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Les scénarios et la logique du pire

Alternative au strategic planning, la méthode des scénarios a vu le jour à la fin de la seconde guerre mondiale, dans le sillage des opérations de bombardement de l’US Air Force, puis de la recherche opérationnelle reprise et systématisée à partir de 1948 par la RAND Corporation, un institut de recherche stratégique californien à but non lucratif.

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ÉMERGENCE DE MALADIES INFECTIEUSES

La défaite américaine au Vietnam et l’échec des modèles mathématiques appliqués à la stratégie, d’une part, le premier choc pétrolier en 1973, d’autre part, marquent le second départ de la méthode des scénarios. Parmi les créateurs du scenario planning, Pierre Wack, un Français placé à la tête du département de la planification du siège londo-nien du Royal Dutch Shell Group de 1971 à 1981. En septembre 1972, Wack présente au conseil de direction de la Shell un ensemble de scénarios autour du renchérissement brutal du prix du baril de brut. L’idée paraît alors saugrenue. Or, un an plus tard exacte-ment, intervient l’embargo sur les livraisons de brut décrété par l’OPEP (Organisation des pays exportateurs de pétrole) au lendemain de la guerre du Kippour. Seule la Shell s’y est préparée. La méthode des scénarios fait alors tache d’huile dans le monde des grandes entreprises. En 1976, 41 % des mille entreprises les plus importantes en Europe l’utilisent. Cependant, prédire l’avenir n’est pas ce qui intéressait Wack. Son but était plutôt d’ou-vrir l’esprit des dirigeants à toute sorte de possibles afin qu’ils soient capables d’anti-ciper, de se préparer, de réagir avec rapidité à un environnement brutalement transformé. Sans entrer plus en détail dans l’histoire des scénarios (Zylberman, 2013, p. 153-159), insistons ici brièvement sur les multiples apports de la méthode.

À l’aide de techniques simples relevant du théâtre et du jeu de rôle, les responsables sont invités à concevoir et à jouer des histoires. Le jeu (de rôle) et les histoires décomposent la crise (le changement brutal d’environnement) en un petit nombre d’éléments stéréotypés analogues à ceux que manipulent les militaires lors d’un war game ou d’un drill. Le caractère stéréotypé de ces éléments les rend faciles à comprendre et à mémoriser. Chaque groupe de scénarios peut faire l’objet d’une interprétation libre ou, comme c’est le cas de plus en plus fréquemment, se présenter comme une sorte de storyboard sur lequel les joueurs peuvent ensuite improviser. Bien évidemment, les scénarios vont nécessairement par paquets : on imagine un scénario du meilleur, un scénario du pire, et un ou plusieurs scénarios mixtes. On le devine, se focaliser sur le scénario du pire — comme Dick Cheyney et sa « doctrine du 1 % » — équivaut à introduire un biais considérable dans le raisonnement issu de la méthode.

Bien mieux qu’un modèle mathématique, les scénarios favorisent une intelligence immédiate de la crise. Ils apportent également ce que diagrammes et équations ne peuvent procurer : la « capture » des comportements humains, des variables rationnelles ou émotionnelles déterminant les conduites individuelles et collectives. En somme, selon les choix et les réactions des joueurs, les scénarios permettent de saisir l’impact de la dissémination de la menace sur la psychologie des individus et la dynamique des relations sociales.

La méthode des scénarios emporte avec elle des conséquences qui débordent largement le cercle de la méthodologie de la prévision. Par le fait, ces conséquences touchent à l’ontologie du risque et à l’idée même d’avenir. Avec les scénarios, en effet, on sort de la « société du risque » dans laquelle l’accident se produit à la limite du système techno- logique, tout en demeurant à l’intérieur du monde de la technique et de la science. Le fondement conceptuel de la « société du risque » n’est-il pas dans la raison assurantielle ?

3. L’avenir, « cible mouvante »

Par opposition à l’univers du risque, l’univers de la menace se présente, lui, comme un univers où le danger est transcendant et imprévisible. La menace n’est pas un possible accident interne au système technologique, mais un act of God qui ne dépend d’aucune loi « humaine ». Pour reprendre une expression de Raymond Aron, les scénarios repré-sentent une victoire des probabilités subjectives sur la « casuistique technique » des probabilités mathématiques. Avec ce retrait relatif des probabilités objectives, l’attention se reporte tout entière sur les conséquences d’une matérialisation du danger. « Faible probabilité, énormes conséquences », telle est à présent la formule — elle aussi issue de la logique assurantielle — du risque envisagée par les scénarios, formule où vien-dront se loger sans trop de difficulté le bioterrorisme, le SRAS et la grippe aviaire, qui se feront ainsi les « déclencheurs » d’une amplification considérable de la notion de sécu-rité sanitaire née dans les années 1990 avec la prise de conscience des risques techno-logiques (en l’occurrence, de l’aléa thérapeutique).

L’idée d’avenir s’en trouve elle aussi profondément transformée. Le futur de la prévision ou de la prospective est, on le sait, un futur à court terme (un à trois ans). L’avenir n’est que la projection des tendances actuelles, une série de variations sur un thème du présent. Avenir à long terme (de cinq à vingt-cinq ans), au contraire, l’avenir des scénarios n’a plus rien de ces déviations accidentelles et ponctuelles ; sa structure fondamentale relève de l’incertain, de l’incertain pascalien. Pour parler comme Pierre Wack (1985, p. 76), l’avenir est maintenant « une cible mouvante ». L’incertain n’est plus la déviation d’un trend (tendance), c’est maintenant la structure même du futur.

