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CHAPITRE 2 : ARTICLE 1

2.1 Référents culturels distincts au sein des sociétés allochtones et inuit

2.1.2. Dans la société inuit

Les Inuit conçoivent l’individu en perpétuelle communion et interaction avec l’environnement, la nature et les autres êtres vivants qui l’entourent (Stairs, 1992 ; Stairs et Wenzel, 1992). Au cœur de plusieurs traditionsinuit, il se trouve en contact avec les esprits des ancêtres (Saladin d'Anglure, 1998; Viveiros de Castro, 1998). C’est donc une vision de l’individu à la fois écocentrique, en harmonie avec la nature, et cosmocentrique, en contact avec l’univers, qui caractérise la pensée inuit (Kirmayer, 2007). L’individu évolue dans un environnement naturel où il doit tendre à maintenir le juste équilibre des choses. Cette vision organique et harmonieuse de l’individu en relation avec l’environnement extérieur, et notamment avec l’esprit de ses ancêtres, transparait dans les rituels entourant la mort et l’attribution d’un prénom aux nouveau-nés, et influence indirectement la façon dont se tissent les liens de filiation au sein de la communauté.

En Inuktitut langue des Inuit, le terme « toqu- » signifiant la mort désigne un état provisoire et temporaire (Saladin d'Anglure, 1998). Dans les communautés inuit, il existe une croyance en une sorte de réincarnation des défunts dans les nouveau-nés

(Saladin d'Anglure, 1998). La coutume veut que le prénom d’un défunt soit donné au nouveau-né au moment de la naissance ou de l’adoption. Les caractéristiques physiques ou les traits de caractère d’un nouveau-né seront interprétés comme un signe de la volonté des trépassés de renaitre à travers tel ou tel enfant (Pauktuutit Inuit Women of Canada, 2006; Saladin d'Anglure, 1998). Ainsi, porter le prénom d’un ancêtre confère automatiquement au nouveau-né la personnalité et les qualités acquises par son prédécesseur (Pauktuutit Inuit Women of Canada, 2006; Saladin d'Anglure, 1998). Un individu porte souvent plus d’un prénom, comme lors d’une adoption où l’enfant s’en voit attribuer deux : l’un par la famille biologique et l’autre par la famille adoptive (Houde, 2003; Larivière, 2013). Ainsi, un individu peut être désigné au sein du groupe par différentes appellations, dont certaines font référence à la filiation éponymique, c’est-à-dire à la relation qui unissait le défunt dont il porte le prénom aux autres membres de la communauté (Saladin d'Anglure, 1998). Un même individu peut avoir plusieurs prénoms et différentes personnes d’une même communauté peuvent porter le même prénom. Entre eux, les individus titulaires du même éponyme utiliseront le terme « avvaq- » signifiant moitié pour indiquer qu’ils partagent une partie d’une même âme (Saladin d'Anglure, 1998). Ainsi, au sein de la culture inuit, des liens spirituels forts existent entre le monde des vivants et celui des morts. Le prénom que porte un individu possède une forte connotation symbolique, et la filiation éponymique qui le lie à l’ancêtre dont il porte le nom a beaucoup plus d’importance que la filiation généalogique déterminée par les liens du sang.

Ainsi, chez les Inuit, les facteurs biologiques ont peu d’importance pour déterminer l’appartenance d’un individu à un groupe qu’il reconnait comme sa famille. Comme dans bien d’autres sociétés dite « traditionnelles », des facteurs comme la résidence, l’accès à la terre, la participation à la vie communautaire et la proximité géographique ou émotive joueront un rôle déterminant (Edwards & Strathern, 2000). Par ailleurs, les mariages, les adoptions et les autres formes d’échange ou de transfert d’enfants susciteront constamment l’établissement de nouveaux liens filiaux, et, indirectement, la redéfinition de qui est membre d’une même famille (Lallemand, 1993a). Ainsi, chez les Inuit, les réseaux de parenté sont souvent très vastes et incluent les membres de la famille élargie et parfois d’autres

