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Un quart de siècle de promotion du développement durable a utilisé et épuisé un certain nombre d’images pour mobiliser et influencer les politiques au sens

large. Le recul que nous connaissons aujourd’hui et la pression de l’urgence

environnementale et sociale nous appellent à trouver d’autres moyens d’action,

notamment en explorant de nouvelles configurations d’acteurs.

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d’eux casse ou est affaibli, le tabouret devient instable. Plus récemment, l’image de l’hélice de la molécule d’ADN lui a été préférée. Les trois brins se croisent pour définir la composition génétique du développement durable, et dans cette image, les brins sont toujours égaux.

En réalité, malheureusement, ils ne le sont pas. Quelle que soit la norme utilisée pour les mesurer – leur dotation budgétaire, le temps leur étant consacré dans les débats parlemen-taires, le prestige des postes politiques qui leur sont associés, etc. –, la politique économique arrive toujours au premier plan, suivie de très loin par la politique sociale et, encore bien après, par la politique environnementale. Dans tout gouvernement, le ministère des Finance ou de l’Économie est un lieu de grande importance politique, alors que les ministres de l’Environ-nement – comme ceux des Communications ou de la Jeunesse et des Sports – occupent les plans inférieurs.

La notion d’intégration est apparue pour y remédier. Concrètement, la politique écono-mique représentait un cours d’eau (stream). La mission des politiques sociales et environne-mentales était de s’écouler dans ce cours d’eau et de s’y intégrer totalement pour former un seul et unique grand fleuve. Adieu les tabou-rets de traite ; fini les brins se tordant à l’infini sans jamais entrer en contact. L’image était désormais celle du Danube, du Mississippi ; en regardant la rivière en aval de la confluence, il devenait impossible de dire si tel mètre cube provenait de l’Inn ou du Missouri. Les affluents formaient désormais un unique fleuve.

Cependant, même en termes d’imagerie, on se retrouve confronté à deux problèmes majeurs. Observez une eau claire des mon-tagnes couler dans une rivière boueuse. À quelques kilomètres en aval, l’eau bleue a dis-paru, ne laissant que la rivière boueuse. C’est ainsi que la politique environnementale se jette dans la politique économique et perd rapide-ment son identité. Elle n’a pas fondarapide-mentale- fondamentale-ment modifié le caractère ou la composition de la rivière, et elle n’a certainement pas changé le sens de l’écoulement.

Cela nous conduit au second aspect délicat de cette image. L’appel à l’intégration suppose

que le cours d’eau soit le bon et qu’il se déplace fondamentalement dans la bonne direction. Il implique également une acceptation – au moins passive – du fait que la direction, la vitesse et la destination du flux seront détermi-nées par la politique économique. En effet, cela signifie essentiellement que la politique éco-nomique est une certitude – ou du moins que ses principales caractéristiques seront définies bien avant que les contributions des affluents, la politique sociale ou environnementale, ne soient acceptées.

La crise économique qui a commencé en 2008 démontre que nous ne pouvons accepter de considérer la forme élémentaire et le fonction-nement de la politique économique comme des « certitudes ». Si, ce qui semble pour le moins concevable, les principes fondamentaux de l’organisation économique sont mauvais, alors l’intégration est une politique désastreuse. Rétrospectivement, l’enthousiasme avec lequel le terme a été galvaudé par la Banque mondiale et d’autres temples de l’orthodoxie écono -mique aurait dû nous alerter.

Le divorce de la politique économique

La plupart des partisans du développement durable ont parié sur une stratégie visant à séduire la politique économique et ils ont perdu. Une fois que la politique économique est définie et fixée, les options de politique sociale et économique envisageables dans un scénario d’intégration se limitent à celles qui sont compatibles avec la politique écono-mique définie. C’est ce qui a scellé l’échec du développement durable durant ses deux premières décennies d’existence : dans la mesure où il était intégré, il a disparu dans les eaux boueuses d’un paradigme écono-mique valorisant la croissance éconoécono-mique au détriment de toutes les autres considérations – l’impératif de plein-emploi, les avancées en termes de justice sociale, le respect des limites planétaires ou l’intégrité des écosystèmes. Loin de s’intégrer, les flux sociaux et envi-ronnementaux du développement durable se sont retrouvés nageant à contre-courant. Ou, selon les mots de David Orr, ils se sont mis à « marcher vers le Nord dans un train pour

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le Sud » (« walking north on a southbound

train ») [Orr, 2003].

