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Que l’on se situe sur le plan international, à travers le cas de l’OMS, ou sur le plan national, on voit assez clairement comment l’émergence d’une question de santé publique est certes fonction de désordres dans la nature, tels qu’ils sont relevés par les experts scientifiques, mais aussi, et peut-être plus encore, des divers intérêts que peuvent avoir différentes catégories d’acteurs à s’en saisir, y compris en leur donnant de nouvelles définitions. Autrement dit, si un problème existe naturellement, il n’a d’existence sociale que si des acteurs « déjà là » en ayant déjà l’usage peuvent se l’approprier. De là une assez grande complexité du phénomène d’émergence qui dépend d’un grand nombre de facteurs, et notamment de la nature des relations, ajustements et compromis qui s’éta-blissent entre les acteurs se déclarant « intéressés » par telle ou telle question. La ques-tion du partage des éventuels bénéfices d’un problème émergent pèse en effet aussi bien

7. Un travail conduit avec Christophe Milazzo (université Pierre-Mendès-France) dans le cadre de l’ANR Index a montré que c’est effectivement au sein de ce « petit monde », où les acteurs multiplient les appartenances à des structures et les inscriptions dans des réseaux, que les enjeux les plus durables perdurent dès lors que la pandémie tend à sortir des agendas des autres catégories d’acteurs s’étant intéressés à cette question.

2. De l’émergence aux émergences. Le cas de la pandémie grippale

sur la force qu’acquiert cette émergence que sur sa forme même. De ce point de vue, les situations observables sur le plan international et national ne se ressemblent pas. En contribuant à la réémergence du problème de la pandémie grippale, l’OMS a favorisé sa propre émergence comme organisation internationale capable de conduire des poli-tiques et des actions d’urgence adaptées à des problèmes globaux comme la pandémie grippale, dans le nouveau cadre de référence One World, One Health adopté en 2004 par un ensemble d’organisations. L’émergence d’une nouvelle OMS ne s’est pas faite sans certaines difficultés. Elle a dû trouver sa place dans le concert des acteurs (en effectuant les compromis nécessaires), renforcer ses fondements institutionnels (notamment via le RSI) et réaliser les adaptations lui permettant d’être à la fois plus efficace et mieux acceptée. Mais ce processus d’émergence, sur le plan organisationnel, avec toutes les contraintes qui lui sont liées, retentit sur la définition même que l’OMS donne au problème de la pandémie grippale. Son approche varie en effet au gré des ajustements et compromis que cette organisation est obligée de faire en tenant compte des luttes définitionnelles qui se développent sur le plan international au sujet de la pandémie. Ce fut tout parti-culièrement le cas avec la menace de grippe aviaire qui s’est trouvée au croisement de trois grands types de définitions ou récits : « C’est une maladie aviaire qui affecte les moyens de subsistance des personnes » ; « la transmission interhumaine est le véritable risque et les conséquences pourraient être majeures » ; « une catastrophe économique et humaine est à notre porte et nous devons nous y préparer »8 (Scoones et Forster, 2008, p. 12). En privilégiant le second récit tout en maintenant ouvertes les autres options, l’OMS a neutralisé l’action de concurrents potentiels (sachant que son rôle central peut toujours être remis en question selon qu’une pandémie apparaît d’origine animale ou humaine). Si la pandémie reste majoritairement un risque sanitaire, elle a désormais d’autres dimensions que l’OMS n’a pu ignorer et qu’elle a de fait partiellement intégrées. Dans le cas français, la situation est différente puisque, contrairement à ce que l’on observe sur le plan international, on n’identifie pas un groupe d’acteurs ayant tout à la fois la volonté et la capacité de porter le problème de la pandémie grippale en en conser-vant la maîtrise pour s’imposer comme leader, comme propriétaire. Si l’intérêt porté à ce problème par diverses catégories d’acteurs a effectivement permis de le faire réémerger, parallèlement aux dynamiques se développant sur le plan international, le partage des bénéfices potentiels de cette réémergence s’est fait de façon dispersée, dans un certain désordre même, chaque grande catégorie d’acteurs tirant à soi ce problème mais sans se l’approprier vraiment. Dès lors, la question se posant dans le contexte français est de savoir non seulement à quoi a pu servir le problème de la pandémie grippale, compte tenu des usages qu’il a autorisés, mais également à quoi il pourrait encore servir. En d’autres termes, une nouvelle alerte suffirait-elle à réactiver l’intérêt pour la menace de

8. « It’s a bird disease – and affects people’s livelihoods » ; « human-human spreads is the real risk, and could be catastrophic » ; « a major economic and humanitarian disaster is around the corner and we must be prepared » (traduction de l’auteur).

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ÉMERGENCE DE MALADIES INFECTIEUSES

pandémie ou, compte tenu des préoccupations existant en France au sujet de la santé publique, de la sécurité collective, des rôles respectifs de l’État et de la société civile, doit-on considérer que les investissements et prises de bénéfices ayant eu lieu à ce sujet

via la pandémie ont pour la plupart été réalisés et que d’autres questions émergentes

sont susceptibles de prendre le relais ? S’interroger de cette manière conduit à un change-ment de perspective significatif, puisque l’analyse ne part plus des problèmes (émergents ou non), mais des configurations d’intérêts préexistant dans la société et susceptibles de les accueillir, de les prendre en charge (Gilbert et Henry, 2012). Engager une réflexion dans ce sens permettrait peut-être de comprendre pourquoi, maintenant que la pandémie grippale est stabilisée comme problème composite, hybride, intégrant diverses dimen-sions, elle a en partie perdu de son intérêt aux yeux d’une partie des acteurs l’ayant un moment investi, à l’exception bien sûr de ceux qui, comme déjà indiqué, apparaissent comme les propriétaires naturels. Or, contrairement à ce qui se passe sur le plan inter-national, il n’est pas certain que les acteurs du monde de la grippe soient suffisamment puissants pour porter seuls la pandémie grippale à la hauteur où ils auraient voulu la situer. Ce qui, très clairement, signifie que l’émergence d’un problème et son maintien sur l’agenda gouvernemental sont largement fonction de la façon dont ils peuvent s’ins-crire dans les intérêts présents. Une façon comme une autre de dire que « l’émergent », quelle que soit sa nature, doit toujours composer avec « l’installé », même s’il a vocation à bousculer son ordonnancement.

3. L’avenir, « cible

mouvante ».

Les États-Unis, le risque