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Chapitre 2 : Contraintes et émancipation des perceptions de genre

III.2. A Entre sensibilité et raison

Les stéréotypes de genres associés à la féminité sont nombreux et inévitables dans l’approche et la réception des œuvres d’autrices, notamment au XVIIIe siècle. Les caractéristiques accordées à chaque sexe sont relativement similaires en Angleterre et en France et ne sont pas sans refléter les conceptions de Burke à ce sujet :

For Burke, the comforting realm of the beautiful is feminine, founded in pleasure, and associated with the comparatively small, the light, the polished, and the delicate, whereas the disconcerting realm of the sublime is masculine, founded in pain, and associated with the great, the terrible, the obscure, the dark, and the powerful.333

333 FRAISTAT N., LANSER S.S. « introduction » in WILLIAMS H. M. Letters Written in France, in the Summer

Selon L’Encyclopédie, « la nature a mis d’un côté la force & la majesté, le courage & la raison ; de l’autre, les graces & la beauté, la finesse & le sentiment. »334 Il s’agit donc de déterminer la position que nos autrices adoptent vis-à-vis de ces préjugés qui essentialisent la raison et la sensibilité, associant la première au masculin et la seconde au féminin.

Manon Roland semble être en constante oscillation entre raison et sentiment. Cela s’exprime dans son intériorité, au sujet de la religion notamment où l’on observe une tension constante entre prouver par la raison et sentir :

dans une jeune tête réfléchissante, placée loin des écueils de la société, la raison s’inquiète la première, et elle fait examiner même avant d’avoir intérêt de douter. Cependant, si mes inquiétudes n’avaient pas pour objet des considérations personnelles, elles n’étaient pas pour cela indépendantes de ma sensibilité ; je pensais par mon cœur et ma raison, en se conservant impartiale, ne fut jamais indifférente. 335

Ici, la faible frontière entre raison et sensibilité s’observe par l’usage d’une hypallage où la raison se trouve sensible (« jamais indifférente ») et le cœur – métonymie du siège des sentiments – est calculateur (« pensais »). Le destin social proposé à la femme au XVIIIe siècle constitue par ailleurs pour la mémorialiste une élévation :

habituée à m’étudier moi-même, à régler mes affections, à commander mon imagination ; pénétrée de la rigueur et de la sublimité des devoirs d’épouse, je ne voyais pas du tout ce qu’un caractère un peu plus ou un peu moins doux aurait à faire avec moi et pourrait exiger de plus que moi-même. Je raisonnais en philosophe qui calcule, et en solitaire qui ne connaît ni les hommes, ni les passions.336

Cette posture est d’autant plus paradoxale que ce qui constitue généralement les composantes du mariage, c’est-à-dire « les hommes » et « les passions », appartient ici au domaine de l’inconnu. De même, une affaire de sentiment est ici associée au calcul, et la possibilité d’une union est réfléchie du point de vue d’une « solitaire ». Il y a donc malgré tout contradiction entre les attentes de la société à l’égard des femmes et la personnalité de l’autrice : la sublimation des « devoirs d’épouse » semble davantage être une consolation pour compenser l’obligation de s’y soumettre. Adelaïde Cron effectue une analyse similaire au sujet des lectures et chants que Manon Roland relate :

« Pour Burke, le royaume rassurant du beau est féminin, fondé sur le plaisir et associé au comparativement petit, à la lumière, au poli et au délicat, alors que le royaume déconcertant du sublime est masculin, fondé sur la douleur et associé au grand, au terrible, à l’obscur, au sombre et au puissant. »

[Notre traduction]

334 « Femme (Morale)», in DIDEROT D., D’ALEMBERT J-L-R., Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des

sciences, des arts et des métiers (1751-1772), Édition Numérique Collaborative et Critique, Académie des Sciences,

2017 consulté sur http://enccre.academie-sciences.fr/encyclopedie/article/v6-684-2/

