Des artistes et des villes
2. Mémoire, mutation et (re)construction d’une ville en quête d’identité
2.2. La double reconstruction de Dresde
2.2.4. Seconde phase
♦ Une affaire de cycles
Avec la réunification de 1990 (aussi désignée comme une « absorption » de la RDA par la RFA), une nouvelle dynamique est insufflée aux chantiers de plusieurs villes de l’Est. De grandes entités urbaines comme Berlin, Potsdam, Leipzig (deuxième ville de Saxe) et Dresde se sont lancées dans la reconquête de nouvelles valeurs et ont provoqué, une seconde fois, la destruction d’une partie de l’architecture et de l’aménagement de leur territoire.
Détruire à nouveau et reconquérir de nouvelles valeurs
Pour comprendre les raisons de cette répétition, l’historien d’art allemand Gilbert Lupfer évoque le fait que la Dresde de l’Allemagne réunifiée aspirait (et aspire encore) essentiellement à la construction d’une identité qui reposerait à la fois sur une grande fierté de son passé prestigieux (la Saxe des Princes électeurs, d’Auguste le Fort) et le souvenir douloureux des pertes causées par les bombardements de février 194590.
Simultanément donc, Dresde a cherché à redonner sa place à un patrimoine que la RDA condamnait ou délaissait, à entretenir la mémoire du bombardement et à panser les plaies d’une ville meurtrie par la guerre.
De toute évidence, le maintien de l’architecture héritée de la RDA ne constituait pas une priorité, en particulier dans le cas où elle compromettait la réédification de
90 Lupfer, G., « Dresdner Imitationen im Schatten der Frauenkirche » [Les imitations de Dresde, dans l’ombre de l’église Notre-Dame de Dresde] in Siegler, P., Klein, B., Konstruktionen urbaner Identität. Zitat und
Rekonstruktion in Architektur und Städtebau der Gegenwart [Construction de l’identité urbaine. Référence et reconstruction dans l’architecture et l’urbanisme d’aujourd’hui], Berlin, Lukas Verlag, 2006, p. 47.
l’ancienne ville dans celle du futur. De surcroît, cet héritage de l’Est entachait l’image de la ville désormais intégrée aux pays de l’Ouest91. Ainsi, après la disparition de la RDA, le patchwork urbain en cours de tissage ne fut pas confiné à la remise, mais replacé sur un
autre métier pour lequel fut choisi un autre motif.
C’est dans cet élan que la Frauenkirche92, après avoir servi l’idéologie socialiste
sous la forme de ruine, devint « l’emblème » 93 de la ville ressuscitée de ses cendres [Fig.
30]. Pour G. Lupfer, la coupole du temple luthérien était en effet indispensable à la reconquête d’une « silhouette légendaire », qui avait si longtemps marqué « l’imaginaire collectif de la ville »94. Comme pour signifier la tragédie du bombardement qui a marqué
l’histoire architecturale de l’édifice, le morceau de façade qui n’avait pas été rongé par les flammes de l’incendie fut incorporé dans son nouveau corps, accompagné d’autres pierres noircies et conservées suite aux grands déblayements du site. Fig. 30. Place Neumarkt et Frauenkirche, Dresde, 2014. Photographie : Emmanuel Cattiau.
91 Ajoutons ici que la présence de cette même architecture dite « des années 1960-1970 » fait aussi débat dans l’ancienne Allemagne de l’Ouest et d’autres pays, comme la France. Ce courant architectural dérange déjà en soi, en raison de son aspect et des matériaux employés, même sans être associé à un courant politique qui a encouragé sa construction.
92 La réédification de la Frauenkirche a été menée de 1994 à 2005.
93 Die Dresdner Frauenkirche: Geschichte – Zerstörung – Rekonstruktion, op. cit., p. 3. 94 Konstruktionen urbaner Identität, op. cit., p. 35-36.
Réparer et semer : le château de la Résidence et ses environs
À quelques mètres de là, le château de la Résidence poursuit encore aujourd’hui sa lente réédification, entamée en 1985. Reconverti en musée, l’ancien palais royal est désormais consacré à une partie de la collection d'art de l'État de Saxe95. C’est salle par
salle que l’imposant édifice retrouve son prestige d’antan à l’aide de savoir‐faire artisanaux qui lui confèrent un air d’authenticité. En effet, par le réemploi de techniques anciennes et de matériaux d’origine, le château est reconstruit « à l’identique ». Les travaux menés sur ce lieu sont de l’ordre de la réédification et de la rénovation. Il est question de « refaire » ce qui a été « défait », et non de construire un nouveau bâtiment qui aurait un air de ressemblance avec l’ancien.
