• Aucun résultat trouvé

Un sentiment d’injustice attisé par une liberté d’expression bafouée.

Dans le document Les lycéens et leurs droits (Page 54-56)

A. Focus group : définition et déroulement du dispositif

2. Un sentiment d’injustice attisé par une liberté d’expression bafouée.

Ce sentiment d’injustice, présent chez les élèves depuis des siècles75 et travaillé par François DUBET (2016) et Pierre MERLE (2005) dans leurs recherches, transparaît très nettement dans les propos des élèves. En effet, les élèves ne connaissent pas leurs droits, certes, mais même s’ils les connaissaient, cela suffirait-il pour qu’ils puissent s’en servir? Les laisserait-on s’en servir ?

Le doute est admis au vu des arguments et des revendications des lycéens interrogés. Lors des entretiens individuels, à la question de savoir si les élèves seraient capables de citer leurs droits, Jérôme avait répondu : « Ils diront non, ils ne les citeront pas. Par contre si tu leur dis

« est-ce que tu penses que tu as le droit de t’exprimer ? », je présuppose qu’ils vont dire « oui mais on va m’empêcher » (…) « Est-ce que tu crois que tu peux te réunir ? » « Oui mais c’est la galère ». Voilà. » (Livret d’annexes p.4) Et il avait vu juste. Les élèves ont dans l’idée que

de toute façon, ils seront perdants. Et ils citent un bon nombre d’exemples de situations qu’ils ne trouvent pas justes. Par exemple, les professeurs auront « toujours raison »76. Les élèves, eux, ne seront jamais écoutés, ou s’ils le sont, ils ne sont pas entendus77. Dans un établissement scolaire prônant les valeurs de la République, aux yeux des élèves l’une d’entre elles n’est pas du tout respectée : il s’agit de l’égalité78. Et pour cela ils donnent l’exemple des

retards, pardonnés aux enseignants, mais motif de punitions pour les lycéens. Les élèves se sentent en position d’infériorité par rapport à leurs enseignants. Ils mettent d’ailleurs en avant le fait que parfois ils souhaiteraient avoir avec leurs professeurs une relation d’humain à humain et moins de professeurs à élèves. C’est ce qu’exprime notamment Benjamin lorsqu’il qualifie la relation qu’il entretient avec ses enseignants de « relation hiérarchique » (Livret d’annexes p.32)

Mais s’il y a un droit dans lequel ils se sentent complètement lésés et qui attise en eux ce sentiment d’injustice : c’est la liberté d’expression.

75 « Marc (l’instituteur) avait remarqué avec quelle flamme de révolte un enfant, lésé dans son droit, crie « ce

n’est pas juste ! ». Toute injustice soulève une tempête au fond de ces petites âmes, dont elles souffrent affreusement. C’est que l’idée de justice, en elles, est absolue. » Emile Zola, Vérité, 1902.

76 Paroles d’Elodie : « c’est toujours les adultes qui vont avoir raison à la fin et jamais nous » – Livret d’annexes

p.31

Parole de Lou : « De toute façon ce sera l’adulte qui aura raison et pas toi » - Livret d’annexes p.32

77 Paroles d’Elodie : « Je trouve qu’on est pas assez écouté, enfin… entendu. » - Livret d’annexes p.31 78 Paroles d’Elodie : « Face aux profs on sera toujours en bas » - Livret d’annexes p.35

51

Pour les élèves, la liberté d’expression est un droit qu’il leur est acquis de fait mais qui n’est pas forcément respecté. Elle est tolérée dans sa forme première, c’est-à-dire « dire ce que l’on

pense » bien qu’elle soit cadrée, bornée par les règles du respect, du savoir-vivre et de la

politesse. Les élèves en sont bien conscients. Ils ne se sentent pas réellement brimés dans l’expression de ce droit, mais plus dans l’impact qu’auront leurs paroles. Donc pour les lycéens interrogés, leur liberté d’expression n’est pas respectée à partir du moment où leur parole est « écoutée mais pas entendue ». Selon eux, les membres de la communauté éducative font bien preuve d’écoute active à leur égard, ils leurs accordent du temps pour écouter leurs propos, mais selon eux, il n’y aura pas de réelles répercussions par la suite. Leurs paroles resteront vaines et n’auront pas d’impact. Déjà dans les années 2000, lors de travaux de recherche de Pierre MERLE, les lycéens se plaignaient de n’être pas pris en compte comme des « êtres à part entières » du fait de leur statut d’ « administré assujetti ».79

Les élèves évoquent deux raisons à cela. La première raison met une fois de plus en exergue le rapport déséquilibré80 entre professeurs et élèves, cette relation supériorité/infériorité qui

dérange tant les lycéens81. La deuxième raison tient plus du fait que les lycéens utilisent

parfois leur liberté d’expression à mauvais escient et pas assez de manière « positive et réfléchie »82

Remarque : Au cours des deux focus group, à aucun moment la liberté d’expression, celle conférée aux lycéens sous la forme du droit de publication et du droit d’affichage, n’a été abordée dans son juste sens. La liberté d’expression dont les élèves nous parlent relève plus d’une notion philosophique rattachée à un besoin exacerbé d’absence de contrainte. «C’est

pouvoir dire ce que l’on pense, quand on veut. » (Livret d’annexes p.38) Ils associent à cette

idée donc la notion de politesse et de savoir vivre, qui pour eux constituent les limites, le cadre de ce droit.83

79 BALLION R. (2000). La démocratie au lycée. ESF

80 « Le maître tout-puissant » : concept qui a fait l’objet des travaux de recherche de Pierre MERLE (2000) 81 Les lycéens interrogés pensent qu’ils ont le droit de s’exprimer mais selon eux, l’expression de leur ressenti

n’aura finalement aucun impact car ce sera systématiquement la communauté éducative ou un de ses membres qui aura le dernier mot. Rémi nous dit « Quand on va parler et dire notre opinion, est-ce que la personne qui a le pouvoir dans le lycée va prendre en compte dans ses futures décisions ? Ou est-ce qu’elle va laisser ça comme ça en disant « ce sont des pensées de lycéens. Ils ne connaissent pas ce que c’est que le travail… » (Livret d’annexes p.43)

82 Paroles de Rémi : « « Je pense que peut-être parfois on l’utilise trop notre liberté d’expression, trop et à trop

mauvais escient. » - Livret d’annexes p.44

83 Paroles de Nina : « On a le droit de penser et de dire ce qu’on veut, dans la mesure du raisonnable quand

même » - Livret d’annexes p.31

52

Tout au long des focus group, une sensation était présente, implicitement exprimée dans les propos des élèves : ils disposent peut-être de droits, certes inconnus à leurs yeux, mais édictés par la loi. Mais l’intérêt envers ces derniers est très limité car les élèves se sentent complètement dupés et lésés dans l’usage de leurs prérogatives.

La sensation d’infériorité dans la relation enseignant/élève génère en eux un sentiment profond d’injustice, et développe eux l’idée qu’ils sont les acteurs d’un « simulacre de

démocratie »84 en vertu duquel ils disposent de « droits dans les textes mais pas dans les

faits. »

Dans le document Les lycéens et leurs droits (Page 54-56)