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Le monde des formes et le monde des formants 42!

2. Ambiances 38!

2.2. Le monde des formes et le monde des formants 42!

En 1959, Merleau-Ponty oppose dans ses notes pour un ouvrage inachevé, le visible à l’invisible116.

Nous avons déjà évoqué la complémentarité de l’affect dans le phénomène de construction de l’ambiance.

Les recherches récentes dans le domaine spécifique des ambiances architecturales et urbaines, mises en regard avec celles des sciences de la perception, inspirent à Grégoire Chelkoff117 une distinction entre le « monde des formes » et le « monde des formants », sorte d’invariants garants de l’ambiance. Cette séduisante hypothèse rejoint les préoccupations de notre recherche, dont la question centrale touche la compréhension du rapport entre esprit et matière, entre la part de ce qui se passe dans notre tête et celle qui se passe dans l’environnement.

2.2.1. Substrat physique et intention perceptive

L’idée d’ambiance implique de voir l’espace comme un réseau sensible, une « texture sensible »118 plus que comme une étendue dans laquelle des objets entretiennent entre eux des relations, dont certaines simplement métriques.

On a évoqué le fait que les contextes d’usage, conditionnés par l’encodage socioculturel notamment, provoquent des modes de

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Amphroux, Thibaud, Chelkoff, 2004. Op.cit 116

Cette formule apparaît pour la première fois dans les notes manuscrites de Merleau-Ponty en mars 1959 pour un ouvrage inachevé. Auparavant, les notes se rapportant au même sujet portent la mention « Etre et sens », « généalogie du vrai » et « l’origine de la vérité ». Ce dernier terme est suceptible d’entrer en résonnance avec la quête de l’architecture émotionnelle

117

Voir à ce sujet l’article de Grégoire Chelkof « Percevoir et concevoir

l’architecture : l’hypothèse des formants » (in Amphroux, Thibaud, Chelkoff, 2004. Op.cit) et sa mise en débat avec Jean-Pierre Thibaud, Jean-François Augoyard, Pascal Amphoux et Henry Torgue notamment

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sensibilisation différents119. Un Kayapo n’appréhende pas la forêt de la même manière qu’un Berlinois. Deux jumeaux nés à Rome, dont l’un fait son jogging et l’autre la chasse aux champignons, ne vont pas ressentir la même ambiance au même moment dans la même forêt. La notion d’ambiance convoque donc nos potentiels d’action et de mouvement dans ce réseau sensible comme le suggèrent les études de physiologie de l’action120. Elle ne peut ni se réduire à un ensemble d’objets physiques (un simple « décor architectural » si complexe qu’il soit) ni à un ensemble de propriétés qualitatives liées à l’objet, dans la mesure où ces propriétés naissent des relations avec l’objet et non de l’objet lui- même. La dimension temporelle de l’ambiance est importante121. Les « prises »122 que nous avons avec les espaces (et les objets) se font dans le temps. Elles vont aussi varier dans le temps (modifications des conditions naturelles, de la sensibilité, du déplacement et de l’action) Elles sont constamment réinventées par notre cerveau123.

Selon certains chercheurs, le système nerveux ne pourrait pas toujours distinguer les changements d’origine interne et ceux d’origine externe124. Cela impliquerait que les mécanismes de définition et de formation de l’environnement dans l’expérience reposent autant sur des processus internes au système nerveux (la mémoire notamment125) que sur des transformations externes produites dans l’environnement lui-même.

Certaines théories envisagent que l’organisme est sans cesse accordé, comme un instrument de musique, pour résonner à des formes qui correspondent à des invariants significatifs pour lui126. Ce modèle implique un « résonateur », qui, s’il peut réagir à un signal légèrement différent de son accord initial comme la recherche scientifique tend à le démontrer, permettrait d’établir quand même une certaine relation.

Ceci énonce un véritable lien entre l’état mental d’un sujet et son environnement, rejoignant directement les préoccupations de l’architecture émotionnelle de Barragán : « (toutes mes tentatives

119

Berthoz, Recht, dir., 2005. Les Espaces de l’homme, Collection Collège de France, éd. Odile Jacob, Paris

120

Berthoz, 2008. Le Sens du mouvement, éd. Odile Jacob, Paris 121

Elle fait l’objet de la Partie III : Mise en scène spatio temporelle de l’architecture émotionnelle

