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Les savants et les cadres juridico-judiciaires des empires médiévaux

Pour É. Tyan, le système judiciaire byzantin aurait joué un grand rôle dans la constitution du système judiciaire omeyyade puis abbasside. Il note que la législation de Justinien était encore en vigueur au moment de la conquête arabe de la Syrie et de l’Égypte. Le gouverneur byzantin cumulait en sa personne les fonctions de chef administratif et de juge de la province. Les attributions judiciaires du gouverneur avaient une telle importance que celui-ci était communément appelé judex provinciae, ou, tout simplement, judex. Les systèmes judiciaires romano-byzantin et islamique étaient similaires : la justice était exercée dans les provinces par le gouverneur, qui était le titulaire de la fonction et en déléguait l’exercice à des subordonnés : les juges. On peut rappeler

que cette continuité entre l’époque tardo-antique romano-byzantine et le système califal omeyyade puis abbasside a également été mise en lumière par Hugh Kennedy en ce qui concerne le système fiscal (centré sur l’impôt foncier), et l’administration des provinces (les gouverneurs étant nommés par le calife et révocables).

1- La délégation du pouvoir de justice

Le chef de la communauté, le calife ou imâm, est le détenteur premier du pouvoir judiciaire et il délègue ce pouvoir aux juges soit directement, soit indirectement par l’intermédiaire des gouverneurs provinciaux. Or, à partir du moment où le pouvoir du calife décline, donc dès le début de la période au programme, les vizirs et les émirs prennent en charge le pouvoir judiciaire, quand ce ne sont pas des dynasties de princes territoriaux qui reconnaissent en théorie l’autorité du calife ou de l’imâm, mais sont autonomes en pratique : c’est le cas des Aghlabides d’Ifrîqiya, nommés au début du IXe siècle par les califes abbassides de Bagdad, ou des Zirides laissés comme lieutenants par les Fatimides à la fin du Xe siècle. Dans les dynasties omeyyade de Cordoue (929-1031), ou fatimide de Kairouan, puis du Caire (909-969-1171), les premiers souverains ont exercé leur pouvoir de justice. Pourtant, très vite, comme cela avait été le cas pour les Abbassides de Bagdad, ce sont les émirs, les vizirs ou les chambellans qui s’approprièrent le pouvoir de juger et de déléguer. Simple délégué, le juge n’exerce qu’une « justice retenue », pour reprendre l’expression d’É. Tyan, et le délégant conserve le droit de rendre lui-même la justice. Le juge est considéré en fait comme le substitut (nâ’ib) de l’imâm ou calife, de son gouverneur provincial, ou, à défaut, du prince territorial autonome. Cette délégation vaut ordre, si bien que seul le souverain a le droit de mettre fin au mandat. Un juge ne peut décider de renoncer à sa charge sans l’accord du souverain. Ainsi, au Xe siècle, ‘Abd al-Rahmân al-Ma‘âfirî, un Grand juge de Cordoue, eut-il toutes les peines du monde à se faire décharger de sa fonction. On notera qu’à Cordoue, le Grand juge est appelé à l’époque califale qâdî al-jamâa (« guide de la communauté »), jusqu’au début du XIe siècle, et ne reçoit celui de qâdî l-qudât (« juge des juges »), porté par le Grand juge de Bagdad, qu’à partir du

XIe siècle.

On assiste progressivement à une séparation du pouvoir judiciaire et du pouvoir du prince, par la mise en place des écoles juridiques et l’apparition d’un corps spécialisé dans la réflexion sur le droit : les oulémas et les fuqahâ’. Ce personnel, fonctionnant comme une véritable institution, avec des textes de référence, des méthodes spécifiques, des réseaux de formation, des liens de solidarité, des relations matrimoniales (Michael Chamberlain) fonctionne comme un écran entre la volonté du délégant (gouverneur, émir ou calife) et le juge-délégué. Celui-ci avait pour charge d’appliquer un droit dont la définition échappait à la volonté du délégant, lequel y était égalemet soumis en théorie. Ce corps fonctionnait comme un contre-pouvoir face à l’autorité du prince, et le juge en retirait une certaine indépendance, au point qu’au XVe siècle, des savants purent écrire que « l’ordre du sultan ne doit être exécuté par le juge que s’il est conforme aux règles du shar‘ (i-e de la Loi) ». C’est à l’absence d’une instance législative qu’É. Tyan attribue le fait que les juges ne furent pas seulement les applicateurs passif d’un droit préexistant, mais les créateurs des procédures judiciaires et juridiques. Par la pratique judiciaire, les juges organisèrent et perfectionnèrent des institutions majeures du droit musulman : telles celles des témoins instrumentaires (shuhûd), du notariat, des biens de mainmorte (waqf en Orient, habûs en Occident)…

2- Les juges (qâdî, pl. qudât)

Ainsi l’activité des juges nommés est-elle limitée en amont par l’autorité du calife ou de l’imâm, juge suprême de l’Empire, et en aval par l’obligation de prescrire le bien et d’interdire le mal qui pèse sur tous les sujets de l’Empire, surtout ceux qui exercent un office public. Les

impératifs moraux encadrant traditionnellement les activités judiciaires sont repris dans presque tous les actes de nomination conservés : traiter également les justiciables sans acception de rang ni de richesse, les puissants et les faibles, les pauvres et les riches, les personnes connues et les gens du peuple. En outre il est recommandé aux juges de ne pas hésiter à prendre des mesures impopulaires pouvant entraîner des reproches ou des critiques, et également de faire preuve de justice et de tempérance, de douceur ou de fermeté en fonction des circonstances.

