Des artistes et des villes
1. Complexité du panorama architectural de Dresde Mon témoignage
1.2. Éclosion d’un pratique
1.2.1. Retour sur la place de l’architecture et de la ville dans ma création personnelle
Dresde a impulsé la démarche artistique que je mène aujourd’hui sur sa mutation. Mais auparavant déjà, l’architecture des villes occupait une place notable dans mon travail. Mon regard était constamment capté par les spécificités de telle ou telle façade, le « degré d’ancienneté » d’un édifice, la juxtaposition de styles…
Des projets précédents m’ont aussi amenée à employer la ville comme un « décor », un « lieu », une « architecture » pour la représentation de manifestations éphémères dans notre environnement visuel quotidien. Je travaillais en effet aux formes de l’ombre et du reflet, et étudiais leur capacité à se projeter, apparaître et s’évanouir, tout en traçant une dimension impalpable sur l’espace urbain. Je traduisais ces phénomènes dans une pratique artistique faisant déjà usage de la peinture, du dessin et de la sérigraphie, afin de souligner les métamorphoses de ces projections – des « signes » d’un ailleurs.
Le choix des ombres et reflets comme objet de travail me permettait d’interroger mon rapport à l’espace, celui de la ville, entre autres, sans pour autant deviner la raison de cet intérêt. Assurément, la construction de l’espace par l’homme me fascinait davantage que les corps ou la nature, qui étaient presque totalement absents de mon travail. Or, sans le savoir, j’éprouvais un manque : celui de ne pas parvenir entièrement à percer mon environnement que je m’évertuais à fragmenter, imprimer, difracter, et enfin à reconstituer.
Ainsi, mon objet fut un temps la fenêtre de ma chambre, dont je repris le cadre et la surface vitrée pour opérer, grâce à la sérigraphie essentiellement, un travail de superposition de l’image reflétée de la pièce sur celle de la ville, aperçue plus au loin [Fig. 08]. La ville était présente, certes, mais discrète, recouverte, partiellement effacée. Je l’intégrais à la composition de mes travaux, sans la traiter véritablement. L’approche demeurait indirecte.
Fig. 08. Dérivés de panneaux en gris, sérigraphie sur carton, 6x 47x50 cm, 2005.
Cette impression de distance entre la ville, son architecture et mon projet plastique prit fin avec l’expérience du panorama de Dresde. Si, auparavant, je percevais un décalage entre mon approche personnelle et la nature profonde d’une ville, ce qui s’offrait maintenant à moi se situait au‐delà de ce que je m’imaginais : l’architecture de la ville était prête à me raconter son histoire. De par sa diversité exacerbée, le non camouflage de l’impact du temps, ses chantiers à ciel ouvert et ses lieux en cours de transformation, Dresde m’ouvrait les portes de son univers en mutation.
1.2.2. Impulsions d’une démarche
♦ Des artistes et des mutations
Grâce au travail d’artistes, comme du photographe français Stéphane Couturier avec la série Urban archeology, j’ai été confortée dans le sentiment que l’approche artistique pouvait former, voire éduquer le regard au cœur des reconstructions que, par la force du quotidien, tout un chacun finit par ne plus remarquer.
Le travail de Couturier prend source dans diverses grandes villes en chantier, comme Paris, Berlin et Dresde. Le grand angle de son appareil crée souvent une impression d’ampleur qui permet de prendre en compte un foisonnement d’éléments sur une large perspective, comme c’est le cas pour Berlin, Krausenstrasse (1996) [Fig. 09]. L’œil qui parcourt le cliché se trouve alors en contact avec des strates géologiques dont la troisième dimension a presque disparu. Sur cette photographie, le haut de la composition est occupé par un bout de façade grise et de fenêtres situées plus à l’arrière plan ; au milieu ressort le niveau du sol sur lequel roulent des engins de travaux en action. Le bas de la photographie dévoile, quant à lui, les profondeurs et les fondations de la ville. Fig. 09. Stéphane Couturier, Berlin – Krausenstrasse, 1996, ilfochrome, 145x104 cm. Fig. 10. Stéphane Couturier, Dresde – Zum Georg‐Treu Platz, 1997, ilfochrome, 115x147 cm. Sur un autre cliché, intitulé Dresde, Zum Georg‐Treu Platz (1997) [Fig. 10], ce sont les lignes de construction juxtaposées et la fusion des plans qui sont mises en avant. Les prises de vue soulignent la fouille entamée dans la ville lors de ses grands travaux de reconstruction.
Ainsi, le photographe semble être à la recherche de traces qui témoignent de la coexistence du passé et du présent en un même lieu ; des traces peut‐être plus faciles à déceler lors de l’ouverture des sols, comparables à des opérations chirurgicales, avant que tout soit refermé. La ruine et l’échafaudage occupent, de plus, une place centrale
dans la composition de ces photographies, comme si ces éléments étaient là pour témoigner de l’éphémère qui caractérise les transformations.
Le caractère de transition marque ce temps de la transformation et de la reconstruction, dont Couturier a tenu à conserver des traces. C’est précisément ce passage d’une forme à une autre qui suscite mon intérêt pour la reconstruction. La transition fait indiscutablement partie de l’édification et mérite ainsi tout autant d’intérêt que les images d’un avant et d’un après.
