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Classes et culture

Dans le document LA VOIX ET LE REGARD (Page 93-96)

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Le deuxième ensemble principal d'analyses sur les classes sociales concerne les relations entre elles et l'historicité, c'est-à-dire le champ culturel qui est l'enjeu des rapports de classes. Ce champ a-t-il une existence autonome ou n'est-il saisi qu'à travers l'éclatement des valeurs des classes en conflit ?

C'est d'abord la pénétration du rapport social dans l'ordre culturel qu'il faut suivre pour écarter toute illusion de séparation entre deux ordres de pratiques. Michel Foucault * dessinant les [90] figures de la sexualité dans la société industrielle a donné un excellent exemple d'une telle analyse. Là où la création est définie comme poussée des énergies vers le progrès de l'espèce, la domination de classe se trans-crit en opposition au niveau des mœurs entre l'homme bourgeois capa-ble de se soumettre aux impératifs à long terme de la production et la femme « hystérique », l'adolescent qui se masturbe ou les « pervers » qui menacent la reproduction de l'espèce. Ces catégories morales re-produisent les rapports entre les classes sociales. Un second mode de détermination des catégories culturelles par les rapports de classes, plus anciennement décrit, s'applique à celles dont la fonction est de nier ces rapports ou de détourner d'eux l'attention. Manuel Castells * a eu raison de penser que souvent l'étude de l'urbain est une manière de masquer celle des rapports économiques entre les classes sociales et Alain Cottereau * a récemment étendu cette idée au XIXe siècle, quand on accusait les taudis ou l'alcoolisme de créer la tuberculose pour ne pas voir les effets des épouvantables conditions de travail dans les fabriques.

Mais ces avancées de la critique sociale de la culture ne peuvent pas aller jusqu'à une vision manichéenne qui réduirait toute la vie so-ciale à l'affrontement de deux idéologies de classe. Les orientations culturelles d'une société ont une existence propre, dans ce que j'ai nommé les agences d'historicité, gérées le plus souvent par des intel-lectuels. Ce qui n'empêche pas de dire que ces agents sont

constam-ment rongés par l'idéologie mais à condition d'ajouter que cette péné-tration reste limitée.

Ces milieux de production culturelle ne sont réductibles à des ap-pareils idéologiques d'État que là où un État absolu impose son ordre à toute la société et ne laisse aucune autonomie ni à la création culturel-le ni aux rapports de classes. Situation concevabculturel-le mais certainement pas dans les sociétés où la classe dirigeante domine l'État ou au moins ne lui est pas soumise. Dans les sociétés capitalistes l'innovation cultu-relle s'opère le plus souvent loin du champ de bataille principal des classes, aussi bien dans des milieux artistiques « marginaux » qu'à l'abri des garanties institutionnelles qui protègent les universités. Une société n'est pas faite que de domination sociale. En elle ont autant d'importance d'un côté les luttes de classes et de l'autre les orienta-tions [91] culturelles qui en sont l'enjeu et qui s'élaborent dans les agences d'historicité.

Mais ce qui marque le mieux l'interdépendance des conflits de clas-ses et d'un champ culturel est qu'une classe ne peut jamais être défi-nie en termes purement économiques. Les acteurs historiques sont constitués par un champ culturel autant que par un conflit social. Si le garant métasocial est politique, comme dans les sociétés marchandes, les classes sociales sont des acteurs politiques en même temps que des agents économiques. C'est seulement dans la société industrielle que le garant métasocial de l'ordre social est le progrès des forces de pro-duction, est donc économique, et qu'apparaît ainsi pour une brève pé-riode l'illusion que les classes sont de nature purement économique. Il est grand temps de nous défaire de cette illusion si nous voulons com-prendre les luttes de classes aujourd'hui, car celles-ci mettent en ac-tion des classes définies par rapport à l'historicité elle-même, donc par rapport à un modèle culturel. Elles sont donc des acteurs culturels en même temps qu'économiques. En parlant de classes sociales il faut donc construire une théorie générale des classes dont les idées de la société industrielle, nées en Écosse au XVIIIe siècle et répandues au XIXe siècle dans toute l'Europe, ne sont qu'un aspect particulier. Une fois de plus il faut refuser à un ordre de faits sociaux un rôle d'in-frastructure. Ce qui est le fondement de la vie sociale ce n'est ni le système économique ni les idées politiques ou morales mais un système

d'action, formé par l'historicité et les rapports de classes, et qui comprend des éléments qu'on peut classer comme économiques et d'autres que certains nomment idéologiques, ce terme ne servant ici qu'à obscurcir et retarder l'analyse.

Ces observations trop brèves ont porté sur les rapports de classes beaucoup plus que sur les classes, ce qui est conforme à la définition générale de la sociologie comme explication des conduites des acteurs par les relations sociales où ils sont engagés. Il est vain de décomposer la société en un certain nombre de classes. Isoler des catégories so-cioprofessionnelles ou des niveaux de revenu, de prestige ou d'éduca-tion, peut-être utile à des études non sociologiques, de la même maniè-re que la sociologie peut faimaniè-re usage de notions que les économistes trouvent [92] insuffisamment intégrées à leur système de pensée. Il est cependant difficile d'en rester à l'opposition de la classe dirigean-te et de la classe populaire. Dans une situation historique concrèdirigean-te il faut combiner des catégories appartenant à divers types sociétaux, mais à l'intérieur d'un certain type il faut aussi distinguer non des fractions de classes mais plutôt des niveaux d'appartenance à une classe. Au-dessous de la bourgeoisie, si on nomme de ce nom la classe dirigeante, se situe ce qu'on peut nommer la petite bourgeoisie, qui ne participe pas directement à la domination sociale mais participe à son influence dans tous les domaines de décision et les cadres qui exer-cent l'autorité en son nom. La bourgeoisie se situe directement au ni-veau des classes, la petite bourgeoisie n'intervient qu'au nini-veau insti-tutionnel et les cadres qu'au niveau organisationnel. Du côté populaire il existe de même dans la société industrielle, à côté des travailleurs dépendants d'un mode d'organisation du travail géré par la classe diri-geante, ceux qui n'ont simplement pas d'influence et plus simplement encore ceux qui sont subordonnés à une autorité, définition très large retenue par Ralf Dahrendorf * pour définir la classe des travailleurs, en termes non pas de rapports de classes mais de rapports d'autorité.

Un individu ou un groupe n'est donc pas déterminé par une situation sociale unique. Il faut enfin rappeler qu'il existe toujours des classes moyennes dont l'exemple classique est donné par les paysans dans une société marchande, puisque ces producteurs ont aussi un accès direct au marché. Dans la société industrielle il existe de même des

travail-leurs-organisateurs, agents de maîtrise du premier niveau par exem-ple.

Dans une société post-industrielle les travaux de John Galbraith * et autres ont souligné le rôle de la technostructure qui détient une capacité de décision et d'influence considérable, sans pouvoir être confondue avec les dirigeants technocratiques et qui est donc la nou-velle petite bourgeoisie au-dessous de laquelle se trouve un encadre-ment de plus en plus formé par tous ceux dont l'autorité repose sur le contrôle de certaines informations. Cette différenciation à l'intérieur de chaque classe n'atténue en rien l'importance centrale du conflit des [93] classes qui oppose dans chaque type de société une classe à une autre, les dirigeants aux dominés. La complexité des situations historiques ne peut servir d'argument contre l'importance centrale donnée à ce principe d'analyse.

Dans le document LA VOIX ET LE REGARD (Page 93-96)