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2. Ambiances 38!

2.3. Les complexités de la mesure 47!

« Mesure tout ce qui est mesurable et rend mesurable tout ce qui ne l’est pas ».

Galilée 136

Sans déborder ici sur les méthodes, qui font l’objet du chapitre suivant, ce paragraphe s’interroge sur la légitimité de la mesure en terme d’ambiance et ses difficultés à rendre compte d’un phénomène aussi insaisissable, issu du couplage entre substrat physique et intention perceptive.

2.3.1. Dissolution du visible dans le sensible

On a montré que le domaine des ambiances, né d’une attitude écologique qui voyait dans l’espace un réservoir de nuisances à contrôler, tend aujourd’hui, poussé par l’émergence de nouvelles préoccupations, vers une vision plus phénoménale.

Les chercheurs sur l’ambiance militent pour une dissolution du visible dans le sensible137.

La recherche appliquée et très instrumentée, issues des techno- sciences, poursuit sa route et affine toujours plus ses outils de mesure et ses modes de représentation. Citons par exemple le

système d’enregistrement stéréophonique binaural (SEB)

assimilable à une « tête artificielle » utilisé par le GRECAU et l’imagerie acoustique qui leur permettent de comparer les sonoscènes capturées138. Delétré imaginait en 1998 un avenir proche où il serait possible de truffer un espace de toutes sortes de capteurs qui relèvent, analysent et stockent les informations en permanence139. Ces capteurs, couplés à des logiciels experts pourraient alors indiquer si les caractères physiques d’un lieu créent une ambiance de type : « soirée d’automne, après la pluie, musique de blues en fond sonore, odeur de beignet trop gras, petit brouillard léger, site urbain semi-ouvert ». Celle-ci serait bien sûr répertoriée sous un indice à plusieurs chiffres dans l’hypothétique

Répertoire des Ambiances architecturales et urbaines.

L’expérience pose plusieurs questions. La première étant que si les capteurs ont bien capté, les stockages bien stocké et les logiciels bien analysé, peut on vraiment dire que cette ambiance identifiée a eu lieu si personne n’était dans la pièce ? La question est complexe.

136

Galilée, 1995 (1638). Discours et démonstrations mathématiques concernant deux nouvelles sciences, PUF, Paris. Réed.

137

Adolphe, 1998, op.cit 138

Semidor, 2006. « Listening to a city with soundscape method », Special Issue

« Soundscape » Acta Acustica united with Acustica, vol.92

139

Cité in Amphoux, Thibaud, Chelkoff, 2004. Op.cit

En 2006, l’architecte Philippe Rahm présente au CCA de Montréal une

architecture climatique dont le prototype est une pièce vide remplie de capteurs et de prothèses technologiques visant à créer le climat idéal (in Borasio, 2006. Op.cit)

Si une partie de l’ambiance peut être réduite à des quantités, une autre comme nous l’avons évoqué, non négligeable, fait appel au qualitatif. Delétré s’attache alors à interroger la partie quantifiable pour en montrer déjà la complexité et les limites. Il conclut en indiquant que la mesure, souvent indispensable (parfois uniquement pour être écouté ou pris au sérieux), n’est pas toujours nécessaire et en tout cas, jamais suffisante. On peut ajouter que si l’ambiance est difficile à évaluer parce qu’elle se heurte aux obstacles de la mesure mais aussi à l’objectivité, elle est tout aussi difficile à décrire avec les moyens habituels (plans, images virtuelles ou réelles). Nous avons hérité jusqu’ici dans l’histoire de l’architecture des méthodes utilisées par l’histoire de l’art. Le style est décrit en premier, rarement les sentiments. Dans une hypothèse pour trouver de nouvelles voies de communication, Luc Adolphe en appelait en 1998 à la littérature ou au cinéma, qui utilisent des techniques connues pour traiter du sensible140.

Les parcours commentés (ou rétro commentés), la théâtralisation scénarisée141, les sonoscènes et les promenades sonores142 ou encore les parcours vidéos143 notamment viennent aujourd’hui élargir et compléter les méthodes héritées.