Dans cette intention, après les bombardements, des artistes de Dresde ont immédiatement pris leurs pinceaux et leurs crayons pour figer des images de la destruction. Même si les champs de ruine étaient appelés à n’être que transitoires, dans l’espoir d’une reconstruction prochaine, il est apparu essentiel pour ces gens de réagir face à la catastrophe et d’en constituer un témoignage.
Chaque étape, quelle qu’elle soit, raconte en effet les liens, les processus, et obtient ainsi le droit à la représentation.
Les artistes, sous le choc de la disparition et de la dramatique métamorphose de Dresde en une étendue de décombres, se sont ainsi attelés à un pénible travail d’acceptation. Le « peintre des ruines » allemand Wilhelm Rudolph (1889‐1982) estima à ce propos que « ses dessins reflètent la destruction avec plus d’authenticité que l’appareil photographique car l’œil humain ne laisse jamais les sentiments de côté »50.
Une raison de plus de s’engager aujourd’hui dans la confection de témoignages peints et dessinés de la ville en mutation, afin d’en former une mémoire sensible et accessible à tous.
♦ Détournement créateur d’un sentiment
La destruction peut hanter. Parfois, lorsque je contemple la vieille ville reconstruite, je perçois devant elle un filtre : celui d’une étendue de ruines. En effet, l’origine de cette partie de la ville que les habitants parcourent aujourd’hui est une étendue de cendres. Bien que Dresde brandisse l’étendard de la réédification et de la ville d’antan, je ne peux me défaire des souvenirs d’archives de l’heure zéro. Des fantômes enveloppent ma perception de la ville…
50 Die Zerstörung Dresdens, Antworten der Künste [La Destruction de Dresde, réponses des arts], Dresden, Thelem, 2005, p. XXI.
Par ailleurs, la destruction m’insupporte. Par sa faute, je n’ai pas eu le droit de connaître le décor d’autrefois. Les reconstructions me frustrent, elles aussi. À cause d’elles, j’accède avec peine aux restes in situ qui me mettent sur la piste des apparences passées, que ce soit celle de la Dresde d’avant‐guerre ou de la Dresde de la RDA. Cette indignation est l’un des germes qui a fait éclore mon intérêt pour Dresde, et qui m’a incitée à prendre appui sur mes captages de la ville pour mettre en place un projet artistique dont j’allais prendre le temps d’échafauder le propos.
♦ Les habitants de la ville
Je me suis alors lancée dans la découverte des nombreux récits de la ville, livrés par les édifices eux‐mêmes, mais aussi par le regard historique et les vécus intimes, récoltés au détour de conversations impromptues et assimilés par ma mémoire.
Pour cerner l’identité de Dresde, il faut s’attarder sur l’histoire de ses cycles de destruction/reconstruction. L’architecture porte parfois des traces de ces étapes et représente alors une porte d’entrée, une fissure du temps, qui permet d’entrevoir un moment précis d’un développement, d’une transformation.
L’histoire de la ville, celle qui se veut collective et qui domine le discours politique, est aussi un accès aux origines et à son évolution jusqu’à nos jours. De même, le souvenir individuel qui s’inscrit dans la mémoire de chacun vient compléter les possibilités d’en approcher le mouvement interne. En effet, le passé de Dresde est tant rythmé de moments marquants qu’anecdotiques, dotés d’une répercussion perceptible sur la vie de la population, que des bouleversements éprouvés par la ville (Seconde Guerre mondiale, RDA) peuvent laisser une empreinte notable dans l’histoire personnelle de certaines générations. Cela, je l’ai compris progressivement, en rencontrant et écoutant le récit ému d’Allemands nés avant la Seconde Guerre, ou d’autres qui ont vécu des décennies de RDA avant d’être catapultés dans la RFA. Dès mes premières années de vie à Dresde, de telles occasions se sont souvent présentées. Avec du recul, il ressort que, de façon consciente ou inconsciente et, encore une fois, selon les générations, la destruction de Dresde a pu signifier aussi une destruction de l’être : perte d’une partie de soi, fuite de repères, blessures profondes... Cela se lit dans les yeux des raconteurs, se perçoit dans le changement de teinte de leur visage, dans l’étranglement étouffé de leurs mots. Ces échanges m’ont permis d’estimer que la reconstruction de la
ville, comme processus de réédification et de récupération, pouvait aussi présenter un apport salutaire pour une partie de la population.
Je me suis ainsi faite peu à peu à l’idée que, prendre la reconstruction comme sujet, serait aussi un moyen de créer à l’intention des femmes et hommes dont le vécu est imprégné de celui de la ville. Par exemple, le phénomène de disparition d’une partie de l’architecture de la ville, essentiellement érigée sous la RDA, semble signifier l’effacement d’une phase de vie – d’une facette identitaire. S’intéresser au passé de destruction/reconstruction de Dresde, c’est donc aussi toucher du doigt une part sensible des habitants qui ont connu la RDA. Traduire la reconstruction de l’urbain par le langage pictural, lui donner matière, la donner à voir, pourrait peut‐être alors évoquer, de même, le potentiel de reconstruction qui habite chaque être.
Dresde a fécondé mon regard et entraîné la gestation d’un projet de création qui lui serait dédié. Six ans après mon installation dans la ville, je fondais l’entreprise Urban
Memory pour décrypter son contenu. Telle une longue‐vue pointée sur l’épicentre des
mutations, l’entreprise tente ainsi de saisir et de transmettre l’idée du mouvement dans le figé, de l’émergence dans les remous ; de donner à voir le processus de transformation qui parcourt l’urbain, au détour de ses édifications.