122

Terme emprunté à Maurice Sauzet in Berque, Sauzet, 2004. Le sens de

l’espace au Japon. Vivre, penser, bâtir, éd. Arguments, Paris

123

Berthoz, 2008. Op.cit 124

Varela F.J, 1989. Autonomie et connaissance, Essai sur le vivant, Seuil, Paris. 125

Carruthers, 2008. « Le concept de place dans les arts de la mémoire au Moyen Age» in Berthoz, Recht, dir. 2005. Op.cit

126

La théorie de Shepard notamment, évoquée par le Professeur Berthoz (in Berthoz, 2008. Op.cit), mais aussi Gibson qui explique par le phénomène de résonance les raisons de la sélection perceptive à traiter des informations présentes dans le milieu ( in Gibson J.J, 1986. The Ecological approach to visual

suivent le) dessein de créer une atmosphère d’émotion esthétique et

une ambiance qui suscite une sensation de bien-être. »127

L’ambiance n’est plus seulement une représentation, mais devient une « incarnation »128, qui a peut être des traductions dans notre disposition mentale et nos actions. Il existerait une capacité réelle des milieux à nous mettre dans un certain état d’esprit129, alors même notre perception construit par ailleurs cet environnement. La question sur la manière dont l’architecture produit une ambiance mène à s’interroger sur les dispositifs construits qui favorisent cette expérience130. L’architecture risque cependant d’être vue comme une cause et réduite à de simples potentiels physiques, sensibles et sociaux. C’est le principal écueil du raisonnement de causalité déductive de la psychologie environnementale qui paraît aujourd’hui incomplète à traduire seule la relation.

Une attitude complémentaire, induite par l’hypothèse des formants, tend à saisir l’ambiance qui précède l’architecture, et donc à examiner les référents d’ambiance du concepteur qui peuvent induire la production architecturale et son ressenti.

2.2.2. Les « formants » : vecteurs déclenchants

Parmi la multitude de combinaisons simultanées d’indices sensoriels, la difficulté semble de comprendre comment se forme une « unité d’ambiance ». Une position pourrait consister à discrétiser les différents éléments. Le risque est (entre autre) de devoir gérer une liste infinie de paramètres, finalement peu instructive. Ce serait en effet revenir à une vision atomiste de la perception depuis longtemps remise en question. Dans le domaine sensible, le tout n’est jamais simplement la somme des parties. Nous retiendrons particulièrement l’hypothèse des formants comme piste de travail131. Selon Chelkoff, il existerait, dans la diversité vécue, des « vecteurs » qui, selon les situations, sont rendus déterminants et structurent l’ensemble.

127

Barragan cité in Salvat Jorge, 1981. « Luis Barragán : Riflessi messicani. Colloqui di modo », Modo, n.45, Milan

128

Terme emprunté à Chelkoff in Amphroux, Thibaud, Chelkoff, 2004. Op. cit 129

Citons à titre d’exemple l’expérience de cette « contrainte libératrice » menée dans les jardins japonais in Gilsoul N, 2004. « Koto-in, le chemin de l’éveil », Cheminements, Carnets du Paysage : Cheminements, Actes Sud-ENSP, Paris 130

Guillherme Lassance parle de concept référent et explore l’hypothèse des configurations référentielles dans son article « Les configurations référentielles. Un instrument conceptuel du projet d’ambiance » in Adolphe dir.,1998, op.cit 131

Pour connaître l’argumentaire qui sous-tend scientifiquement l’hypothèse des « formants », il est bon de lire l’article « L’hypothèse des Formants » (Amphroux, Thibaud, Chelkoff, 2004. Op.cit), et en particulier, les points qui ont trait à l’étude des processus de sélection de l’information, de l’organisation perceptive, des modes attentionnels et du rôle de la mémoire dans le « remplissage perceptif »

Deviendrait alors « formant » ce qui, dans le champ sensible, détermine ou caractérise l’ambiance perçue en offrant une orientation de l’ensemble selon un vecteur commun.

Le formant est un déclencheur (partagé et partageable).

Le terme « formant » vient de la phonologie. Il désigne le processus qui permet d’articuler la langue et de faire advenir du sens à partir du bruit. En l’appliquant à l’ambiance architecturale, Chelkoff suppose que dans un environnement physique a priori multiple et complexe, certains phénomènes sensibles prennent une valeur d’appui et deviennent décisifs dans le processus de formation perceptive à partir duquel le sentiment d’ambiance peut émerger132. Les « formants » dériveraient de la forme construite des objets et des évènements qui les rencontrent et les animent. Ils ne sont ni événement sensoriel en tant que tel (ce serait alors de simples indices), ni objet matériel, mais la combinaison – ou l’interaction – des deux dans le temps.