Le château représente aujourd'hui l'une des attractions favorites des visiteurs, aux côtés de la Frauenkirche, du Zwinger et de l'opéra Semper (ces deux derniers ayant été reconstruits avant la réunification).
Aux alentours, en revanche, ce sont des nouveaux blocs d’habitations aux façades d’inspiration ancienne qui surgissent du sol, dans l’intention de relier physiquement ces différents points stratégiques du cœur historique. Ces nouveaux venus provoquent un contraste avec l’ancien édifice royal doté, pour sa part, de vieilles pierres et d’une architecture immédiatement reconnaissable sur les photographies d’avant‐guerre.
♦ Une reconstruction soutenue par un filet économique
Quelques directives
Pour mieux comprendre les critères d’édification de la nouvelle Dresde, il est du plus grand intérêt de s’attarder sur le rapport du ministère allemand du développement urbain. Il y est fait mention, entre autres, de la recherche d’une « esthétisation » 96 de
l’environnement de vie qui permettrait de contrer le caractère « interchangeable »97 des
villes nouvelles et la « laideur »98 qu’elles exprimeraient. Il semble donc que la
récupération de substances architecturales anciennes soit bénéfique au rayonnement de toute ville dotée, par exemple, d’une forte concentration d’habitats en préfabriqué.
95Das Dresdner Schloß – Geschichte und Wiederaufbau [Le château de Dresde – histoire et reconstruction], Dresdner Heft n°38, 1994, p. 77.
96 Positionen zum Wiederaufbau verlorener Bauten und Räume, op. cit., p. 97. 97 Ibid., p. 97.
Il y est aussi question de « relier le développement des villes à leur passé »99 en
« remettant en mémoire [son] histoire [et] mobilisant la mémoire collective »100. Le
passé doit donc occuper une place de choix dans le paysage de la ville afin de la valoriser et de favoriser le rétablissement d’un lien avec sa population.
Pour finir, du point de vue économique, les villes se doivent d’améliorer leur image afin de rivaliser avec les autres pôles d’attraction touristique, tout en augmentant la valeur du territoire environnant101.
Ce dernier argument semble venir poser les bases du débat qui entoure la reconstruction de villes comme Dresde et remet en question les motivations politiques et économiques de la reconquête du passé. Il apparaît en effet fort plausible que la reconstruction puisse avoir pour but officieux de servir un besoin de distraction et une recherche du profit, caractéristique du capitalisme. L’intention officielle amplement communiquée étant celle de viser, avant tout, le bien‐être collectif. Il règne donc une certaine confusion autour des raisons qui portent les villes à se reconstruire à une telle échelle. Il semble naturel, dans ce cas, que les habitants qui assistent à la résurrection d’un patrimoine enseveli depuis des décennies soient en droit d’interroger la pertinence d’un tel phénomène et de mettre en doute la sincérité qui porte de tels desseins.
La question est d’autant plus virulente lorsque l’architecture « reconstruite » s’inspire du passé, l’évoque, plus qu’elle ne le réhabilite dans l’ensemble de la ville.
Les deux visages de la reconstruction à la lumière du « Neumarkt »
L’exemple de la place du Nouveau Marché (Neumarkt) [Fig. 30], qui accueille la
Frauenkriche en son cœur, peut éclairer sur les motivations qui poussent les architectes
de notre époque à opter pour la solution de la « quasi‐reproduction ». Cette place constitue en effet un cas démonstratif de construction‐imitation à Dresde et, de fait,
alimente le plus les débats.
Le passé et les événements de la longue reconstruction de ce site historique sont soigneusement documentés par une association reconnue et installée sur les lieux : « L’Association du Neumarkt historique ». Selon elle, la grande place est l’expression de moyens architecturaux visant à mêler « tradition et modernité »102. Alors que les façades
99 Positionen zum Wiederaufbau verlorener Bauten und Räume, op. cit., p. 102. 100 Ibid., p. 104.
101 Ibid., p. 109.
102 http://www.neumarkt-dresden.de, site de « l’association du Neumarkt historique ». Dernière consultation le 28.03.14.
tentent de rappeler le passé Renaissance et baroque de la ville, les intérieurs ressemblent en effet à ceux d’immeubles actuels.
