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Heu rs et malheurs du triomphalisme

Lorsque, le 4 décembre 196710, William Stewart, le surgeon general (le directeur général de la santé) des États-Unis, déclare devant un aréopage de médecins des services de

10. Le lecteur trouvera ici un résumé des chapitres 1 à 5 de nos Tempêtes microbiennes. Essai sur la

politique de sécurité sanitaire dans le monde transatlantique, parues chez Gallimard en avril 2013. Nous

n’avons conservé ici qu’un minimum de notes et de références. Le lecteur intéressé par plus d’information bibliographique et documentaire est prié de se reporter à cet ouvrage.

3. L’avenir, « cible mouvante »

santé publique du pays « le chapitre des maladies infectieuses est clos »11, il est loin d’imaginer que ses paroles vont plonger la santé publique américaine dans un profond « désarroi » (Institute of Medicine, 1988). Une série de maladies inconnues jusque-là apparaissent avec fracas une dizaine d’années plus tard :

– la maladie du légionnaire, maladie infectieuse bactérienne ainsi baptisée parce qu’elle frappe à ce moment certains participants de la convention de l’American Legion qui se tient à Philadelphie en 1976 ;

– la même année, le virus Ébola dans le nord du Congo-Zaïre ;

– dès 1981, le virus de l’immunodéficience humaine, promis à une expansion redoutable sur toute la planète ;

– le retour offensif de la tuberculose, maladie dont l’incidence ne cessait de régres-ser depuis un siècle aux États-Unis, engendrant en 1985 une très grave épidémie sévis-sant d’abord à New York (les journaux titrent alors : « Killer TB on Subway ») puis dans d’autres États du pays, parfois dans des formes résistantes aux antibiotiques (en 1991, un tiers des cas à New York sont multi-résistants, avec une létalité de 40 à 60 %, iden-tique à celle d’une tuberculose non traitée) ;

– enfin, à partir de 1993, toute une pléiade de virus émergents : hantavirus, Escherichia

coli O157:H7, cryptosporidiose (tableau 1).

Les maladies infectieuses regardées comme des vestiges d’un passé révolu, on a dispersé les équipes de recherche, démantelé les laboratoires, transféré les financements sur d’autres pathologies (maladies cardiovasculaires, cancer, etc.). Bercé par une confiance aveugle dans les technologies préventives (vaccins, DDT) ou thérapeutiques (pénicilline, antibiotiques), on a baissé la garde. Genève n’est pas en reste, qui a dissous son bureau de la Tuberculose en 1989 (un département des Maladies infectieuses émergentes sera créé six ans plus tard). Des années de vaches maigres pour la virologie, et plus d’arsenal protecteur face aux menaces infectieuses : le coût de l’autosatisfaction s’avère exorbitant.

11. W.T. Stewart, A Mandate for State Action, allocution prononcée le 4 décembre 1967 devant l’Association of State and Territorial Health Officers. L’attribution de cette déclaration a été récemment contestée (Spellberg et Taylor-Blake, 2013). Interrogé par Brad Spellberg, Stewart répondait qu’« il ne peut se souvenir s’il a prononcé ces mots ou pas » (« he cannot recall whether or not he made this statement ») (Spellberg et Stewart, 2008).

Tableau 1. Quelques émergences microbiennes, 1970-2014.

Années 1970 Années 1980 Années 1990 Années 2000-2014

Entérite à rotavirus Légionellose Entérite à Campylobacter Fièvre hémorragique de Lassa

Fièvre hémorragique Ébola VIH/sida Hépatite C

E. coli O157:H7 (diarrhée)

Syndrome de choc toxique Borréliose de Lyme Staphylocoque doré méti-R

Cryptosporidiose Tuberculose multi-résistante Variant Creutzfeld-Jacob H5N1

Syndrome respiratoire aigu sévère (SRAS)

Middle East respiratory syndrome (MERS)

H9N7

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ÉMERGENCE DE MALADIES INFECTIEUSES

