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C La lettre viatique dans le genre épistolaire

Chapitre 2 : Le champ littéraire du for intérieur

I.2. C La lettre viatique dans le genre épistolaire

Le Dictionnaire universel de Furetière explique que « la lettre se dit d’un écrit qu’on envoie à un absent pour lui faire entendre sa pensée. Les amis s’écrivent des lettres de compliments, de nouvelles, de sciences, de curiosités, de consolation ; les amants des lettres de galanterie, de tendresse ; les procureurs, les agents, des lettres d’affaires, de recommandations… »85 La place du destinataire, de l’autre dans le genre épistolaire est alors primordiale et pose des limites sociales sur les sujets évoqués par l’épistolier. Celui-ci doit toujours prendre en considération les attentes et les jugements tout en cherchant à intéresser son destinataire. Marie-Claire Grassi souligne d’ailleurs cet aspect que l’on retrouve jusque dans l’étymologie, en effet, « correspondre vient du verbe latin correspondere, où l’on trouve une double référence à l’autre : cum respondere, répondre par un retour, être en réponse avec quelqu’un. La réciprocité de l’échange est donc au cœur de la notion de correspondance. »86

Le genre a cependant un statut à part et est difficilement reconnu comme relevant de la littérature. Ainsi, Grassi évoque le fait que « le genre épistolaire peut se définir comme un espace de l’entre-deux. Sur le plan littéraire il a longtemps été considéré comme mineur par rapport à la poésie, genre noble par excellence, puis par rapport au roman. Une lettre n’est pas "de la littérature". Est-ce d’ailleurs un genre ? »87 Pourtant, depuis le Moyen-âge existent des manuels qui enseignent l’art d’écrire une lettre et certaines correspondances privées publiées présentent aux yeux de beaucoup de critiques des qualités littéraires.

D’un point de vue historique, Gary Kelly souligne l’intérêt de la relation épistolaire :

Each successive letter may continue, amplify, echo, or contrast with points made previously, producing both open texture and progressive movement and favouring the appearance of immediacy, spontaneity, and responsiveness to the varied phenomena to be expected in a revolutionary situation of rapid and complex change.88

85 FURETIERE A. Dictionnaire universel (1690) éd. Classique Garnier numérique, 2003 consulté sur https://www-

classiques-garnier-com.scd-proxy.univ-brest.fr/numerique-bases/index.php?module=App&action=FrameMain

86 GRASSI M.-C. Lire l’épistolaire, coll. Lire, éd. Armand Colin, Paris, [1998] 2005, p. 2. 87 Ibid. p.3.

88 KELLY G. Women, writing, and Revolution 1790-1827, éd. Oxford University Press, New-York, 1993, p. 38. « Chaque lettre successive peut continuer, amplifier, faire écho ou constraster avec des points démontrés précédemment, produisant à la fois une texture ouverte et un mouvement progressif, favorisant l’apparence d’une immédiateté, spontanéité et réactivité aux phénomènes variés qui sont attendus dans une situation révolutionnaire aux changements rapides et complexes. »

En Angleterre et dès les XVIe et XVIIe siècle la lettre s’impose comme le genre idéal de l’introspection à travers un regard personnel et étranger à la fois.

A letter, like a reflection, is a more fluid and flexible image, yet still constructed with a conscious awareness of seeing one’s self – and of being seen. As Jackie Kay writes of the mysterious doubling of personality in a mirror, «One pair of eyes/stares through the other» and «one face is lying/on top of the other» («African Masks : Three, Rubber Girl,» 3-4, 1-2).(…) With this wordplay Kay manages to suggest the paradoxes of singularity and doubleness, expression and deception, inherent in the attempt at self- scrutiny.89

Ce qui nous intéresse dans le cas d’Helen Maria Williams est davantage l’aspect de la correspondance publique, ou lettre ouverte, qui est très courante au XVIIIe siècle, notamment dans le cadre du Grand Tour. La lettre semble être la forme privilégiée du récit de voyage, autrement appelé travel writing. Le récit de voyage et la correspondance sont des formes de prédilection pour le mouvement des Lumières du fait de leur élasticité. Toutes sortes de thèmes peuvent y être abordés dans différentes formes avec une certaine liberté. Ainsi, Sherman précise dans The Oxford Encyclopedia of British literature que le genre du travel writing

participated in many other types of writing before it emerged as a discrete category in its own right, and even as it did so, it appropriated and combined the genres that already existed to describe the world and reflect on one’s movement through it – the chronicle, the itinerary, the merchant’s reckoning, the ambassadorial report, and, above all, the « universal cosmography » (a crude but encyclopedic bundle of geography, astronomy, ethnography, and natural history). 90

Le récit de voyage se présente ainsi comme une enquête comparée entre le pays natal et le pays visité, et, au XVIIIe siècle, les « différences qui se dégagent d’une telle enquête ne sont plus des différences observées, au hasard ; ce sont les résumés respectifs de toutes les observations

89 WILCOX H. « "Free and Easy as ones discourse" ? : Genre and Self-Expression in the Poems and Letters of Early Modern Englishwomen», in DOWD M. M., ECKERLE J. A. (dir.) Genre and Women’s Life Writing in Early Modern

England, coll. Women and Gender in the Early Modern World, Op. cit. p. 29.

