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Sensibilité à l’architecture émotionnelle 33!

sensoriellement et affectivement l’architecture émotionnelle. En 1995, lors de son discours de réception du Pritzker price, Tadao Ando écrit80 : « (…) l’espace architectural ne s’anime qu’en correspondance avec la présence humaine qui la perçoit dans le cadre de notre culture contemporaine, dans laquelle nous sommes tous soumis à une stimulation intense (…). Là encore c’est l’imagination et la fiction contenue par l’architecture, au-delà de la

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Notamment l’Alhambra de Grenade, le domaine des Colombières de Bac à Menton, certains jardins baroques de France et d’Italie, la villa Savoye de Le Corbusier et les villages et paysages du Mexique auxquels il fait le plus souvent référence, en commençant par la région de son enfance (Jalisco). L’arpentage relatif de cet univers a donné lieu principalement à l’hypothèse du travail des réminiscences développée dans la Partie II, chap.1 et a fait l’objet d’un article : Gilsoul, 2009. « Evocations. Le rôle clé des réminiscences dans le

fonctionnement scénographique des parcours de Luis Barragan », Les Carnets du Paysage, éd. Actes Sud, Arles

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A de Biase, cours du 30 janvier 2009 à l’EHESS (Paris), « La poètique de l’habiter »

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Berthoz, 2009 (février) in cours publique de la Chaire de Physiologie de l’action et de la perception au Collège de France

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Au début du chapitre, nous avons fait la distinction entre théorie artistique et théorie scientifique. La position de Tadao Ando ne sert ici qu’à illustrer le propos, pas à étayer une théorie. Elle est utile au lecteur dans la mesure où Ando décrit ce qu’il cherche à produire empiriquement, de la même manière que Barragan et Goeritz dans une certaine mesure

substance, qui sont de première importance. Sans pénétrer dans la sphère ambiguë de l’esprit humain – bonheur, affection, tranquilité, tension – l’architecture ne peut atteindre à sa vocation de création. C’est le domaine propre de l’architecture mais c’est aussi impossible à formuler. Ce n’est qu’après avoir spéculé sur les deux univers du réel et de la fiction que l’architecture peut prendre vie en tant qu’expression et s’élever au domaine de l’art »81.

La prise de conscience de cet échange est récurrente chez les concepteurs d’architectures émotionnelles82. Il convoque la prise en compte consciente de la part du concepteur d’au moins deux sensibilités dans l’expérience émotionnelle de l’espace : celle du sujet artiste – qui conçoit - et celle du sujet arpenteur – qui reçoit. Avant de définir ce que sous-entend la sensibilité à l’architecture émotionnelle, il est important de préciser l’implication de l’art dans son appréhension même. Cela permet ensuite de revenir à des développements conceptuels qui prennent appui sur d’autres recherches en terme de sensibilité, perception et cognition pour en extraire la place de l’individu et celle de son conditionnement par la société.

1.3.1. L’expérience émotionnelle de l’art

Nous avons vu que l’architecture émotionnelle est comprise ici avec un présupposé idéologique majeur qui la place d’emblée dans l’univers de l’art. Le cas de l’art, lorsqu’il s’agit de comprendre les réactions émotionnelles qu’il génère, souligne Baldine Saint Georges dans sa préface pour la 7è édition de l’Expérience

émotionnelle de l’espace de Pierre Kaufmann, est similaire à la

névrose (Kaufmann 1999). Nous ne sommes pas dans un espace « ordinaire », dans le sens où Eva Bigando définit le paysage ordinaire83, mais davantage dans ce que Julio Bermudez a nommé une AE (Architecture extraordinaire)84 ou ce que Goeritz désignait comme un « environnement »85.