Ce genre de construction fait écho à la réédification en cours d’autres édifices hors de la capitale de Saxe, comme l’église Paulinerkirche, dynamitée en 1968 par le pouvoir en place (SED) à Leipzig, et le château des Hohenzollern à Berlin. Si le sens de la récupération du passé prussien dans la capitale du Bund du XXIe siècle ne cesse de questionner, l’effort de sa reconstruction suscite tant le respect que la consternation, en raison de l’identité bâtarde de l’édifice. Celui‐ci se devra en effet de procurer l’illusion d’un monument historique, tout en accueillant des installations modernes entre ses murs103.
La signification de tels travaux renvoie au positionnement revendiqué par l’association Stadtbild Deutschland e.V., qui accompagne de contributions scientifiques le phénomène de reconstruction des villes détruites en Allemagne. Elle expose ouvertement sa qualité de défenseur de la reconquête de l’architecture perdue, mettant en lumière la « jeunesse » de l’architecture de l’Allemagne, « comme si l'histoire des derniers siècles n'avait jamais eu lieu et que le pays n'était pas plus vieux que d'une soixantaine d'années »104. Citant Hermann Hesse en introduction, l’association confirme son intention de sensibiliser à la nécessité vitale, pour une population, de ne pas vivre coupée de son imaginaire collectif – imaginaire que le patrimoine historique des villes est justement à même d’entretenir. Cependant, au‐delà du débat théorique, le caractère imitatif des nouvelles façades du Neumarkt peine à convaincre. Dans une revue scientifique sur l’histoire culturelle de Dresde, Gerd Albers, spécialiste allemand de la construction urbaine, fait ainsi mention de fréquentes comparaisons aux « décors de Disneyland »105. L’expression porte atteinte
aux façades qui se veulent anciennes mais qui paraissent encore trop neuves, sur une place qui se veut porteuse d’une mémoire identitaire liée au passé. Or, pour les défenseurs de cette reconstruction, le Neumarkt représente un « lieu historique
103 http://sbs-humboldtforum.de, site d’information sur le chantier du château de Berlin, dédié au grand public. Dernière consultation le 28.03.14.
104 http://www.stadtbild-deutschland.org/. Dernière consultation le 17.05.11.
105Albers, G., « Denkmalpflege oder Inszenierung? Zur Wiederherstellung des Dresdner Neumarkts » [entretien des monuments ou mise en scène ? De la reconstitution du Nouveau Marché de Dresde] Der Dresdner
Neumarkt: auf dem Weg zu einer städtischen Mitte [La place du nouveau marché de Dresde : vers la création d'un centre ville], Dresdner Heft n°44, 1995, p. 110.
authentique » alors que Disney ne serait qu’une « invention sans lieu »106. Il faudra peut‐
être à ce lieu quelques décennies avant de revêtir enfin le rôle qui lui a été décerné. Quoi qu’il arrive, la place en cours de réédification cristallise un phénomène notable dans le centre historique : celui de la mise à l’écart de ses habitants, alors que le Neumarkt fut de tous temps un lieu de rencontre stratégique. S’il existe aujourd’hui un centre ville à Dresde, dans le sens d’un centre vivant et adopté par sa population, celui‐ci se trouve ailleurs – peut‐être un peu plus au nord, dans la Neustadt ou à proximité, dans le tronçon d’espaces commerciaux de la Pragerstrasse. Comme le révèle le rapport du ministère, le quartier Altstadt n’offre en effet que très peu de structures fonctionnelles en dehors des attractions touristiques, des lieux de vente, de restauration et d’hôtellerie107.
Si le temps pourra jouer en faveur de l’apparence des façades du Neumarkt et apporter une touche d’ancienneté au lieu, il est toutefois peu probable que ce dernier reprenne un jour possession de sa physionomie d’antan. En effet, un édifice plus récent, le Kulturpalast (Palais de la Culture) [Fig. 31] occupe une partie de son espace depuis 1969 et, en dépit de nombreux débats portant sur sa destruction, celui‐ci sera finalement maintenu et rénové. Ainsi, le Neumarkt, épicentre historique de la vie quotidienne de Dresde, témoigne à lui seul de plusieurs grandes périodes qui marquèrent la construction de la ville. Fig. 31. Kulturplalast (1969), situé non loin de la Frauenkirche (arrière‐plan) dans le centre‐ville de Dresde, 2011. Photographie : Tiphaine Cattiau.