« Une lettre, comme un reflet, est une image plus fluide et flexible, et pourtant toujours construite avec une connaissance consciente de voir son "moi" - et d’être vu. Ainsi que l’écrit Jackie Kay à propos du mystérieux dédoublement de personnalité dans un miroir, "Une paire d’yeux/ regarde à travers l’autre" et "un visage est allongé /par-dessus l’autre" ("African Masks : Three, Rubber Girl" 3-4, 1-2). (…) Avec ce jeu de mot, Kay parvient à suggérer le paradoxe de singularité et de dédoublement de l’expression et de la déception, inhérent à la tentative d’introspection. »

[Notre traduction]

Notons ici que « lying » peut signifier « s’allonger », « se reposer », mais aussi « mentir ».

90 SHERMAN W. « Travel writing », SHERIDAN R., ZEPHANIAH B. (dir.) The Oxford Encyclopedia of British

literature (vol V) éd. Oxford university press, Oxford, 2006, p. 187.

« a participé dans beaucoup d’autres types d’écriture avant son émergence comme une catégorie discrète à part entière, et même alors que c’était le cas, il s’est approprié et a combiné les genres qui existaient déjà pour décrire le monde et réfléchir au mouvement de soi à travers lui – la chronique, le journal de voyage, le livre de compte du marchant, le report de l’ambassadeur, et, par-dessus tout, la « cosmographie universelle » (un assortiment brut mais encyclopédique de géographie, d’astronomie, d’ethnographie, et d’histoire naturelle). »

relatives à un pays particulier, et loin de savourer la "diversité" et la "variété" à la manière de Montaigne, le voyageur critique s’attache à en faire ressortir les problèmes et les inconvénients. C’est justement cette perspective fermement critique qui fait l’unité d’un récit privé de presque toutes les caractéristiques du récit ».91 Plus encore qu’une simple enquête, la forme souvent épistolaire favorise un investissement très personnel de l’auteur dans sa description et il s’agit donc selon Wolfzettel de « décrire, non pas les faits, mais les émotions suscitées par l’expérience des faits, telle semble être la formule d’une tendance qui, concurremment à celle d’une sensibilité exacerbée, se fait jour dans la seconde moitié du siècle. (…) Paradoxalement, ce caractère privé et intime de l’écriture est conditionné par le caractère anonyme d’une réception de masse, le moi particulier cherchant un nombre virtuellement infini d’autres moi qui sont prêts à s’identifier avec lui. »92

Cette exacerbation des sentiments est notamment observable dans le mouvement de sensibility auquel Helen Maria Williams semble appartenir. Ce courant littéraire naît en Angleterre au XVIIIe siècle et témoigne d’une hypersensibilité à l’égard des événements et des œuvres d’arts ou d’une grande empathie pour les autres. Il peut être associé aux études sur l’empirisme et sur la conception du savoir comme passant par la perception sensorielle.

Parmi les diverses formes épistolaires, celle qui nous intéresse dans le cadre de notre analyse est celle de la lettre viatique. En effet, Isabelle Keller-Privat et Karin Schwerdtner soulignent que

Le voyage, le déplacement, l’éloignement : ces notions sont au cœur d’une part importante de l’écriture épistolaire, au XVIIIe siècle, certes, mais aussi, et notamment, depuis le XIXe siècle qui a vu se développer la poste et, de manière corollaire, la correspondance postale. Renforcées par le développement des moyens de communication et par l’intérêt, d’une part, pour les lettres privées, et, d’autre part, pour celles publiques lorsqu’elles sont diffusées (…), les possibilités de voyage ou de circulation de la lettre ont parfois séduit les auteurs désireux de communiquer leur pensée. 93

91 (anonyme) Voyages en différens pays de l’Europe en 1774, 1775, et 1776 ou lettres écrites de l’Allemagne, de la

Suisse, de l’Italie, de Sicile et de Paris, éd. La Haye, C. Plaat et Comp., 1777, p. III. cité par WOLFZETTEL F. Le discours du voyageur : le récit de voyage en France, du Moyen Age au XVIIIe siècle, Presses universitaires de France,

Paris, 1996, p. 267.

92 WOLFZETTEL F. Le discours du voyageur : le récit de voyage en France, du Moyen Age au XVIIIe siècle, éd. Presses universitaires de France, Paris, 1996, p. 305.