C’est contre cette autosatisfaction que s’élèvent justement les organisateurs de la première conférence sur les virus émergents qui se tient en mai 1989 à Washington. Qu’est-ce qu’un virus émergent ? C’est un nouveau virus, ou du moins un virus jusque-là inconnu, capable de se répandre rapidement dans des populations « naïves » (c’est-à-dire sans immunité) et donc responsable d’une augmentation brutale de la morbidité dans ces populations. Trois mécanismes expliquent cette « nouveauté » : l’apparition d’un nouveau variant (mécanisme familier des virus de la grippe), la conquête de nouveaux hôtes (populations humaines naïves), enfin la dissémination de l’agent depuis une petite population isolée (îles) vers des populations de plus grande taille et densité. Dans la période historique (à partir du néolithique), la conquête de nouveaux hôtes paraît le mécanisme principal. La conférence de Washington n’est pas un de ces nombreux colloques scientifiques qui ne laissent que peu de traces. Elle n’intéresse pas que les virologistes ou les épidémiolo-gistes ; mais aussi les paléontologues, les anthropologues, les économistes et les histo-riens, car elle insiste sur la responsabilité de l’homme. Voilà la nouveauté. Pratiques agricoles, migrations, voyages, guerres, coupes dans les budgets de la santé publique, etc. : par ses pratiques et ses comportements, l’homme a sa part de responsabilité à l’ori-gine des émergences microbiennes. Un exemple typique suffira ici. En Malaisie, à partir de la fin des années 1990, l’expansion des élevages de porcs a pour conséquence l’ex-pansion des exploitations. Avec la déforestation, les animaux se rapprochent toujours plus de la lisière de la forêt où ils entrent en contact avec les déjections du réservoir d’un virus jusque-là inconnu : une espèce de grande chauve-souris frugivore, la roussette (Pteropus vampyrus), porteuse du virus Nipah. Le virus passe ensuite des animaux aux éleveurs, et le franchissement de la barrière d’espèce signe alors le départ de l’émergence. Ainsi l’idée même du processus de l’infection se modifie. C’est une nouvelle image du monde microbien que nous dévoile le concept d’émergence. La relation pasteurienne microbe (actif)/hôte (passif), à la base des progrès immenses de l’hygiène publique, laisse désormais la place à une relation dynamique dans laquelle l’homme — l’homme et ses pratiques, l’homme et ses comportements — apparaît comme une des causes de la circulation des agents infectieux. On parle de causalité anthropique. « L’homme, dit Stephen Morse, l’un des organisateurs de la conférence de Washington, l’homme est l’ingénieur de la circulation microbienne. » (Morse, 1993) Comme Monsieur Jourdain la prose, l’homme « fabrique » de la circulation microbienne sans le savoir.

Ce rôle crucial de l’homme dans les émergences, l’histoire en a fait son thème depuis longtemps. La peste noire du xive siècle le résume d’une épure. En 1331, la Chine a connu une grave épidémie de peste. La maladie a fait rage au milieu des désordres civils qui ont abouti au renversement des empereurs mongols et à la montée en puissance de la nouvelle dynastie des Ming. Le bacille arrive ensuite aux portes de l’Europe dans les bagages de l’armée mongole (la Horde d’or, qui contrôlait alors la plus grande partie de la Russie actuelle) assiégeant la ville de Caffa, en Crimée, en 1346. Le Mongol finit par se retirer, mais la peste, elle, s’installe. Par la suite, elle prend le bateau, se propage en Méditerranée, puis en Europe du Nord. Marchands, armées, pèlerins, tout ce qui

3. L’avenir, « cible mouvante »

marche et tout ce qui roule, tout ce qui navigue aussi, diffuse et colporte la contami- nation. Beaucoup plus tard, au xviie siècle, on la baptisera « peste noire », sans qu’aucun lien évident ne rattache ce qualificatif aux symptômes de la maladie.

Bien entendu, les émergences microbiennes ne se limitent pas aux grandes pandémies. Depuis la seconde guerre mondiale, le mouvement s’est accéléré, avec une augmenta-tion sensible du nombre des infecaugmenta-tions émergentes au cours des années. Du reste, la plupart d’entre elles (53,4 %) ne sont pas d’origine virale mais d’origine bactérienne, et, parmi celles-ci, un nombre non négligeable concerne la résistance aux antimicrobiens. À cause en particulier de la pandémie de VIH/sida, l’incidence de ces émergences infec-tieuses a connu un pic dans les années 1980. En définitive, l’accélération des émergences obéit à un triple déterminisme :

– la faune sauvage, origine principale de ces émergences qui constituent une menace importante pour la santé globale ;

– les changements climatiques (et donc l’homme, indirectement), responsables d’une augmentation des infections vectorielles dans les pays du Sud (28,8 % des infections émergentes dans les années 1990) ;

– enfin l’accroissement de la résistance aux antibiotiques, qui constitue l’un des risques majeurs pour la santé dans les pays du Nord (Jones et al., 2008).