106 Positionen zum Wiederaufbau verlorener Bauten und Räume, op. cit., p. 134. 107 Ibid., p. 145.
Le verdict heureux du Kulturpalast rappelle le sort moins fortuné d’un autre palais, le Palast der Republik (Palais de la République), lequel avait été érigé en 1976 sur les ruines du château bombardé de Berlin. Après la chute du mur en 1989, cet édifice souffrait, contrairement au Kulturpalast, d’une forte connotation politique. Il fut démantelé peu à peu pour laisser derrière lui un trou béant au centre de la capitale. Notons donc, au passage, que la reconstruction actuelle du château de Berlin est chargée d’une double symbolique forte, celle de la reconquête du prestige prussien et de l’écrasement de la RDA. De son côté, le Neumarkt tente de trouver un terrain d’entente et de suggérer, peut‐être, une réconciliation avec l’histoire.
♦ Politique de reconstruction et héritage de la RDA
À Dresde, beaucoup de traces de la RDA ne subsistent pas à l’effacement. Qu’il s’agisse de simples immeubles d’habitation, de bâtiments administratifs comme l’extension du poste de police (Polizeipräsidium au Neumarkt), de monuments comme la statue de Lénine à Wienerplatz ou de structures culturelles et commerciales comme les anciens Kaufhäuser Linde et Karstadt (grands magasins), l’héritage de l’époque socialiste, qui se réclamait du communisme, peine à se maintenir dans le paysage de la ville. Régine Robin exprime à ce sujet l’ « illégitimation totale de la RDA » qui se doit d’être « une parenthèse dans l'histoire de l'Allemagne »108. Dans le cas des monuments
socialistes, on peut convenir que ceux‐ci deviennent majoritairement obsolètes à partir de la dissolution de la RDA. Mais plus que la disparition en soi de ces témoins, c’est la rapidité du processus qui surprend.
Pour trouver une explication au phénomène, les réalisateurs du documentaire
Was bleibt (2008) ont interviewé un agent de l'administration des sites et monuments
de Dresde. Celui‐ci relate qu’en Allemagne, il n’existe pas de loi préconisant un « âge minimum » à respecter avant de décider de la destruction d'un bâtiment. Mais il précise que, face à la vague de destruction qui déferla sur les villes de l’est du pays après l’ouverture du mur, un accord fut signé dans l’urgence afin d’imposer une période de deux à trois décennies avant de décider du sort d’un édifice.
Cet accord semble avoir porté ses fruits, même à Dresde. En effet, que ce soit dans le centre ou la périphérie de la ville, on peut noter à la fois l’inscription de l’architecture de la RDA au patrimoine de la ville (comme le cinéma à l’architecture circulaire
108 Allemagne, histoire d'une ambition, 1949-2011, Manière de voir, Le Monde diplomatique, avril-mai 2011, p. 72.
Rundkino) et l’intégration de Plattenbauten dans les plans de construction de nouveaux
ensembles d’habitations, comme en témoignent les chantiers menés en 2011 à Postplatz, grand carrefour situé à quelques pas du Zwinger. Il n’est pas impossible que ce soit cette dynamique, qui tend à questionner la place de la RDA dans la mémoire des villes de l’ancien bloc soviétique, qui a permis au Kulturpalast d’échapper aux menaces de destruction.
Ainsi, tant à Dresde que dans d’autres villes de l’ancienne RDA, des trous de mémoire sont successivement creusés ou remplis. Certains voient se déverser en eux les restes d’une ère abhorrée tandis que d’autres assistent à l’émersion de « reliques » que la reconstruction ressusciterait. Que ce soit au cours du premier ou du second mouvement de reconstruction, les orientations politico‐économiques dominent la conception de la ville. Elles y inscrivent leur vision de l’histoire et procurent le sentiment que ce qui est maintenu mérite le souvenir, quand ce qui disparaît doit être, de préférence, oublié. Les cas récents de compromis en matière de rénovation et de réhabilitation de la substance architectonique viennent cependant nuancer ce contraste. Ils laissent entrevoir la possibilité de maintien d’une mémoire urbaine plurielle et plébiscitée aussi par la mémoire collective.