Nous n’avons pas cherché une hyper instrumentalisation de la mesure dans le cadre de cette recherche (notamment pour des raisons pratiques et économiques). Pas de capteurs de lumière, de sons ou de mouvement, pas de relevé hygrométrique ou de tension superficielle des matériaux. Pas plus d’enregistrement vidéo dans les architectures émotionnelles dont l’utilisation (même dans le cadre de la recherche) entraine des droits. Nous avons pris le corps comme instrument de mesure principal144 avec les réserves préalablement énoncées.

2.3.2. L’hégémonie du visuel

Dans notre culture occidentale, le visuel l’emporte sur nos autres sens dans notre appréhension de notre environnement. Cette hégémonie du visuel est héritée de la Renaissance et se perpétue à travers l’éducation et le conditionnement socioculturel qui tendent à négliger l’apprentissage dès l’enfance d’une écoute des sens oubliés de l’architecture (la dimension sonore, olfactive, tactile).

140

Adolphe, 1998, op.cit 141

Okamura Cintia, Sao Polo in http://cresson.archi.fr/AMBIANCE2008- commS1.htm

142

Semidor, 2006. Op.cit 143

Adaptés à partir des travaux de Eckert et Rocha, 2006, http://cresson.archi.fr/AMBIANCE2008-commS1.htm 144

Nous possédons en outre quelques enregistrements audio empiriques dans la casa Barragan

Il existe bien sûr des expériences, des cas isolés, souvent catégorisés par la société comme l’œuvre d’artistes ou d’illuminés et mis en marge de la production architecturale elle-même145. Depuis quelques années cependant, peut être sous l’impulsion des recherches dans le domaine des ambiances architecturales et urbaines, on voit apparaître un intérêt croissant pour ces autres sens, promesses de renouvellement conceptuel. Des expériences associées ou issues des ateliers de projet en écoles d’architecture et de paysage voient le jour146. Les notions de paysage sonore147 et de paysage olfactif148 sortent des laboratoires et envahissent le marché et les discours des concepteurs. Il reste cependant encore très difficile d’imaginer ce que pourrait être un espace olfactif, guidé dans sa conception même par notre seul nez. Il semble que nous ayons (encore) besoin d’un complément visuel.

Le Professeur Sémidor associe ainsi des enregistrements audio (une phonographie149) avec un relevé photographique (cartographié) le long de promenades urbaines150. Cette méthode s’inspire de l’approche proposée par Kevin Lynch dans L’image de la cité151 et la complète par une empreinte sonore complémentaire. Ces phonographies deviennent ainsi un véritable outil au service de la conservation ou de la mise en scène du Patrimoine.

Ces nouvelles manières d’appréhender l’espace suggèrent d’inventer de nouvelles manières de concevoir le projet152.

Si cette thèse accepte l’hégémonie relative du visuel, nous tenterons de comprendre les mécanismes de fonctionnement scénographiques de l’architecture émotionnelle en ouvrant (quand

145

Citons par exemple les œuvres de Frederic Kiesler, proche de Barragan, qui relèvent beaucoup de la dimension tactile (Beret C, dir. 1996. Op.cit)

146

Citons notamment les ateliers d’Herzog et de Meuron ou encore ceux de Christophe Girot à ETH Zürich

147

Traduction du terme soudscape proposé par le musicien canadien Schafer. Il permet de décrire les ambiances acoustiques d’une façon globale sans porter de jugement positif ou négatif sur ce qu’on entend in Schafer, 1976. The tuning of

the world, éd.Knopf, NY

148

Citons notamment les recherches de Nathalie Poiret dans le domaine olfactif, dont la thèse de doctorat soutenue en mars 1998 à l’EHESS était intitulée Une

ville et ses odeurs. A ce propos, voir la publication de son article « Les odeurs

d’un paysage urbain ou l’histoire olfactive de Grenoble » dans les Actes du

colloque « paysage et ambiances » organisé par l’école d’architecture de

Toulouse en mai 1996 (publié en 1998) ou encore « Des odeurs au rythme de nos pas, l’identité des paysages olfactifs », Carnets du Paysage, ENSP-Actes Sud (1998)

