi: « il s'agissait des sentiers de la création et c'est à ce thème que je voulais m'attaquer,340

336 Nous renvoyons à Louis Aragon, Elsa Triolet, Œuvres romanesques croisées, cit.

337 Elsa Triolet, La Mise en Mots, cit., p. 39.

338 Ibidem, p. 57.

339 Gabriella Catalano, Fabio Scotto, La Nascita del concetto moderno di traduzione. Le nazioni europee fra enciclopedismo e epoca romantica, Roma, Armando Editore, 2001, p. 161.

le tout inséré dans un processus intime, presque secret, qui conduit à découvrir la partie la plus cachée du jeu, parce qu'il faut

Créer dans ce désert muet... Le sentier de la création vous a mené au terminus de vous-même.341

Comme elle l'affirmera elle-même, la création passe aussi par le paysage, dont elle nous offre de nombreuses images342 ; le lecteur les peuplera avec son imagination, suivant l'intention de l'auteure, qui attribue une vaste importance à la création : « Selon moi, l'écriture d'un roman, c'est invention et non copie »343. La tâche “divine” d'Elsa Triolet en tant qu'auteure s'explicite ainsi dans l'incitation des lecteurs à mettre « vos pas dans ceux du créateur »344. Et pourtant l'écriture n'est pas seulement création, mais aussi « trouvaille »345, et surtout détermination : « Je ne m'y attache pas. J'écris »346. C'est une affirmation qui comprend deux données fondamentales, avec des renvois limpides à l'identité de romancière d'Elsa ; au fond, c'est la condition de la femme en tant qu'auteur qui s'explicite ici et qui reprend une des grandes thématiques traitées par Jean-Pierre Montier, à notre avis représentatives de l'ouvrage tout entier.

Par exemple, dans la Mise en Mots347 nous retrouvons la description du lecteur idéal, ce lecteur rêvé qui coincide avec la figure de Louis Aragon : comme le souligne Jean-Pierre Montier dans son article intitulé Identité féminine et figure d'auteure chez Elsa Triolet, dans

Le Grand Jamais, Écoutez-voir et La Mise en Mots348 :

C'est précisément dans La mise en mots qu'elle développe cette figure du lecteur idéal, point d'orgue de toute son évolution à la fois artistique et sentimentale, et que le texte écrit par elle pour figurer sur leur tombe confirme de manière éclatante […]. Chez Elsa Triolet, la 341 Ibidem, p. 16. 342 Ibidem, p. 13 e p. 108. 343 Ibidem, p. 47. 344 Ibidem, p. 77. 345 Ibidem, p. 17. 346 Ibidem, p. 51.

347 Elsa Triolet, La Mise en Mots, cit.

348 Jean-Pierre Montier, Identité féminine et figure d'auteure chez Elsa Triolet, dans Le Grand Jamais, Écoutez

dimension du couple amoureux, en première analyse, paraît donc devoir éclipser quelque peu celle, plus solipsiste, de la femme auteur.349

Première femme à avoir obtenu le Prix Goncourt en 1945, Elsa Triolet est une auteure complexe, à la production immense et toutefois pas encore suffisamment connue par le grand public, qui lie trop souvent son nom à celui du plus célèbre compagnon d'art et de vie Louis Aragon. Engagée pendant la deuxième guerre mondiale – elle publiera clandestinement Les Amants d'Avignon350, rédigés pendant la période de la Résistance – elle défendra de plus les droits des femmes, tout en les explicitant dans sa “théorie de la différence” ensuite reprise par Marie-Thérèse Eychart dans un célèbre article351.

