• Aucun résultat trouvé

Classe et nation

Dans le document LA VOIX ET LE REGARD (Page 175-182)

Retour à la table des matières

Il faut en terminant revenir à l'aspect le plus général des relations entre fonctionnement et changement, entre classe dirigeante et État dans le domaine des luttes : la complémentarité des mouvements de classe et des mouvements nationaux. Aucun problème n'a été plus constamment au centre des réflexions sur les mouvements sociaux. Il est apparu dans la réflexion théorique grâce surtout à l'austromar-xisme. Il est central dans toutes les parties du monde où les luttes sociales se heurtent à une domination [171] étrangère, à un État des-potique ou à une combinaison des deux. Le mouvement national répond à une domination étatique, comme le mouvement ouvrier répond à une domination de classe. Les problèmes nationaux ne sont pas un champ d'application des luttes de classe, pas davantage que celles-ci ne dis-paraissent dans l'affrontement de la nation et de l'État, national ou étranger.

Il n'est plus possible d'identifier le mouvement national à la forma-tion de l'économie bourgeoise et de lui opposer un internaforma-tionalisme ouvrier répondant à l'internationalisation du capital industriel. L'his-toire de l'Europe centrale a également montré la vanité du compromis austromarxiste, reconnaissant l'autonomie culturelle de la nation contre le centralisme bureaucratique impérial mais plaçant au-dessus d'elle la force unificatrice d'une vie politique dominée par l'opposition du mouvement ouvrier et du capitalisme. Le programme de Brünn est adopté par le parti social-démocrate en 1899 mais en 1911 les ouvriers socialistes de Bohême votent pour l'aile séparatiste et autonomiste du

Parti contre sa tendance unitaire. C'est qu'il s'agit non d'étapes suc-cessives de l'histoire mais de deux ordres de problèmes qui n'ont semblé confondus que dans les pays, comme la France et l'Angleterre, où s'est créé de bonne heure un État national correspondant à un sys-tème politique de plus en plus élargi. La monarchie des Habsbourg au contraire est le parfait exemple d'un État resté dynastique au lieu de devenir national. C'est donc sur son territoire que les luttes nationales pour la première fois se sont croisées avec les luttes sociales. Depuis lors renaissent constamment des partis nationalistes révolutionnaires qui veulent unir revendications nationales et revendications sociales mais cet effort a toujours échoué, déchirant le nationalisme révolu-tionnaire basque ou irlandais comme les guérillas latino-américaines ou les socialismes africains.

Mais il ne faut pas se contenter de distinguer ces deux ordres de mouvements ; l'ensemble de mon analyse impose aussi de les combiner, puisque la lutte contre un État est aussi un combat contre une domina-tion de classe étrangère ou contre un obstacle au développement éco-nomique. Un mouvement de classe ne peut se développer en dehors du centre du système capitaliste que s'il prend en charge des intérêts nationaux, sous la forme du progrès [172] économique et de l'indépen-dance politique d'une collectivité.

C'est déjà vrai en France où l'appel à la nation a opposé la collecti-vité vivante, son travail et ses luttes, au retard de l’État, agent de défense et de transmission des privilèges et par conséquent de retard économique. De là le caractère progressiste du thème national dans une grande partie de la gauche, l'association du thème social et du thème national dans la Commune de Paris ou dans la pensée de Jean Jaurès. Quand on s'éloigne bien davantage du centre du système capi-taliste, il faut se demander plutôt comment la lutte nationale se char-ge de signification de classe et non plus le contraire. Dans les régimes despotiques, dominés par l'État autocratique, défenseur de privilèges ou de croyances plus qu'agent d'une classe dirigeante encore faible ou soumise à l'étranger, l'appel à la nation est aussi un appel aux classes populaires dans ce qu'elles ont de dominé et non plus, comme dans les pays centraux, dans ce qu'elles ont de contestataire. Ce thème se re-trouve dans les sociétés les plus colonisées, celles dont l'organisation sociale et culturelle est détruite par l'administration coloniale.

Com-ment prendre appui, pour lutter contre cette domination, sur autre chose que ce qui est le plus traditionnel, le plus profond, donc le moins exposé à la pénétration des forces extérieures ? Populisme profond qui peut se dissoudre dans une résistance culturelle purement négative mais qui peut s'associer aussi à une action de rupture politique. La lut-te contre l'État s'associe avec l'appui sur les paysans pauvres ou sur les couches moyennes prolétarisées.

C'est dans les sociétés colonisées que l'action nationale l'emporte le plus nettement. Ce qui est le cas dans les guérillas dirigées contre l'État et contre la domination étrangère. Fidel Castro et Che Guevara ont assez dit que la lutte dans la Sierra n'était pas encore révolution-naire et que c'est seulement dans une seconde phase que les vain-queurs de Batista ont entrepris une transformation révolutionnaire de leur société.