Le Manifeste de l’architecture émotionnelle décrit quelques unes des manipulations spatiales et des artifices « extraordinaires » mis en place dans le Musée expérimental El Eco pour maximiser les

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Jodido, 2007.Op.cit 82

Etendus jusqu’à aujourd’hui dans le cadre que nous avons défini. Cette prise en compte est par exemple très présente dans les propos de Marc Barani (interrogé par Gilsoul N, le 21 décembre 2007 à Paris)

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Bigando dans sa thèse de doctorat, 2006. La sensibilité au paysage ordinaire des habitants de la grande périphérie bordelaise (communes du Médoc et de la Basse Vallée de l’Isle), op.cit

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Université d’Utah à Salt Lake City, Op.cit

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La notion d’environnement ou de « sculpture pénétrable » découle de l’architecture émotionnelle et signifie bien un espace enveloppant physiquement le visiteur, une œuvre « totale ». On retrouve cette vision plus tard dans d’autres œuvres d’art avec notamment les fameux « environnements » de Kabakov, le travail de James Turell et les « environnements vidéos » d’aujourd’hui (comme par exemple ceux mis en place par Zumthor lors de son exposition

réactions émotionnelles du visiteur : illusions d’optique, perspectives accélérées, angles biais, ruptures d’échelle ou encore confusions entre vraies et fausses ombres projetées86.

Lorsque le philosophe Pierre Kaufmann s'attache à mesurer l’implication du sujet dans les différents moments de l’expérience émotionnelle, il s’intéresse plus particulièrement à l’Art dans lequel il range de prime abord l’Architecture.

Il réalise qu’une fois la « rafale émotionnelle » passée, le sujet n’en connaît ni sa portée, ni son vécu psychique. Ce flux de conscience, pourtant puissant, reste apparemment isolé de la conscience réflexive. Au monde de la perception, dans lequel il existerait des constantes universelles, se substitue donc un monde privé et en perpétuelle métamorphose dans lequel le sujet perd pied. Cette substitution est au cœur du phénomène émotionnel provoqué par l’art. Kaufmann démontre que l’expérience émotionnelle est d’abord l’expérience de l’exclusion d’un espace supposé connu et fondateur. « La peur de ce réel disparu subsiste et se manifeste chez le sujet sous la forme d’une nostalgie (…) pour revenir à l’identité de la perception. »87. Le sujet artiste a selon lui pour vocation de viser le retour à cet état premier. Il y réussit en donnant corps, non pas directement à ses fantasmes ou à ses rêves comme on le dit souvent, mais à des significations émotionnelles plus difficiles à assumer qui plongent directement dans cet univers fondateur. L’œuvre serait donc l’incarnation non du désiré, mais du désirable : « un universel concret, monograme d’un sujet déjà disparu, miroir, mais miroir hanté (…) »88.

Le Manifeste de l’architecture émotionnelle portait déjà les contours de cette idée : « l’homme (créateur et récepteur) de notre temps aspire à quelque chose de plus qu’une belle maison, agréable et adéquate. Il demande (ou demandera un jour) à l’architecture et à ses moyens matériels modernes, une élévation spirituelle, ou plus simplement une émotion, comme lui en ont procurée en son temps l’architecture de la pyramide, celle du temple grec, de la cathédrale romane ou gothique ou même celle du palais baroque. »89

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Ces procédés font l’objet d’un développement dans la Partie II, chap.2 87

Kaufman, 1999 (1967). L’expérience émotionnelle de l’espace, éd. Vrin, Paris 88

Idem

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Il est intéressant de noter que dans son Manifeste en 1980, Luis Barragan reprend les mêmes références citées par Goeritz, en ajoutant néanmoins les arts dits aujourd’hui « premiers » et les arts populaires : « Comment comprendre l’art et la gloire de son histoire sans la spiritualité religieuse, sans l’arrière plan mythique, qui nous mènent aux racines mêmes du phénomène artistique ? Sans l’une et l’autre, les pyramides d’Egypte n’existeraient pas, ni les nôtres au Mexique. Il n’y aurait ni temples grecs, ni les cathédrales gothiques, ni les surprises que nous ont laissées la renaissance et l’âge Baroque. Ni les danses rituelles des mal-nommées peuples primitifs d’Afrique et d’Haïti. Ni l’inépuisable trésor artistique des sensibilités populaires de toutes les nations de la terre »

L’art appelle donc plus que le simple appareil perceptif et le moteur de l’expérience émotionnelle lui-même pourrait être cette incarnation du désirable90.

1.3.2. La sensibilité du sujet

Notre société actuelle voit revenir depuis peu, comme le souligne Dominique Bourdin91 « l’alliance entre le biologisme (le cerveau étant conçu sur le modèle de l’ordinateur) et l’intellectualisme dans la conception cognitiviste de l’être humain, qui sous-estime les émotions et les sentiments, et qui néglige les processus inconscients ». Il est aujourd’hui démontré que notre manière d’appréhender le monde dans lequel nous vivons n’est pas purement cognitive, et par là même objectivable, mais qu’elle relève aussi d’impressions et d’émotions subjectives92.

