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CHAPITRE 2 : ARTICLE 1

2.1 Référents culturels distincts au sein des sociétés allochtones et inuit

2.1.1. Dans les sociétés allochtones

Même si un individu naît toujours de l’union d’un gamète mâle et femelle, l’importance accordée aux facteurs biologiques varie d’une culture à l’autre (Ministère de la Justice et ministère de la Santé et des Services sociaux, 2007). Selon Schneider (1980), la notion de lien de sang occupe une place prépondérante au sein de la sociéténord-américaine. En ce sens, les liens qui unissent un individu à ses ascendants, à ses descendants et aux autres membres de sa famille dépendent principalement de facteurs biologiques. Selon Ouellette (1998b), le lien de sang comporte une forte connotation symbolique puisqu’il représente le bagage génétique commun que partagent les membres d’une même famille. Dans les sociétés allochtones, les géniteurs sont reconnus d’office comme le père et la mère d’un nouveau-né. Le lien de sang est perçu comme un vecteur de transmission des valeurs et des caractéristiques familiales (Fine, 2001). L’instance juridique, par l’émission de l’acte de naissance, ne fait qu’entériner le lien biologique existant. La sanction juridique confère toutefois un ensemble de droits et responsabilités aux parents à l’égard de l’enfant (Ministère de la Justice et ministère de la Santé et des Services sociaux, 2007). L’anthropologue Modell (2001; 1994) constate que dans la société nord-américaine les pratiques d’adoption visent principalement à appliquer le modèle de parenté biologique à la parenté adoptive. Tout est fait légalement pour que les parents adoptifs se sentent « comme si » l’enfant adopté était né au sein de sa famille substitut (Bowie, 2004). Toutefois, la préséance accordée aux liens biologiques transparait dans le discours populaire : l’emploi de termes comme « naturels » ou « vrais » parents pour désigner la famille biologique de l’enfant adopté tend à reléguer la filiation adoptive à un lien de second ordre (Bowie, 2004; Lévy-Soussan, 2002). Par ailleurs, l’adoption demeure pour bien des parents adoptifs un deuxième

choix pour fonder leur famille, conséquence d’une infertilité ou d’une impossibilité de devenir parent de façon « naturelle » (Kirk, 1981, 1984).

Comme la majorité des pays en Occident, , la société québécoise repose sur un système de filiation bilatérale fondé sur le modèle généalogique : il n’est possible d’être le fils ou la fille que d’un seul père et d’une seule mère (Ouellette, 1998a). Le lien parent-enfant revêt donc un caractère exclusif et unique (Lavallée, 2005). La famille « nucléaire » composée d’un père, d’une mère et de leurs enfants biologiques est demeurée pendant longtemps la seule forme d’organisation familiale socialement reconnue et autorisée (Bowie, 2004). Traditionnellement, toutes les décisions relatives aux enfants et au fonctionnement familial étaient centralisées aux mains des mêmes personnes, le père et la mère, seuls détenteurs de l’autorité parentale (Ministère de la Justice et ministère de la Santé et des Services sociaux, 2007). L’implication de la famille élargie dans l’éducation des enfants demeurait donc minimale, voire négligeable (Bowie, 2004). Encore aujourd’hui, la vision d’un seul couple parental par enfant teinte le discours des parents adoptifs qui recherchent l’exclusivité de la filiation dans leurs liens avec l’enfant adopté afin de recréer ce qu’induit naturellement la filiation par le sang (Pagé, 2012). Pour certains parents adoptifs, se percevoir comme le « seul parent » est essentiel pour s’investir pleinement et de manière permanente auprès de l’enfant adopté. Ce sentiment d’exclusivité favorise le développement d’un lien de filiation et contribue à légitimer leur place auprès de l’enfant adopté (Pagé, 2012; Soulé & Lévy-Soussan, 2002). Selon Ouellette (2005b), l’exclusivité du lien de filiation jouerait un rôle encore plus déterminant dans la définition d’une famille que l’idéologie du lien de sang.