Si la crise économique qui a éclaté en 2008 a pu avoir un mérite, c’est celui d’avoir marqué le début d’une réévaluation profonde du fonction-nement et de l’impact de notre système écono-mique. En effet, la crise semble avoir confirmé les doutes croissants sur la capacité du modèle économique néo-libéral à véritablement répondre aux objectifs largement acceptés en matière de justice sociale et d’inclusion, et à la responsabilité environnementale. Le débat qui a suivi a lancé le développement durable dans une direction entièrement nouvelle et lui a permis de retrouver vigueur et énergie. Cela a commencé par la recherche d’une structure et d’une organisation pour l’économie verte (qui opère sous des noms divers – « croissance verte », « économie verte et inclusive », « éco-civilisation », « un espace sûr et juste pour l’humanité », etc.). Ce que tous ces éléments – ou du moins la plupart – ont en commun est la conviction que l’économie n’est en aucun cas une « certitude », une structure déterminée que la politique sociale et environnementale doit chercher à infiltrer et à contaminer.

L’apport de l’économie verte est plutôt d’avoir compris que c’étaient l’organisation et le fonctionnement mêmes de l’économie qui allaient permettre d’assurer un développement durable. L’objectif doit être de concevoir les politiques économiques et la réglementation de façon à ce que l’économie puisse, par son fonctionnement même, atteindre les objectifs sociaux et environnementaux recherchés. Une économie verte est une économie qui crée des emplois et préserve les moyens de subsistance ; qui diminue et finalement élimine l’exclusion sociale ; qui replace le développement dans les limites fixées par le plafond environnemental et les ressources disponibles et maintient les services écosystémiques essentiels.

En 2001, Dani Rodrik, de Harvard, publiait un rapport pour le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), intitulé The

Global Governance of Trade as if Development Really Mattered [Rodrik, 2001]. Dans cet ouvrage, l’auteur analyse le système commer-cial multilatéral et imagine quels seraient son

organisation et son fonctionnement si son seul et unique objectif était la réduction de la pauvreté. La réponse, bien sûr, est que l’aspect et l’organisation d’un tel système seraient très différents de ceux d’un système commercial où le développement est un objectif déclaré, mais sans jamais être vraiment pris au sérieux ni placé au premier plan.

Compte tenu de ses échecs passés, il est urgent de s’interroger sérieusement sur l’aspect que doit prendre notre économie si nous voulons qu’elle offre non pas uniquement une croissance économique et une accumulation de richesses pour certains, mais une forme équilibrée de développement située dans le « donut » proposé par Kate Raworth1, au-dessus du plancher social mais sous le plafond envi-ronnemental (cf. repère 1).

Déficit d’équité

Les efforts pour y parvenir ne manquent pas. Rio+20 a mis à jour l’agenda mondial ; les Objectifs de développement durable se dessinent ; et un forum politique de haut niveau a été créé pour orienter et superviser leur mise en œuvre rapide. D’un point de vue sectoriel, le monde croule sous une montagne d’objectifs et de cibles adoptés solennellement, dont certains peuvent entraîner le changement qui placerait le développement sur une voie durable.

Bien sûr, nous avons avancé dans beaucoup de domaines, et un grand nombre de pro-blèmes du passé ont été résolus ou sont sur le point de l’être. Il existe un domaine dans lequel nous n’avons toutefois pas beaucoup progressé : les enjeux exigeant de remédier au déficit d’équité ou de changer la façon dont l’économie fonctionne. Ainsi, nous savons adopter une convention sur le mercure, répa-rer la couche d’ozone ou mener l’industrie de l’huile de palme vers plus de durabilité. Mais il nous est presque impossible d’avancer sur toute question qui exige de combler le fossé entre les privilégiés et les moins privilégiés, ou qui nécessite une modification du cadre

1. Disponible sur : www.oxfam.org/sites/www.oxfam.org/files/ dp-a-safe-and-just-space-for-humanity-130212-fr.pdf

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