Les philosophes ont longtemps substitué le concept de sensibilité par celui de sensation. Pour Platon comme pour Kant (à quelques détails près relevés par la philosophe Gabrielle Dufour- Kowalska93), la sensibilité se définit à partir des sensations. Même Merleau-Ponty, dans sa Phénoménologie de la perception94, en vient à penser que, « même s’il y a projection du sujet dans l’extériorité du monde, la structure relationnelle de la sensibilité est identiquement sa réduction à la sensation ». La sensibilité est donc définitivement abandonnée à la part subjective de l’être, ce qui a pour conséquence selon Bigando, dans un monde où la cognition, objective ou idéelle, prime sur les lois du sensible, « un rejet de la sensibilité au profit d’un approfondissement de nos connaissances sur les champs de l’idée et de la pensée pure »95.

Néanmoins, la sensibilité, dans le cadre de cette recherche tout particulièrement, ne peut pas être réduite à la simple sensorialité, c’est-à-dire à ce qui relève des sens uniquement. L’être sensible n’est pas purement et simplement sensoriel. La physiologie de l’action et de la perception le démontre aujourd’hui notamment par le fonctionnement d’un cerveau créatif et anticipateur96. Kauffmann l’a exploré à partir du phénomène artistique. L’homme dispose d’un « supplément créatif » qui lui permet d’éprouver ce qu’il

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Le rôle du désir (suscité par l’architecture émotionnelle) dans l’implication sensible du visiteur fait l’objet d’une démonstration dans la Partie II, chap.3 91

Bourdin cité in Vincent, 2007. Voyage extraordinaire au centre du cerveau, éd. Odile Jacob, Paris

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Berthoz, Pouivet, Heinzmann, Andrieu, Boetsch, dir., 2008. Le corps en acte. A

l’occasiondu centenaire de la naissance de Maurice Merleau-Ponty (1908-1961),

Colloque organisé au Collège de France les 22-23 septembre 2008 93

Dufour Kowalska, 1996 cité in Bigando, 2006. Op.cit 94

Merleau Ponty, 2006 (1945). Phénoménologie de la perception, éd. Gallimard, Paris

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Bigando, 2006. Op.cit 96

« voit »97 à partir de ses sens, c’est ce que l’on nomme « l’affectivité ». La sensibilité ne se réduit donc pas aux seules sensations (objets appréhendés « organiquement » par les sens au travers du corps) mais suppose d’en être affecté, d’éprouver des sentiments. Il ne s’agit plus de sentir, mais de ressentir. Le sens se mêle au sentiment, le senti au ressenti, le sensoriel à l’affectivité98. L’expérience d’un fragment de vallée par exemple, ne consiste pas simplement à « percevoir » ses éléments constitutifs assemblés selon un schéma particulier, mais à en « éprouver » le pouvoir émotionnel en soi, c’est-à-dire à le « ressentir » en tant que paysage99.

La constitution spécifique de chacun d’entre nous, mais aussi notre vécu individuel et notre conditionnement socioculturel va donc influencer cette sensibilité et façonner l’expérience sensible de l’architecture émotionnelle. L’analyse de cette relation, de ce rapport particulier au « réel », fait appel à de nombreuses disciplines et demande des méthodes adaptées. Il s’agit maintenant de comprendre dans quel domaine de recherches scientifiques cette thèse s’inscrit pour en tirer les enseignements.

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Pour la définition de cette « vision » pour Barragan, voir la Partie II, chap.2, Apprendre à voir

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Georg Simmel (cité in Zumthor, Hauser Sigrid, 2007. Peter Zumthor Thermes

Vals, éd. Infolio, France) emploie la notion de Stimmung, expression intraduisible

ou au plus approchant, sorte « d’état d’âme », correspond à une forme d’affect qui fait qu’un sujet va assembler différents objets du réel et les constituer en paysage dans la démonstration de Simmel. Il s’agit d’un « processus affectif exclusivement humain (qui instaure) un complexe d’objets naturels inanimés ». On reviendra sur cette notion dans la Partie III

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« C’est l’âme du spectateur qui instaure le paysage » Le Dantec, 1996 cité in Bigando, 2006. Op.cit

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