Ce cas est extrême car il répondait à une extrême dénationalisa-tion de l'État ; mais la plupart des luttes de décolonisadénationalisa-tion s'en rap-prochent et font davantage appel à un thème national qu'à des thèmes sociaux qui sont introduits par l'attaque contre l'appropriation des biens nationaux par des propriétaires étrangers. [173] Au contraire dans les sociétés simplement dépendantes, c'est-à-dire soumises à une domination économique mais non à une souveraineté étrangère, action de classe et action nationale se combinent plus qu'elles ne s'unifient.

C'est le cas dans les principaux pays de l'Amérique latine et ce qui fait leur différence principale avec le monde arabe qui a réagi à une situa-tion coloniale. Dans les pays arabes l'intégrasitua-tion des deux mouvements n'a jamais été solide, ce qui a donné toute son importance à l'interven-tion étatique de type nal'interven-tional-populaire, puisque la liaison des deux courants se faisait au niveau de l'État et non dans les mouvements po-pulaires.

Conclusion de portée générale. Luttes sociales et luttes nationales ne sont pas deux branches d'un même mouvement social. Elles ne sont pas non plus entièrement séparées et sont le plus étroitement asso-ciées là où la domination capitaliste est celle du système capitaliste international et non celle d'une bourgeoisie nationale. Mais dans ce cas, où on pourrait penser que se forment des mouvements révolution-naires totaux, on voit au contraire s'entre-déchirer forces sociales et forces nationales d'opposition. Ce qui s'oppose à la simplicité d'un côté

d'un mouvement social chargé de sens national et de l'autre de luttes contre l'État despotique associé à l'étranger, sous la direction d'un parti armé révolutionnaire parlant au nom des classes les plus domi-nées.

Conclusions.

Retour à la table des matières

1. La première conclusion de ces réflexions sur les luttes sociales et historiques est qu'elles interdisent l'hypothèse d'un principe unique et central qui expliquerait à la fois le fonctionnement et le change-ment, la domination de classe et le pouvoir étatique, les luttes sociales et les luttes nationales. Elles font apparaître au contraire les mouve-ments sociaux comme une crête étroite dressée entre des courants opposés : d'un côté celui où se forment de nouveaux pouvoirs et de nouveaux États, de l'autre celui qui rêve d'un changement continu pragmatique, libéral et libertaire.

L'intérêt d'une recherche concrète est de montrer à propos [174]

d'un cas particulier comment se combinent tant de forces différentes et souvent opposées. Selon les périodes et les pays considérés le rap-pel à la place centrale des mouvements sociaux, dans l'analyse, prend des sens bien différents. Tantôt il souligne le rôle négligé de la ruptu-re et de la violence ; à d'autruptu-res moments au contrairuptu-re il montruptu-re que le mouvement social est déjà devenu l'adversaire du pouvoir né de ses entrailles.

Dans le moment et dans le lieu où j'écris je voudrais, en plaçant les mouvements sociaux au centre de la sociologie, réagir contre la perte d'histoire et peut-être même la perte d'historicité qui nous menace.

Notre société qui croit à la fin des grands conflits au nom de l'abon-dance ou au contraire au nom de l'omniprésence du pouvoir ne se pense plus comme porteuse d'histoire. Je voudrais, pour l'aider à ne pas ac-cepter la décadence, qu'elle écoute en elle le bruit montant de nou-veaux combats, qu'elle retrouve l'espoir et la colère, qu'elle se décou-vre elle-même, non plus comme un objet matériel ou comme le produit d'une idéologie dominante, mais comme un champ de mouvements so-ciaux, de luttes sociales et de luttes historiques.

2. En plaçant les mouvements sociaux et toutes les formes d'ac-tions collectives au centre de l'analyse des sociétés j'ai voulu aussi, sur un plan plus théorique, refuser de subordonner l'activité sociale à un ordre supérieur qui serait aussi la loi du devenir historique. Toute référence, directe ou indirecte, à un Esprit, qu'on le nomme le Monde, Dieu, l'Homme ou l'Histoire, doit être écartée. Ce refus en appelle un autre. L'analyse de la société n'est pas celle de sa reproduction, de ses exigences fonctionnelles ou de sa soumission à une nature humaine.

En supprimant la transcendance nous avons également fait disparaître l'idée d'une nature de la société.

3. Mais cette double libération, qui découvre l'action et la création menace aussi nos sociétés d'asservissement et d'autodestruction. Li-bérées des dieux elles peuvent se diviniser elles-mêmes et se soumet-tre à des lois d'autant plus strictes qu'elles ne reposent plus sur des principes absolus, qui servaient de recours autant que de légitimation.