149

Moles, 1972. Théorie de l’information et perception esthétique, Denoël, Paris 150

Semidor, 2003. « Ambiances et confort des espaces dans la ville : un nouveau regard sur le patrimoine urbain » in 2003 (30-31 janvier) Les Débats sur la Ville

n°5, 4èmes Assises du Patrimoine du Grand-Ouest, éd. Conflueces

151

Lynch,1960. The image of the city, The MIT Press, Cambridge 152

Les velléités de travail conceptuel entre architecte concepteurs et la chaire de physiologie de l’action du Professeur Barthoz au Collège de France par exemple sont jusqu’ici restées vaines (Berthoz interrogé par Gilsoul N à Paris en février 2009). Le temps nous montrera si ces nouvelles pistes, étudiées par la recherche scientifique, peuvent participer, et dans quelle mesure, à créer de nouvelles architectures émotionnelles au quotidien, sans l’instrumentalisation du concepteur ou de l’arpenteur

cela est possible) nos analyses à d’autres stimuli perceptibles et partageables (visuo-tactile, sonore, hygrothermique, kinesthésique). Ils sont inhérents à l’Art de Voir tel que l’entend Barragán153 et l’ignorer reviendrait à minimiser la sensibilité du concepteur et ses intentions.

De plus, nous insistons ici sur le fait que les constats relevés dans nos enquêtes (prioritairement visuo-tactiles) ont convoqué la plupart du temps le mouvement, le déplacement dans l’espace à l’instar des promenades commentées et des parcours sonores. Nous adapterons ou construirons des méthodes en fonction des hypothèses. On a démontré qu’une ambiance convoque nos potentiels d’action et que sa dimension temporelle est essentielle. Amphoux parle de « successibilité dans le temps »154.

L’ambiance devient ainsi un territoire à parcourir physiquement pour permettre le couplage évoqué entre les éléments matériels, les phénomènes et les intentions perceptives. Kevin Lynch envisageait, à la fin des années 60, d’analyser les qualités visuelles d’une ville en étudiant la représentation mentale que s’en fait ses habitants à travers une série de parcours. Il distinguait ainsi trois composantes à l’image mentale : son identité (ce qui fait qu’on la reconnaît), sa structure (la relation spatiale de l’objet avec l’observateur) et sa signification (pratique ou émotive). Maurice Sauzet développe quelques années plus tard, dans un atelier de projet (Espace vécu) à l’école d’architecture Lumigny de Marseille, une grille d’analyse sensible et empirique pour étudier les cheminements dans l’architecture traditionnelle japonaise. Il teste ensuite ces enseignements dans sa pratique professionnelle155. Kevin Lynch reste la référence méthodologique en matière de promenade spatio- temporelle, mais la recherche actuelle l’adapte, l’améliore et l’affine constamment : sonoscènes, instantanés temporels, parcours vidéos, récits mémoriels156.

Le mouvement, participant à la construction de l’ambiance pose la question du rythme, de la direction et du script du parcours. Nous avons travaillé ici tant sur chaque scène157 (elle même spatio- temporelle) que sur le scénario spatial qui présidait la conception de l’architecture émotionnelle et convoque une série de parcours suggérés158.

153

Cet art de voir est développé dans la Partie II, chap.2 154

Amphoux, Thibaud, Chelkoff, 2004. Op.cit 155

Sauzet, Younes, Berque, 2008. Contre-architecture. L’espace réenchanté, Collection Théorie et pratique de l’architecture, éd. Massin, Paris.

Sauzet, Berque, 1996. Entre Dedans et Dehors. L’architecture naturelle, éd. Massin, Paris

156

Méthode en cours d’expérimentation dans la recherche d’Uglione auprès du groupe ASC, Rio de Janeiro in http://www.cresson.archi.fr/AMBIANCES2008- commCONF.htm

157

Partie II : Modalités spatiales d’implication sensible du visiteur 158

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