335 ROLAND M. Mémoires de Madame Roland, Op.cit. p.382. 336 Ibid. p. 447.

Manon Roland, en lectrice fervente des Confessions, se livre quant à elle à une variation sur le thème de l’identification sans distance aucune (…) Dans ces conditions, la lecture expressive et maîtrisée à haute voix, trop bouleversante et qui trahirait la précieuse émotion de la lectrice, devient pure impossibilité. La conséquence inévitable sera un attachement secret pour un jeune peintre à peine connu. Tout aussi attendu est le commentaire sur le danger que de telles rêveries font courir à la vertu de la jeune fille – et non du jeune homme-, commentaire toutefois ici dépourvu des traditionnelles mises en garde et inflexions moralisatrices. Madame Roland associe ici, de façon audacieuse pour une mémorialiste, la précocité intellectuelle et une certaine précocité sexuelle, association que font souvent les romans libertins qui présentent le livre comme le moyen d’accès des filles à cette connaissance sexuelle dont le désir les dévore. La différence, qui est tout à fait essentielle, réside dans l’absence de condamnation de la narratrice qui se borne à noter une corrélation.337

Cette dualité s’observe par ailleurs jusque dans la description physique, et particulièrement concernant son regard : « Le regard ouvert, franc, vif et doux, couronné d’un sourcil brun comme les cheveux et bien dessiné, il varie dans son expression comme l’âme affectueuse dont il peint les mouvements ; sérieux et fier, il étonne quelquefois ; mais il caresse bien davantage, et réveille toujours. »338 Nous notons ici et tout au long de l’autoportrait une valorisation de la douceur et de l’affection associées à la beauté, ce qui correspond aux attentes à l’égard du sexe féminin. Mais la mémorialiste s’oppose à la fonction purement ornementale que ses contemporains accordent habituellement au visage. L’étonnement que le regard provoque vient des paradoxes qui le caractérisent comme les paires d’adjectifs « vif et doux », « affectueuse (…) et fier », mais aussi de l’apparition de qualités masculines. On y retrouve ainsi la fierté qui s’oppose, avec l’adjectif « ouvert », à la modestie féminine, de même que le sérieux et la franchise démentissant la duplicité accordée aux femmes. Dans l’ensemble de son portrait, « Madame Roland se peint belle et sensuelle, mais modeste, pour contrer à la fois l’image de la femme savante et celle de la femme facile »339 La sensibilité est ainsi généralement préférée chez Manon Roland concernant sa conception de la religion tandis que la raison se retrouve dans sa passion pour l’étude et la conception de l’amour.

Béatrice Diaz remarque au sujet du récit d’enfance féminin :

Ce qui se dit dans ce mythe familial où les unes et les autres font figure d’héroïne, c’est d’abord la volonté d’échapper à l’image convenue de la petite fille faible et timorée : assurance et audace, sens de l’effort physique et intellectuel, mépris des conventions

337 CRON A. Mémoires féminins de la fin du XVIIe siècle à la période révolutionnaire : enquêtes sur la constitution

d’un genre et d’une identité, éd. Presses Sorbonne Nouvelle, Paris, 2016, p. 153.

338 ROLAND M. Mémoires de Madame Roland, Op.cit. p. 388.

339 CRON, A. Mémoires féminins de la fin du XVIIe siècle à la période révolutionnaire : enquêtes sur la constitution

et surtout sentiment de sa propre valeur font d’elles des êtres exceptionnels, au-dessus de leur sexe, mais aussi au-dessus de leur classe.340

Tout cela explique le glissement progressif qu’ont opéré les critiques vers un travestissement qui paraît être la seule justification au caractère exceptionnel des qualités de Madame Roland. « Une fois débusquée dans un personnage si emblématiquement féminin, la virilité cachée sert d’explication à tout-va. C’est elle qui pourvoit la gracieuse Manon d’audace intellectuelle (pour Sainte-Beuve), de bon sens (pour Quinet), d’énergie vitale (pour Michelet). Elle qui rend compte d’un caractère « de fer » (Quinet), d’une « dureté de cristal » chez cette Minerve (Carlyle). »341 Le courage que l’autrice affiche face à la mort et la fierté avec laquelle elle s’oppose à ses accusateurs la placent également du côté du masculin. Christine-Anne Dauban remarque par ailleurs qu’« il y a dans son intelligence, comme dans son caractère, une certaine virilité : elle juge les questions de médecine, de constitution, de mœurs et de plaisirs physiques avec le dégagement d’un homme. »342

Chez Helen Maria Williams, la sensibilité se ressent dans tous les domaines de réflexion qu’elle expose dans ses lettres. Concernant l’art, elle explique :

