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Une société, un mouvement

Dans le document LA VOIX ET LE REGARD (Page 128-131)

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Autant la diversité des luttes est grande, autant chaque type de société est animé par un seul mouvement social pour chaque classe so-ciale. A un système d'action historique correspond un rapport de clas-ses principal et par conséquent un couple de mouvements sociaux anta-gonistes. Le système d'action historique est l'enjeu le plus direct de

leur conflit. Mouvement social et lutte de classe sont des expressions synonymes ; la première sera seule employée ici car parler de lutte de classe semble indiquer que des classes, définies objectivement, en-trent en lutte pour défendre des intérêts contradictoires. Parler de mouvement social affirme au contraire qu'il n'existe pas de rapports de classes séparables de l'action de classe, de ses orientations cultu-relles comme du conflit social où elle est placée.

Il m'arrivera souvent de parler de mouvements sociaux ou, ce qui revient au même, de mouvement étudiant, de mouvement occitan ou de mouvement des femmes. Il est difficile en effet de refuser des ex-pressions aussi courantes ; mais elles ne sont acceptables que si on n'oublie pas en les utilisant qu'elles portent l'hypothèse que le mouve-ment social populaire des sociétés [125] programmées se manifeste dans les luttes des étudiants, des occitans ou des femmes. Car l'unici-té du mouvement social de chaque classe a pour complément sa frag-mentation entre diverses luttes. Nous oublions parfois en parlant du mouvement ouvrier qu'il a été de la même manière présent dans des syndicats, des partis, des coopératives, des mutuelles, des municipali-tés, des associations culturelles. L'unité du mouvement ouvrier ne peut pas être confondue avec l'existence, toujours irréelle, d'une organisa-tion qui engloberait tous les aspects de l'acorganisa-tion ouvrière. Il reste à écarter deux contresens possibles dans la conception des mouvements sociaux.

1. Un mouvement social n'est pas un phénomène marginal de dé-viance ou de conflit extrême. Il est vrai qu'il se manifeste, surtout au début de son histoire, par des ruptures et des contestations fonda-mentales. Mais rien ne serait plus faux que de le réduire à ces compor-tements. Les mouvements sociaux sont la trame de la vie sociale et, associés aux orientations de l'historicité, produisent les pratiques so-ciales à travers les institutions et l'organisation sociale et culturelle.

Dans la société industrielle, le mouvement ouvrier et celui des maîtres des entreprises, c'est-à-dire les acteurs du conflit industriel, sont les acteurs historiques à partir desquels doit être compris l'ensemble de la société. Les recherches dont ce livre ouvre la publication veulent apporter une réponse à la question : quel est le mouvement social qui occupera dans la société post-industrielle le rôle central qui fut celui

du mouvement ouvrier dans la société industrielle et celui du mouve-ment pour les libertés civiques dans la société marchande ?

Le plus vite possible d'autres recherches devront étudier le mou-vement technocratique qui a pris la place du moumou-vement des industriels et qui, comme lui, prend des formes très différentes selon qu'il se trouve dans un pays capitaliste, dans un pays communiste ou dans un régime nationaliste.

Si on ne considère plus une société mais une formation sociale, on peut évidemment y trouver plusieurs mouvements sociaux, correspon-dant chacun à un des systèmes d'action historique dont la combinaison constitue la formation sociale. Encore est-il probable que seul le mou-vement social correspondant au système [126] d'action historique do-minant peut être fortement constitué. Le ou les autres sont entraînés soit vers l'institutionnalisation, soit au contraire vers des conduites de crise ou de blocage.

2. Une autre erreur serait de croire que les mouvements sociaux sont dans leur définition même des agents de changement historique, des forces de transformation du présent et de construction de l'ave-nir. Interprétation d'autant plus tentante et d'autant plus dangereuse qu'elle se justifie souvent en faisant appel au concept d'historicité interprété comme la production de l'avenir, peut-être même comme une programmation générale du changement social. Un tel usage des concepts d'historicité et de mouvement social est entièrement contraire à celui que j'en fais depuis de nombreuses années et qui n'a pas varié. J'ai insisté de plus en plus fortement sur la nécessité de séparer l'analyse synchronique et l'analyse diachronique, celle du fonctionnement et celle du changement, en se débarrassant de tout évolutionnisme. Une société qui possède une très forte capacité d'in-tervention sur elle-même doit assurément être définie en termes de mouvement plus que d'ordre mais elle constitue, comme les autres ty-pes de sociétés historiques, un système d'action historique particulier et rien ne permet d'affirmer que ce système ne sera pas remplacé par un autre. Un mouvement social se place à l'intérieur du champ d'histo-ricité dont il est un des acteurs principaux. Il naît et meurt avec la société dont il fait partie. Rien n'est plus vain que les grandes visions évolutionnistes qui suivent la montée des travailleurs, celle du bonheur

ou la progression du niveau de vie depuis l'antiquité la plus reculée. Les mouvements sociaux des diverses sociétés peuvent être analysés à l'aide des mêmes concepts mais leur contenu est différent. Nous avons de la peine à le reconnaître au moment où un mouvement social entre en décadence avec le type de société dont il fait partie mais garde encore une importance politique très supérieure à celle des premières formes, contradictoire et instable, du nouveau mouvement social.

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