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Un problème diversement défini

Un problème diversement défini

En raison des multiples appropriations dont elle a fait l’objet, la pandémie grippale a donc reçu plusieurs définitions. On en prend mesure à travers les tonalités successive-ment données aux différentes versions du plan élaboré pour gérer au mieux cette menace. L’élaboration du premier plan gouvernemental Pandémie grippale en 2003-2004 (SGDN, 2004) s’est faite dans une perspective scientifique et médicale, mais il est significatif qu’une toute première version ait été classée « confidentiel défense ». L’existence de cette version, vite remplacée par une version publique, montre cependant bien les liens expli-cites alors établis avec des questions de sécurité nationale. Les rapprochements entre le médical et le militaire ont été facilités par l’assimilation des virus « prépandémiques » à des ennemis potentiels. Si, compte tenu de la nature de la menace, les spécialistes de la santé humaine et de la santé animale ont été confortés dans leur rôle d’experts et si, de façon liée, le système de santé est apparu le premier concerné, l’approche est effec-tivement très guerrière. L’objectif était en effet de faire face à la menace avec une activa-tion de la vigilance afin d’identifier au plus vite l’« ennemi » et avec une préparaactiva-tion de la mobilisation de différents moyens médicaux, matériels, humains, pour « lutter contre » la menace pandémique (avec, comme arme ultime, la « vaccination ») (Gilbert, 2007). La confrontation avec la pandémie est envisagée de façon restreinte sous l’angle des crises de sécurité civile, avec donc un report vers les administrations ayant des prérogatives

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ÉMERGENCE DE MALADIES INFECTIEUSES

régaliennes dans le cadre classique de l’état d’urgence. Bien que toujours marquée par des préoccupations de santé publique, l’approche du problème de la pandémie grippale est donc ambiguë et laisse ouverte la possibilité de diverses appropriations.

La seconde version du plan (2006), élaborée sous l’égide du SGDN, ne modifie pas sensi-blement le cadrage précédent. Mais une nouvelle orientation est donnée avec la troi-sième version (2007), influencée par la Dilga qui a alors pris une part grandissante dans la conception du plan. En se focalisant sur la question de la continuité des activités, le petit groupe de hauts fonctionnaires réunis dans cette structure ainsi d’ailleurs que le SGDN, ne se sont plus uniquement attachés à la mobilisation des acteurs régaliens dans la phase d’urgence. Ils ont été tout à la fois conduits à envisager une collaboration intermi-nistérielle élargie (non limitée donc au secteur de la santé, de la sécurité et de la défense civile), une association avec des acteurs autres que ceux de l’administration centrale (les collectivités locales, notamment les plus grandes d’entre elles) et une participation beau-coup plus active des acteurs de la société civile, y compris les entreprises. La dimension « pandémie grippale » change alors véritablement de nature puisque c’est l’ensemble de la société qui est concerné par cette menace. Par ailleurs, il s’agit désormais moins de déterminer comment faire face à la crise pandémique, en déléguant cette question à l’État central, que de vérifier si, dans ses différentes composantes, la société dispose des capacités de résistance, voire de résilience, terme « émergeant » dans le domaine des risques et crises collectifs et, plus largement, dans celui des politiques publiques, notamment suite à la publication du Livre blanc Défense et sécurité nationale de 2008 qui insiste particulièrement sur ce point (Mallet et al., 2008).

Les versions suivantes du plan (2009, 2011), en particulier celle de 2011, entérinent ce changement de perspective, puisque, en se fondant sur le retour d’expérience, le plan indique désormais quelle est la stratégie de réponse de l’État, en privilégiant la flexibilité et l’adaptation aux caractéristiques de la pandémie. Un véritable tournant stratégique s’effectue puisqu’il s’agit moins de tout prévoir, de tout anticiper à travers un ensemble de fiches techniques extrêmement précises, comme ce fut le cas dans les premières versions, que de préparer les autorités à des situations fortement marquées par l’incer-titude. Tout se passe un peu comme si les auteurs de la dernière version avaient pris en compte certaines critiques adressées aux approches faites sous l’angle de la plani-fication, au détriment de l’analyse des situations telles qu’elles peuvent se présenter avec toute leur complexité (Gilbert, 2007), voire s’étaient intéressés à des travaux théo-riques remettant en cause les stratégies uniquement fondées sur l’anticipation (Jullien, 2002). Par ailleurs, il est désormais clairement établi que, au-delà de l’État, le plan Pandémie grippale concerne « l’ensemble des collectivités publiques, des profession-nels de santé et des acteurs socio-économiques qui participent de la réponse à la situa-tion de pandémie » (SGDSN, 2011).