Fine painting gives me considerable pleasure, but has not the power of calling forth my sensibility like fine poetry; and I am willing to believe that the art I love is the most perfect of the two; and that it would have been impossible for the pencil of Raphael to convey all those ideas to the mind, and excite all those emotions in the heart, which are awakened by the pen of Shakespeare.343

Le plaisir artistique n’est ici pas intellectuel mais émotionnel et c’est par le biais des sentiments que s’établit la hiérarchie des arts dans l’esprit de l’épistolière. Mais c’est également le mécanisme qu’elle adopte concernant la politique. Williams écrit ainsi : « My love of the French revolution, is the natural result of this sympathy, and therefore my political creed is entirely an affair of the heart; for I have not been so absurd as to consult my head upon matters of which it is so incapable of judging. »344 L’affirmation est ici absolue (« entirely ») et valorisée par son aspect instinctif (« natural »). C’est bien le sentiment qui est responsable de l’intérêt politique et non la raison ou l’expression d’un idéal. Le prétexte de ce fonctionnement est le manque de connaissance que Williams détient en la matière. C’est également l’occasion de justifier la création par une 340 DIAZ B. « "L’enfance au féminin" : le récit d’enfance et ses modèles dans des autobiographies de femmes au XIXe siècle » in CHEVALIER A. et DORNIER C. (dir.) Le récit d’enfance et ses modèles, éd. Presses Universitaires de Caen, Caen, 2003, p. 172.

341 OZOUF M. Les Mots des femmes : Essai sur la singularité française, éd. Fayard, Paris, 1995 consulté sur

https://books.google.fr/books?id=noqP5XlzZvYC&dq=Manon+Roland+virile&hl=fr&source=gbs_navlinks_s

342 DAUBAN C.-A. Madame Roland et son temps, éd. Henri PLON, Paris, 1864, p. XXIII.

343 WILLIAMS H. M. Letters Written in France, in the Summer 1790, to a Friend in England; Containing, Various

Anecdotes Relative to the French Revolution, Op.cit. p. 95.

femme d’un ouvrage politique en s’ingéniant à le fonder sur une connaissance du monde purement féminine, par le cœur, et non par la tête qui est réservée au masculin. Gary Kelly explique à ce propos :

Williams accepts the conventional gendering of intellectual, professional, and public discourse, with « reasoning », the « head », « prose », philosophy, legislation, geometry, and politics on one side and « imagination », « poetry », the heart, and « those I love » on the other. But she suggests that women’s domestic experience confers greater quickness of perception and accuracy of judgement than the public, political experience of men does, and that feminized politics transcend conflict between parties and factions such as « Aristocrates » and « Democrates ». She characterizes the Revolution as the embodiment of feminine sympathy and the domestic affections, freeing them from the patriarchy of the « antient government », yet she also represents the Revolution as « sublime » – a category conventionally gendered masculine – but comprehensible to her confessedly « feminine » mind and sensibility.345

L'acceptation et l’intégration des stéréotypes de genre fait donc partie de la stratégie d’écriture de l’épistolière qui convertit les éléments réservés habituellement aux hommes en une appréhension féminine à travers un certain filtre de sensibilité. Ainsi, son empiètement sur le sublime masculin s’observe par exemple dans la description de Paris :

The streets of Paris are narrow, dark, and dirty; (…). The streets of London are broad, airy, light, and elegant (…). London has, therefore, most of the beautiful, and Paris of the sublime, according Mr. Burke’s definition of these qualities; for I assure you a sensation of terror is not wanting to the sublimity of Paris, while the coachman drives through the streets with the impetuosity of a Frenchman, and one expects every step the horses take will be fatal to the foot-passengers, who are heard exclaiming, « Que les rues de Paris sont aristocrates. » 346

345 KELLY G. Women, writing, and Revolution 1790-1827, éd. Oxford University Press, New-York, 1993, p. 36. « Williams accepte la différenciation genrée conventionnelle du discours intellectuel, professionnel et public, avec "raisonnant", la "tête", "prose", philosophie, législation, géométrie et politique d’un côté et "imagination", "poésie", le cœur, et "ceux que j’aime" de l’autre. Mais elle suggère que l’expérience domestique des femmes confère une plus grande rapidité de perception et exactitude de jugement que l’expérience publique, politique des hommes, et que la politique féminine transcende le conflit entre les parties et factions comme les "Aristocrates" et "Démocrates". Elle caractérise la Révolution comme une incarnation de la sympathie féminine et des affections domestiques, les libérant du patriarcat de l’"ancien gouvernement", pourtant elle représente également la Révolution comme "sublime", - une catégorie conventionnellement genrée masculine – mais compréhensible à ses avoués esprit et sensibilité "féminins". » [Notre traduction]

346 WILLIAMS H. M. Letters Written in France, in the Summer 1790, to a Friend in England; Containing, Various

Anecdotes Relative to the French Revolution, Op.cit. p. 94.