membres de la communauté. Au sein des communautés, il existe des rapports hiérarchiques entre les générations (Houde, 2003). Face aux ainés, les générations subséquentes doivent être obéissantes et respectueuses. Les enfants, quant à eux, occupent une place de choix (Ministère de la Justice et ministère de la Santé et des Services sociaux, 2012). En effet, l’enfant représente beaucoup plus que l’opportunité de poursuivre la lignée familiale, il est aussi une ressource économique et sociale à chérir (Morse, 1980; Silk, 1987). Dans la culture inuit, l’enfant est considéré comme un « don des esprits », un cadeau qui a un apport significatif ou substantiel à l’avenir du groupe (Commission royale sur les peuples autochtones, 1996; Morse, 1980). Par ailleurs, il est vu très tôt comme doté de sa propre liberté de pensée et d’action (Lallemand, 1993a; Morse, 1980). Les enfants étant perçus comme de « jeunes adultes dans un corps immature », relativement peu de limites et de règles leur sont imposées et une grande liberté d’action leur est accordée (Guemple, 1979; Pauktuutit Inuit Women of Canada, 2006). Leur bien-être demeure un souci collectif et il incombe à tous les membres de la communauté d’en prendre soin et de subvenir à leurs besoins (Ministère de la Justice et ministère de la Santé et des Services sociaux, 2012). Ainsi, l’éducation et la discipline des enfants sont des responsabilités partagées et tous les adultes peuvent exercer une forme d’autorité auprès d’eux. Toutefois, les ainés jouent souvent un rôle privilégié puisque les Inuit valorisent que les enfants soient entourés de personnes âgées, porteuses de la tradition (Larivière, 2013).

Au sein des communautés inuit, il existe différents modes d’échange ou de transfert d’enfants, allant du gardiennage temporaire à l’adoption permanente. Les anthropologues soulignent que l’adoption coutumière y occupe différentes fonctions. Selon Dunning (1962) et Rousseau (1970), l’adoption coutumière permet un ajustement démographique et vise à assurer un meilleur équilibre entre les individus et les ressources disponibles. De son côté, Spencer (1959) considère que l’adoption favorise l’élargissement des liens de coopération au-delà de la cellule familiale. D’autres anthropologues (Guemple, 1979; Lallemand, 1993a; Saladin d'Anglure, 1998) estiment que l’adoption n’est qu’un des moyens existants au sein des

communautés inuit pour permettre une flexibilité dans la négociation des rapports sociaux, au même titre que le transfert de biens ou l’échange de conjoints ou d’enfants. Selon eux, l’adoption permet l’établissement de liens supplémentaires entre les familles, ce qui facilite une meilleure distribution des ressources dans le meilleur intérêt de chacun. Ainsi, tous les transferts ou échanges d’enfants au sein des communautés se font en considérant l’intérêt de l’enfant, mais s’imbriquent dans une vision holistique qui prend en compte l’intérêt de la famille, de la communauté et de la nation (Ministère de la Justice et ministère de la Santé et des Services sociaux, 2012). Les motifs entourant l’adoption d’un enfant par un autre membre de la communauté vont bien au-delà des stricts besoins de protection ou de sécurité pour l’enfant et répondent à des considérations sociales plus générales (Houde, 2003; Larivière, 2013; Silk, 1987). Ainsi, chez les Inuit, l’adoption coutumière n’est pas une pratique marginale, elle découle de la vision communautaire et collectiviste propre aux communautés autochtones. La notion de droits individuels a relativement peu d’écho dans la société inuit comparativement à ce qui est le cas dans les sociétés allochtones, les droits individuels étant perçus comme tributaires des besoins collectifs et de l’intérêt de l’ensemble de la communauté. Chez les Inuit, l’adoption coutumière vise, en premier lieu, à favoriser le maintien d’un équilibre sain dans les communautés. L’enfant adopté, de par la vitalité qu’il apporte au sein de sa nouvelle famille, est une plus-value inestimable pour celui qui l’accueille (Ouellette, 1995). Culturellement, « céder son enfant » est donc vu comme « faire un cadeau ».

2.2. Les caractéristiques de l’adoption coutumière