À très grands traits, on peut donc dire que la réémergence du problème de la pandémie grippale a eu lieu à travers trois grandes mises en forme. La première, la plus évidente et la plus spontanée, est l’approche faite en matière de santé publique. Dans ce cas, la

2. De l’émergence aux émergences. Le cas de la pandémie grippale

pandémie n’est autre qu’une extension du domaine de lutte contre la grippe, le change-ment d’échelle lui donnant des caractéristiques spécifiques. La deuxième, moins évidente, mais également très présente, est d’appréhender la pandémie grippale sous l’angle de la sécurité collective. Dans cette perspective, la pandémie grippale revêt certes une dimen-sion de santé publique mais, tout autant, une dimendimen-sion de sécurité civile, d’ordre public, voire de défense nationale. Les liens établis avec les menaces terroristes ont renforcé cette approche. La troisième et dernière mise en forme consiste à voir dans la pandémie grippale un problème global mettant à l’épreuve les sociétés contemporaines, notam-ment les plus modernes d’entre elles. La question n’est en effet plus de faire face à des menaces ponctuelles, traitables dans le cadre de l’état d’urgence mais, en s’appuyant sur les ressources et ressorts ordinaires des sociétés, d’envisager la continuité des activités dans des situations à la fois incertaines et dégradées.

Ces trois grandes définitions de la pandémie grippale tirent cette question dans des sens assez différents. Même si elles conduisent à identifier divers types de « proprié-taires » potentiels, elles ne s’excluent pas, des points de passage existant chaque fois d’une définition à l’autre. La définition sous l’angle de la santé publique s’accommode de la définition sous l’angle de la sécurité collective, y compris dans ses aspects extrêmes (désordre social, terrorisme). De même, la définition sous l’angle de la sécurité collec-tive, avec une forte référence aux interventions de type régalien, s’accommode d’une définition beaucoup plus large via l’introduction du concept de résilience et l’ouverture vers les acteurs de la société civile. Si la métamorphose de ce problème s’opère dans un sens assez précis, avec une prise en compte accrue des vulnérabilités et des capa-cités de résistance structurelle, les diverses définitions qui lui sont données se super-posent, voire s’enchevêtrent. C’est là une situation assez habituelle dans les problèmes publics où l’on observe effectivement des coexistences de définitions, certaines prenant parfois le pas sur d’autres, certaines valant dans les espaces publics et d’autres restant confinées dans les « espaces discrets » où se réalisent les compromis entre les acteurs concernés (Gilbert et Henry, 2012). Mais, dans le cas de la pandémie grippale, il semble que cette coexistence corresponde plutôt à une certaine indécision quant à l’attribution de la « propriété » du problème. De toute évidence, les acteurs du secteur de la santé, bien qu’ayant été les principaux promoteurs de la pandémie grippale comme problème public devant être mis sur l’agenda, n’ont pas eu la capacité de retenir ce problème dans leur champ de compétence. Il leur a en quelque sorte échappé lorsque des acteurs de la sécurité s’en sont saisis et ont mis en œuvre leurs propres instruments. Mais, à leur tour, ces derniers ont laissé filer le problème lorsque d’autres acteurs (dont certains rele-vant du domaine de la sécurité) ont fait de la pandémie l’exemple même des nouveaux problèmes globaux. Bref, aucune catégorie d’acteurs ne s’impose véritablement comme « propriétaire » et, encore aujourd’hui, telle ou telle dimension du problème de la pandémie grippale peut être mise en avant selon les circonstances et les contextes.

Une telle situation a bien sûr des effets directs sur la réémergence de la pandémie grip-pale qui peut s’effectuer selon différentes voies en fonction du degré d’investissement

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dont elle fait l’objet. Or, ce degré d’investissement dépend de facteurs assez différents. Il dépend certes de l’obligation faite à telle ou telle catégorie d’acteurs de prendre en charge une question donnée compte tenu de leurs prérogatives formelles ou des missions qu’ils reçoivent. Dans le cas de la pandémie grippale, il semble ainsi aller de soi que, compte tenu de ses différentes définitions possibles, des acteurs de divers domaines (santé publique, sécurité et défense civile, sécurité globale) se retrouvent autour de cet enjeu. Mais l’intérêt manifesté pour ce problème n’est pas réductible à des obligations d’ordre institutionnel. Il tient également à la façon dont des acteurs se sont alors saisis des opportunités s’offrant à eux. Dans le cas français, c’est probablement le principal facteur de la réémergence de la pandémie grippale comme problème public.