« Les rues de Paris sont étroites, sombres, et boueuses (…). Les rues de Londres sont larges, aérées, éclairées et élégantes (…). C’est donc à Londres qu’on voit plus généralement ce qu’il y a de beau, à Paris ce qu’il y a de sublime, selon la définition que nous a donné M. Burle de ces différentes sensations ; car en effet, ce que Paris inspire de sublime est augmenté par un sentiment de terreur surtout, lorsque le cocher vous mène le long de ses rues étroites avec l’impétuosité d’un français, et que l’on tremble à chaque pas de voir écrasés par les chevaux ces nombreux piétons qui ne manquent pas de s’écrier souvent "que les rues de Paris sont aristocrates." » p. 78/79.

Nous retrouvons ici le « terribly sublime » que nous avons évoqué mais diminué par l’intermédiaire d’un trait d’humour et la citation anecdotique des piétons. Il semble ainsi que la description de Londres corresponde à un sublime féminin à travers la beauté, l’aérien et le lumineux qui se heurte au sublime masculin d’un Paris sombre et dangereux. Nous pourrions pousser l’interprétation jusqu’à considérer Helen Maria Williams comme cette féminité anglaise entrant en confrontation avec la masculinité française. Cependant, et contrairement à Manon Roland, l’épistolière ne va pas jusqu’à analyser les événements politiques. Elle construit un compte rendu marqué par des exclamations et expressions mélioratives ou péjoratives qui traduisent une interprétation sensible de la politique. Son approche du terrible et du courage se fait par l’intermédiaire de l’amitié et de l’empathie et Williams ne fait qu’un récit distancé du pouvoir duquel elle se tient à l’écart jusqu’à s’en éloigner physiquement en Suisse.

Manon Roland, quant à elle, transgresse les normes de genre en participant directement au pouvoir par l’intermédiaire de l’écriture des lettres de son mari destinées aux puissances politiques mais aussi religieuses. Bien que son récit soit marqué par un registre pathétique, dans ses « Notices historiques », elle considère sa famille avec une certaine distance et en raisonnant à son sujet, ce qui va à l’encontre de la sublimation maternelle qui a lieu à l’époque de la Révolution Française. Son mari doit, selon elle, être utile à la patrie tandis qu’elle explique l’éducation de sa fille en déplorant leur éloignement sur le plan affectif.

On trouve ainsi une assimilation consciente et inconsciente des stéréotypes de genre dans l’écriture et la perception de la dichotomie entre raison et sensibilité. Manon Roland semble maintenir un certain équilibre entre les deux notions qu’elle associe et mélange naturellement. Elle se retrouve tout aussi préoccupée du pouvoir, que de la politique, de la religion ou des relations affectives qu’elle analyse avec autant de vivacité qu’elle en exprime les sentiments. Mais cette hybridité, aux yeux de la critique, la dérobe aux normes de genre ou fait d’elle une « femme virile. » Helen Maria Williams met davantage en évidence la sensibilité qui ponctue l’ensemble de ses commentaires. Mais l’épistolière utilise ces contraintes au service d’un empiètement progressif sur des domaines considérés comme masculins et qu’elle ne fait que frôler. Pour autant, au-delà de ce qui est exprimé par l’écriture, c’est le passage de la sphère domestique à celles du politique et du public qui suscite le plus de critiques. Vivien Jones écrit à ce propos :

Williams is attacked as having left the feminized, picturesque landscape of sentimentalism for the public stage, the privileged masculine arena; having thus broken generic decorum, she is herself transformed from the object of sentimental fantasy to « intemperate » fury. Polwhele’s « female Muse » is dependent on the dominant ideological identification of feminity with chaste sensibility, at the heart of which is a rhetoric of sexual control : sensibility is simultaneously natural – restricting women to

the spheres of feeling and domesticity – and unnatural, in its association with active sexuality.347