Ainsi, au sein des sociétés allochtones, l’adoption s’est développée comme une forme de parentalité « substitutive » ou de remplacement pour des enfants orphelins ou abandonnés. Au Québec, la première loi sur l’adoption de 1924 visait à permettre aux enfants illégitimes, nés hors des liens du mariage, d’accéder à un statut social en tout point équivalant au lien généalogique qui prévaut entre un parent et son enfant (Goubau & O'Neil, 2000; Ouellette, 2003). Puis progressivement, l’adoption

devint au sein des sociétés dites « industrialisées » une forme de contrôle social reflétant un changement de mentalité où l’État se devait de jouer un rôle plus proactif afin de promouvoir le bien-être des enfants et de les protéger de l’exploitation et des abus (Lavallée, 2005; Sokoloff, 1993). Dans cette lignée, l’État québécois adopte en 1975 la Charte des droits et libertés de la personne dans laquelle sont reconnus un certain nombre de droits à l’enfant, dont notamment le droit à la protection, à la sécurité et à l’attention de ses parents (Ministère de la Justice et ministère de la Santé et des Services sociaux, 2007). De plus, à travers la Loi de la protection de la jeunesse de 1977, le législateur québécois s’autorise dans le « meilleur intérêt de l’enfant » à s’ingérer dans la vie privée des familles afin de s’assurer que l’enfant évolue dans un environnement pouvant offrir une réponse à ses besoins fondamentaux d’ordre moral, intellectuel, affectif et psychologique. Si le milieu familial est jugé comme incapable d’assurer de fait le soin, l’entretien et l’éducation de son enfant, l’État peut procéder à un placement temporaire de l’enfant dans un milieu substitut. Dans certaines situations, lorsque les difficultés des parents semblent persistantes et nuisibles pour le développement de l’enfant, ce dernier peut être placé jusqu’à sa majorité ou adopté. Lors d’un placement en contexte de protection de la jeunesse, le processus judiciaire complexe sous-jacent peut conduire à introduire un rapport asymétrique et potentiellement conflictuel entre les familles biologiques et adoptives qui se font compétition pour détenir l’exclusivité du rôle parental auprès de l’enfant (Bowie, 2004; Pagé, 2012). Outre l’adoption en contexte de protection de la jeunesse, il demeure possible, au Québec, de consentir librement à l’adoption de son enfant, toutefois ces situations demeurent peu fréquentes.

En mettant l’accent sur le meilleur intérêt de l’enfant, le législateur québécois tend à donner préséance aux droits individuels et aux intérêts de l’enfant sur d’autres considérations d’ordre familial ou social. En ce sens, les pratiques en protection de l’enfance s’inscrivent dans la vision plus égocentrique et individualiste qui caractérise les sociétés allochtones en Occident. Au sein de la culture nord-américaine, chaque individu se définit comme une personne unique, autonome, qui poursuit ses propres objectifs (Kirmayer, 2007). La société valorise que les individus démontrent une pensée articulée, voire originale et qu’ils défendent de façon constructive leurs

opinions. C’est donc l’affirmation du caractère unique de chaque individu qui est valorisé et favorisé (Kirmayer, 2007). Dans le même ordre d’idée, Bellah et ses collègues (1985) décrivent deux visions de l’individu qui caractérisent la société nord-américaine moderne. L’individualisme expressif encourage l’individu à partager et à exprimer sa vie émotionnelle et ses propres valeurs morales dans un souci d’authenticité personnelle. À l’inverse, d’un point de vue plus rationnel, l’individualisme utilitaire définit l’individu comme un être pragmatique qui poursuit ses propres objectifs dans le but de maximiser son bien-être personnel et d’accumuler le plus possible de biens matériels et de pouvoir (Bellah et al., 1985). Cette pensée individualiste et égocentrique contraste avec la vision communautaire et collectiviste qui a préséance au sein des sociétés autochtones, comme chez les Inuit (Kirmayer, 2007).