À ce propos, encore d'après Jean-Pierre Montier,

Une étude plus fine montrerait probablement que cette évanescence complexe de l'identité féminine se joue aussi au niveau linguistique, Elsa Triolet ne manquant jamais de rappeler (par des citations en exergue, par exemple, ou en campant des personnages, réels ou fictifs, aux noms slaves) qu'elle est de culture, d'origine russe.352

Et, en effet, l'auteure elle-même affirme « J'écris avec mon authentique accent »353. Nous y retrouvons ainsi inévitablement l'influence des origines russes d'Elsa, qui reviennent cycliquement et conditionnent profondément les contenus : une culture si forte que la russe s'explicite chez Triolet par le renvoi à la sagesse populaire, à ces proverbes – les proverbes d'Elsa – qui en feront ensuite un des traits distinctifs de sa personnalité. Parmi tous, en sont un exemple ces « je donne ma langue aux chats »354, « il fait la sourde oreille »355 et « ne tirez pas sur le pianiste! »356, des traces de sa parfaite maîtrise de la langue française et d'une égale intégration dans la culture et dans la société françaises. En effet, l'autoréférencialité se reflète dans deux moments importants : le premier, qui renvoie aux ouvrages d'Elsa, et le second, qui 349 Ibidem, p. 418.

350 Elsa Triolet, Les Amants d'Avignon, cit.

351 Marie-Thérèse Eychart, La Théorie de la différence, cit.,

352 Ibidem.

353 Elsa Triolet, La Mise en Mots, p. 57.

354 Elsa Triolet, La Mise en Mots, cit., p. 39.

355 Ibidem. 356 Ibidem.

renvoie aux proverbes si chers à l'auteure. Nous assistons ainsi à la création d'une sphère de connaissances que le lecteur peut relier à ses lectures précédentes ou tout simplement à son imaginaire collectif et avec lesquelles il peut jouer, dans un plein esprit surréaliste, pour retracer d'une part la bibliographie de l'artiste et d'autre son parcours littéraire, jusqu'à reconstituer une synthèse de son entière production. Parmi les citations que nous pouvons retrouver dans le texte nous comptons Simone de Beauvoir, Eugène Ionesco, Alberto Giacometti, Henri Matisse357, et encore Rabelais, Khlébnikov... Tous ont en commun l'éloignement et l'expérimentation et la prise de contact avec des mouvements révolutionnaires, des caractéristiques qu'en quelque sorte nous retrouvons également dans les avant-gardes.

La confrontation avec d'autres auteures qui aient déjà œuvré dans le domaine de la traduction est licite ; nous pensons par exemple à Claire Goll, elle aussi bilingue, qui a fait un énorme travail de passeuse entre la langue allemande et la langue française. Femme de réseau elle aussi, Claire Goll est entrée en contact avec les avant-gardes d'abord grâce au soutien de son mari Yvan, puis individuellement – mais en défendant toujours le travail du poète – à travers la publication du livre de mémoires La Poursuite du Vent358. La comparaison s'avère facile aussi avec d'autres femmes artistes, même si, comme nous l'avons déjà affirmé auparavant, Elsa Triolet ne l'est pas dans le vrai sens du terme ; cela dit, La Mise en mots359 demeure encore le premier pas concret vers le monde artistique et vers le livre comme objet d'art structuré comme un collage. Pour le premier nous rappelons le déjà cité Le Carnet des Nuits360 de Marie Laurencin, qui rapproche la prose, la poésie et l'iconographie dans le même élément. D'autres allusions peuvent être faites à Sonia Delaunay avec La Prose du transsibérien et de la petite Jehanne de France361, créées en collaboration avec Blaise Cendrars, ou encore à Marevna, auteure des Mémoires d'une nomade362. Toutes les deux consacrent leur carrière à la production artistique et mieux d'autres ont reproduit le lien avec l'expression littéraire, en alliant l'art et la littérature de manière exemplaire. Au fond, pour elles ainsi que pour Elsa Triolet, « c'est l'art de la mise en mots »363.

357 Ibidem, p. 70.

358 Claire Goll, La Poursuite du Vent, cit.

359 Elsa Triolet, La Mise en Mots, cit.

360 Marie Laurencin, Le Carnet des Nuits, cit.

361 Blaise Cendrars, Sonia Delaunay, La Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France, cit.

362 Marevna, Mémoires d'une nomade, cit. 363 Elsa Triolet, La Mise en Mots, cit., p. 122.

3.3 AU CŒUR DES AVANT-GARDES, AU CŒUR DE L'HISTOIRE