Pour illustrer ce propos par une ambiance d’architecture émotionnelle (mise en scène par Barragán), observons un instant un haut mur dressé pour recevoir l’ombre d’un arbre à Las Arboleras133.

Si on regarde cette paroi non plus comme un objet mais comme quelque chose qui renvoie des ombres (ou une lumière), on ne la voit plus en tant que telle, comme une forme donnée, mais on la regarde comme « formante » du milieu ambiant à un moment donné. Elle reflète des choses qui sont d’un autre ordre que la paroi elle-même. Elle est transformée par un événement sensible particulier qui la fait exister sous cette forme, à cet instant précis, en se combinant avec d’autres phénomènes : une luminosité particulière ou une brise dans le feuillage d’un arbre.

La paroi entre dans le processus formant l’ambiance. Elle constitue, dans cette combinaison particulière, un vecteur sensible qui informe et réorganise l’ensemble.

Le monde des formants exprime ainsi une version singulière, mouvante et en devenir du monde des formes (c’est-à-dire sans cesse renouvelée comme notre monde sensible).

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Ce terme diffère d’autres notions proches comme l’effet in Augoyard, Torgue 1995. A l’écoute de l’environnement. Répertoire des effets sonores en milieu

urbain, Parenthèses, Marseilles, le qualia in Proust, dir.1997. Perception et intermodalité. Approches actuelles de la question de Molyneux, PUF, Paris,

l’événement in Stoffregen T.A, 2000. « Affordances and events », Ecological

Psychology, Lawrence Erblaum Associates, Londres ou le trait in Treisman A,

1992. Introduction aux sciences cognitives, Gallimard, Paris par le fait même qu’il ne tente pas de « séparer » des qualités comme elles (en rendant les faits indépendants les uns des autres), mais au contraire de les voir comme

formatrices d’un « tout » dans l’organisation variable des évènements sensibles. 133

Andrès Casillas, 1994. « El pirul y el muro », Nostromo, Mexico, 29 mayo 1994. Ce mur est illustré et fait l’objet d’études dans la Partie II, chap.2

Ces processus « formants » ne sont pas continus. Ils varient dans le temps. Ils sont liés aux dynamiques d’action comme nous l’avons suggéré. Une ambiance, en tant que totalité, peut donc être modifiée si l’un des formants vient à changer. Il suffit par exemple d’allumer la lumière dans la cave pour rendre le lieu inoffensif (ou moins inquiétant) aux yeux d’un enfant.

Si un changement se produit dans l’environnement physique sans entraîner de modification de l’ambiance, c’est qu’il ne s’agit pas d’un « formant » de cette ambiance là me confiait Chelkoff134. L’élément modifié (la combinaison de phénomènes) ne serait pas assez déterminant sur l’expérience en cours pour être un formant, un déclencheur.

L’ambiance peut donc être très fragile.

Le constat d’expériences émotionnelles partagées aujourd’hui dans l’architecture émotionnelle de Luis Barragán malgré l’érosion du lieu et l’évolution des systèmes référants des nouveaux visiteurs rend l’étude de ses mécanismes scénographiques d’autant plus intéressante pour une prospective créative.

Cette hypothèse entraîne quand même à notre avis trois réserves. La première concerne l’observateur. A partir du moment où on part de l’expérience située, on se place dans un système ambiant où l’observateur, avec sa propre sensibilité et ses propres actions, va tenter d’objectiver le processus de perception des phénomènes d’ambiances émergents. Quelle légitimité peut-on accorder à cette objectivation ? Le choix de multiplier les témoignages a été ici retenu pour comparer les expériences et y chercher des récurrences. La seconde réserve vient du fait que l’hypothèse des « formants » cherche à établir des catégories générales à partir de l’expérience de l’environnement, par essence même toujours particularisée. La troisième réserve enfin, rappelle que si les modalités d’usage et les encodages culturels et sociaux sont à même de valoriser certains formants, elles sont aussi susceptibles d’en rendre d’autres inopérants pour certains observateurs.

Notre démarche n’a donc pas valeur d’universalité, mais nous partageons la conviction qu’en mettant à jour des récurrences135 à partir des fondements ancrés dans l’expérience des ressources accumulées, notamment dans l’architecture émotionnelle de Barragán, nous pourrons fournir des éléments de travail pour les modalités de conception du projet

134

Chelkoff interrogé par Gilsoul N, décembre 2007, Grenoble 135

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