Encadré 1. National Planning Scenarios, Homeland Security Council (2005-2006).

Explosion nucléaire

Dispersion d’anthrax par aérosols Pandémie grippale

Attentat chimique : agent vésicant

Attentat chimique : produits chimiques industriels Attentat chimique : neurotoxique

Attentat chimique : explosion d’un réservoir de chlore Cyberattaque

Catastrophe naturelle : tremblement de terre majeur Catastrophe naturelle : ouragan

Attentat radiologique : dispersion d’éléments radioactifs Attentat par explosif : bombe improvisée

Attentat biologique : Y. Pestis

Attentat biologique : contamination de denrées alimentaires

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Les quinze scénarios du Homeland Security Council (encadré 1) sont distribués chacun autour d’une catégorie de menace NRBC. Ils ne posent pas seulement une menace et une réponse, mais, face aux services chargés de la gestion de la réponse, ils mettent en scène une red team composée de « terroristes, extrémistes du cru, agents de l’étranger ou même ancien employé en colère ». De manière caractéristique, cette red team est baptisée « l’Ad-versaire universel » (Howe, 2004 ; NPS Attack Timelines, 2006). Satan squatte les scéna-rios épidémiques ! Produit de l’alliance entre néoconservateurs et droite chrétienne, « la sécurité nationale est à ce moment-là », c’est-à-dire entre 2002 et 2008, « entendue en des termes venus tout droit de la démonologie » (Gray, 2007, p. 117). Autre façon de sauter à pieds joints dans le piège idéologique dénoncé par Milton Leitenberg (2009, p. 101-102), expert et critique de l’idée de bioterreur, consistant à supposer que, monstres d’intelli-gence et d’expertise, tous les terroristes sont techniquement d’un niveau équivalent à celui de l’auteur des lettres à l’anthrax de l’automne 2001. Supposition démentie par les docu-ments et les traces retrouvés par l’armée américaine dans les camps talibans en 2003-2004. Et cependant, l’apocalypse est depuis Reagan une catégorie de la pensée stratégique américaine. Événements climatiques extrêmes ou menaces biologiques combinent désordre de la nature et perversité des hommes. Guerres, désastres, épidémies sont les signes des « douleurs messianiques » qui préludent aux Derniers Jours. Toute crise historique de grande ampleur apparaît ipso facto comme la preuve parlante d’une catas-trophe cosmique. La crise n’est pas quelque chose qui sera ou qui est : c’est quelque chose qui vient — « la pandémie qui vient », pour reprendre le titre d’un article publié en 2005 par Michael Osterholm à propos de la grippe aviaire. Retour éclatant à une très ancienne conception de la peur (et de la faute), celle dont Cicéron s’est fait l’écho, pour qui le futur existe comme un présent menaçant. L’avenir est un mal qui approche ; le futur cède la place à l’imminent.

Semblable logique du pire est depuis longtemps enracinée dans une certaine pensée de la technologie et de ses méfaits. Depuis les années 1950 monte en effet un pessi-misme de combat contre la technologie triomphante (Hans Jonas), la bombe (Günther Anders) ou les atteintes à la nature (Arne Næss, Rachel Carson). Aux États-Unis, la juris-prudence a fait, après les marées noires des années 1970-1980, obligation à l’administra-tion de prendre en compte les scénarios du pire. Et au Congrès, on le devine, l’alarmisme est très souvent payant. Ne revenons pas sur la crise de la prévision : le scenario

plan-ning met le pire en vedette ; les excentriques de la prospective — un Herman Kahn, un

Pierre Wack — ne se sont au reste jamais fait faute d’en exploiter tout le possible afin de « penser l’impensable » (Kahn, 1962). Dans ses trois formes, l’épidémie (virus-hôte-écologie), l’accident (système-opérateur-milieu extérieur) ou l’intention criminelle (projet-biographie-occasion), l’événement rare combine trois composantes de l’imprévisible : le hasard événementiel (événement rationnel, mais ubi et quando sont imprévisibles), la dénaturation (mutation brusque d’un virus, dévoilement soudain d’une volonté de tuer chez un individu apparemment inoffensif), le non-être (se préparer à lutter contre « une maladie qui n’existe pas » encore). Comment ne pas voir que la conception et la percep-tion des désastres ont changé de paradigme ?

3. L’avenir, « cible mouvante »

Dans le monde de la précaution, le risque demeurait une catégorie rationnelle. Pas de risque sans étiologie spécifique. La précaution était elle-même une rationalité supérieure englobant le risque et son étiologie. Rien de tel dans l’univers de la menace, transcendant tout système et ne laissant que peu de place à la prévention. Avec cette transition de la raison technique à la transcendance géopolitique s’épuise toute forme d’étiologie de la menace. Nous vivons désormais dans un monde que nous ne pouvons plus imaginer autrement que comme un monde sans cause ni raison. Il y a là, sans nul doute, un affaiblissement de la pensée.