[175]

L'État devient l'incarnation brutale de la raison. De l'autre côté cette société, qui exalte sa puissance créatrice et l'identifie à un pou-voir absolu, s'étouffe elle-même en soumettant à son poupou-voir créateur une nature de plus en plus fragile, qu'il s'agisse des ressources natu-relles ou des comportements biologiques et psychologiques des êtres humains. Triomphe du pouvoir et de la classe dirigeante qui aboutit à la prolétarisation de la nature et à des crises beaucoup plus générales que celles qui n'affectaient que l'économie. Les sociétés post-industrielles, que j'ai proposé de nommer programmées, ne peuvent pas survivre en transformant les dieux en État et la nature en matière première. Ce qui apparaît à certains comme un progrès n'est qu'une pathologie.

4. Ce qui impose de placer au départ de l'analyse deux idées qui donnent leur sens à la sociologie de l'action et l’aident à lutter contre les dangers qui nous menacent. La première est que la capacité d'ac-tion de la société sur elle-même, son historicité, ne peut jamais être confondue avec un ordre ; elle ne provient plus d'un monde métasocial mais elle garde une distance par rapport à l'ordre et à l'État, car elle

est à la fois créativité et conflit social. La société, libérée des dieux, doit combattre aujourd'hui contre le pouvoir qui la dévore.

5. L'autre idée est que ce qui résiste au pouvoir et à son désir d'ordre n'est pas un principe moral ou une force naturelle mais le dou-ble appel des mouvements sociaux à l'historicité et à la naturalité. Le premier conteste le pouvoir qui s'approprie cette historicité ; le se-cond résiste à l'emprise de plus en plus envahissante des lois et des règles. Ils ne peuvent aller l'un sans l'autre. Si notre société était ré-duite à son historicité elle ne pourrait pas empêcher celle-ci d'être confondue avec le pouvoir absolu de l'État. Si elle voulait revenir à une pure naturalité elle devrait s'imposer des contraintes si violentes qu'elle étoufferait dans des communautés tout entières occupées à réprimer l'historicité et ses innovations. La classe dirigeante cherche comme toujours à identifier la société à une historicité qu'elle contrô-le ; la nouveauté est que cet effort passe maintenant par contrô-le renforce-ment du pouvoir d'État et non, comme au cours des derniers siècles [176] en Occident, par son affaiblissement. Les mouvements populaires en appellent au contraire à la naturalité alors qu'autrefois ils pre-naient appui sur des cultures traditionnelles, mais ils ne peuvent en-treprendre la reconquête de l'historicité et sa réappropriation collec-tive que s'ils abandonnent les utopies communautaires pour faire re-monter leur contestation jusqu'aux rapports de classes et aux systè-mes d'action historique eux-mêsystè-mes.

6. C'est donc en étudiant les mouvements sociaux qu'on peut cons-truire une nouvelle image de la société. Tels sont les enjeux principaux d'une sociologie de l'action : rompre l'ancienne soumission des faits sociaux à un ordre métasocial et en particulier à des faits économiques et à de prétendues lois de l'évolution ; lutter contre la réduction de l'historicité libérée à un pouvoir absolu de l'État ; préparer la contre-offensive populaire qui, à partir du repli défensif sur des utopies communautaires, doit reconquérir l'ensemble du système d'action pour y faire triompher conjointement le conflit social et l'innovation cultu-relle.

7. Je ne veux pas terminer sur cet espoir mais plutôt sur une in-quiétude qui peut se transformer assez vite en vertige. Que les mou-vements sociaux apparaissent fragiles, aussi petits sur la carte des sociétés que sur nos atlas le petit cap de l'Asie où ils se sont formés ! Dans ces sociétés les plus anciennement et les plus pacifiquement in-dustrialisées elles-mêmes, les mouvements sociaux ne sont-ils pas en train de disparaître, écrasés par la société de masse ? L'opposition des groupes sociaux n'appartient-elle pas déjà au passé tandis que nous vivons le triomphe des forces d'unification et de domination de la société ? Face à ce règne de l'Un et de l'homogène, qui se masque en-core sous les traits charmeurs de l'égalité, ne faut-il pas réclamer le droit à la différence plutôt que la nécessité du conflit ? Inquiétude qui suffit à rappeler que si les mouvements sociaux sont au cœur de la société, celle-ci le plus souvent semble disparaître sous le poids de l'État. Mais puisque nous avons eu le privilège de vivre quelques siècles dans des sociétés de plus en plus civiles, notre devoir n'est-il pas de chercher la grande alliance entre la lutte libératrice contre l'État et un conflit social empêchant cette lutte [177] de n'être menée qu'au profit des dirigeants de la société civile ? Aucune étude des mouve-ments sociaux aujourd'hui ne peut ignorer que sa sphère ne recouvre pas toute la réalité sociale ; il est plus impossible encore de croire que la lutte sociale s'associe naturellement au triomphe de l'État sur les oligarchies mais il faut défendre la priorité pour l'analyse des conflits et des mouvements qui animent une société civile qui sans eux ne pour-rait pas se défendre contre l'État.

[179]

La voix et le regard

Deuxième partie

Dans le document LA VOIX ET LE REGARD (Page 175-182)