93 « introduction » KELLER-PRIVAT I., SCHWERDTNER K. (dir.) La lettre trace du voyage à l’époque moderne

et contemporaine, éd. Presses universitaires de Paris Nanterre, Paris, 2019, p.6 consulté sur https://www.academia.edu/39111345/Introduction_La_lettre_trace_du_voyage_%C3%A0_l%C3%A9poque_moder ne_et_contemporaine_texte_original_dauteur_preprint_

Le choix de la lettre semble correspondre du point de vue de la forme au contenu constamment en mouvement et à la variété des sujets. Ainsi, Pierre-Jean Dufief nous rappelle que

la lettre obéit à un double mouvement d’extraversion et d’introversion ; elle se veut reflet du monde parcouru, présentation de choses vues mais elle est aussi retour du voyageur sur lui-même, notation d’impressions. La lettre de voyage, écriture de la mimesis, multiplie les descriptions : courtes séquences ou longs tableaux descriptifs, qui peuvent devenir de véritables morceaux de bravoure de l’épistolier. (…) sa forme fragmentaire la destine tout naturellement à exprimer le fugitif, le discontinu, et à cultiver une esthétique de la soudaineté qui s’épanouit dans la notion romantique d’épiphanie. 94

La lettre de voyage peut être privée comme publique et son but varie en fonction de ces deux conditions. En effet, si la lettre est privée, il s’agit bien entendu de pallier l’absence et d’emmener avec soi le destinataire par la pensée. Elle est l’occasion de nouvelles discussions, de développements de réflexions métaphysiques et de comparaisons. « Quant à la lettre de voyage destinée, depuis le début, à être publiée, » écrivent Isabelle Keller-Privat et Karin Schwerdtner, « elle se propose souvent comme un appel au voyage, imaginaire ou intellectuel. Il s’agit plus particulièrement, dans la mesure où toute publication est vouée à circuler à la manière d’une carte postale, d’une invitation ouverte qui sera reçue et possiblement acceptée par de nombreux et lointains individus, inconnus du sujet épistolier au moment où il écrit. Dans ce cas, les impressions et renseignements dont témoigne la lettre, le parcours retracé au fil des pages, serviront à faire (mieux) connaître aux éventuels lecteurs les lieux évoqués, leur histoire, officielle ou non, et leurs spécificités topographiques, culturelles et linguistiques. »95

La contextualisation littéraire nous a permis de mettre en évidence l’appartenance de nos deux autrices à une multiplicité de genres et de faire ainsi ressortir les problématiques associées à chacun d’entre eux. Si le genre épistolaire est très codifié, celui du récit de voyage l’est bien moins et accroît les libertés dans la fusion des deux genres en celui de la lettre viatique. Quant aux mémoires et à l’autobiographie, les limites qui les séparent sont extrêmement indistinctes et contestables. De manière générale, chacun de ces genres peut être réuni sous l’appellation des « écritures de l’intime », ce qui pose la question du paradoxe entre le caractère privé du sujet et la volonté de publication qui les accompagne. Le genre de la lettre viatique et celui des mémoires proposent deux perspectives et donc deux analyses différentes de soi : la première est fragmentée,

94 DUFIEF P.-J. (dir.) LA LETTRE DE VOYAGE : actes du colloque de Brest 18, 19, et 20 novembre 2004, coll. « interférences », éd. Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2007, p.6.

95 « introduction » KELLER-PRIVAT I., SCHWERDTNER K. (dir.) La lettre trace du voyage à l’époque moderne

synchronique, dépendante du présent et de l’immédiat ; l’autre est continue au possible, diachronique, réfugiée dans le passé et la distance.

La fin du XVIIIe siècle est à tous points de vue extrêmement marquante et les Européens sont conscients de sa postérité certaine. Il s’agit donc d’une période idéale pour développer une littérature du témoignage qui constituera un document précieux rendant compte des événements de la période mais également pour participer à l’enrichissement littéraire du siècle. Les autrices cherchent à marquer un temps où tant d’hommes arrivent sur le devant de la scène pour laisser une trace dans l’histoire. Et la chose est d’autant plus difficile que les femmes et les autrices en particulier sont proches de l’invisibilité, ou du moins ne se font voir qu’en étant déconsidérées. Leur intelligence s’exerce donc à utiliser des formes convenues et respectables pour leur sexe afin de contourner les interdits et d’affirmer leur identité et leurs idées en prenant l’air de légèreté qui leur est imposé. Leur choix se porte naturellement dans ce but sur la littérature intime qui leur permet de bénéficier d’une certaine liberté dans un genre encore peu codifié et versatile. Le choix du sous-genre dépend alors de la finalité de l’écriture. Chez Madame Roland, la préférence pour les mémoires malgré une correspondance privée foisonnante se justifie par une volonté apologétique et d’immortalité aux yeux de la postérité. Quant à Helen Maria Williams, elle opte pour le genre épistolaire afin d’adapter son écriture aux mouvements du voyage et d’émotions aussi changeantes qu’intenses. La correspondance accorde ainsi davantage d’importance aux événements extérieurs tandis que les mémoires sont centrés sur leur auteur et personnage.