Le caractère religieux et désintéressé de la fonction judiciaire impliquait, au moins en principe, son caractère gratuit. En effet le Coran enjoint d’« interdire le mal et de prescrire le bien » et l’exercice de la justice entre tout à fait dans cette catégorie. Pourtant les juges recevaient un salaire sous les Abbassides de Bagdad, et dans certains cas, se faisaient payer très cher leurs services. À certaines époques, les juges possédèrent un réel pouvoir politique, social et économique, par exemple dans les périodes de crise du pouvoir central ou bien sous certaines dynasties, comme les Almoravides, dont les émirs demandaient toujours l’avis des juges avant de prendre la moindre décision. Chargés de régler les différends (khisâm, nawâzil, qadâya) entre les sujets et de rendre des arrêts (ahkâm), les juges pouvaient être sollicités dans des domaines variés pour émettre des avis jurisprudentiels (ou fatwa) : le culte, les relations sociales, les actions politiques ou religieuses. Ainsi ils devaient parfois donner leur avis sur certaines décisions princières, sur des questions de partage de l’eau dans les campagnes, sur des questions d’héritage.

Les savants ont défini les qualités nécessaires pour exercer le métier de juge. Celles-ci étaient au nombre de sept selon al-Mâwardî : ils devaient être de sexe masculin et adultes, intelligents, libres, musulmans, respectables, ils devaient aussi avoir une bonne vue et une bonne ouïe et enfin être compétents dans les sciences juridiques. Mais toutes les écoles juridiques n’avaient pas les mêmes exigences. Ainsi pour être juge malékite il fallait bien connaître les précédents juridiques, être apte à prendre conseil auprès de ceux qui étaient fiables, être honnête, avoir une grande maîtrise de soi et ne pas se soucier des critiques. Par ailleurs, les actes de nomination d’époque almohade que j’ai étudiés avec Hicham El Aallaoui mentionnent l’appartenance familiale comme critère important pour la sélection des fonctionnaires provinciaux : ainsi l’appartenance à un lignage célèbre (salaf, bayt), ou la transmission de la fonction du père au fils étaient un gage pour l’autorité qui nommait un juge. La plupart des études sur les institutions juridico-religieuses révèlent les efforts déployés au sein des familles pour monopoliser les charges de la judicature. En effet le métier de juge était prestigieux et parfois lucratif. Les juges portaient ainsi un habit ou un turban qui constituait un signe de reconnaissance honorifique. Enfin il faut noter qu’un non-musulman pouvait être nommé juge par les autorités musulmanes, mais uniquement pour régler les conflits entre ses coreligionnaires.

3- Les délégués du juge

Les juges étaient entourés de délégués, d’aides qui les assistaient dans leur métier. La justice fonctionne donc comme une organisation hiérarchique : les juges étaient chargés de nommer les « témoins instrumentaires » (shuhûd), les « auxiliaires » (a‘wân) et les « juges délégués, secondaires ou adjoints » (musaddidūn), le calife étant à la tête de la hiérarchie judiciaire. Parmi les auxiliaires, on trouve les greffiers (kâtib, pl. kuttâb) qui recueillaient par écrit toutes les déclarations des parties au procès, la plainte et la défense. Ils constituaient avec les shuhûd l’entourage immédiat du juge. Il y avait aussi parfois un muzakkî, chargé de l’enquête sur la moralité des témoins instrumentaires, ou des témoins oculaires, un interprète (mutarjim). L’institution des « témoins instrumentaires » est une spécificité du droit musulman. Claude Cahen rappelle que le terme shâhid

(pl. shuhûd) désigne deux catégories de témoins : d’une part les témoins de la matérialité des faits, qui changent évidemment d’une affaire à l’autre et ne peuvent par conséquent faire l’objet d’une

désignation préalable, d’autre part les « témoins instrumentaires », c’est-à-dire ceux qui attestent par leur participation la régularité des actes judiciaires et qui eux peuvent techniquement être constitués en une liste sur laquelle les juges recrutent leurs auxiliaires normaux. Ils étaient chargés de lever les actes notariés et de garantir les contrats. Ils étaient dans une relation de grande dépendance à l’égard des juges, qui devaient les choisir, les nommer et contrôler la situation de chacun. En outre suivant l’importance de la localité où exerçait le juge, celui-ci pouvait être amené à nommer des juges secondaires, délégués dans les localités dépendant de son ressort judiciaire.

4. La rupture almohade

La période almohade (1130-1269) correspond à la dernière tentative durable de restauration de l’autorité califale. L’imâm-calife almohade revendique pour lui non seulement l’exercice de la « haute justice », c’est-à-dire le privilège de décider ou non l’application de la peine de mort, mais aussi la définition des normes juridiques, puisqu’il écarte les oulémas et les juristes du processus d’interprétation de la Loi divine et qu’il interdit l’activité d’iftâ’ (le fait de rendre des avis jurisprudentiels ou fatwa). De 1147, date de la conquête de Marrakech, à 1212, les déplacements du calife lui donnaient l’occasion de rendre justice, dans le cadre de sa cour itinérante. Ainsi, lors de son séjour en al-Andalus en 1190, le calife-imâm al-Mansûr (r. 1184-1199), après une attaque victorieuse contre le royaume de Portugal, fit mettre à mort un certain nombre de prisonniers qui attendaient dans les geôles de Séville. Même, après 1212, lorsque le calife se retrouva progressivement enfermé dans sa capitale de Marrakech, il continua de considérer la justice comme un privilège régalien et la fonction de juge dans les cités et régions de l’Empire comme découlant d’une « délégation » de son pouvoir imâmien-califal.

Le droit almohade est connu pour avoir rompu avec les pratiques antérieures. Ibn Tūmart avait limité les fondements du droit au Coran et à la Tradition du Prophète Muḥammad, l’imām

étant lui-même l’interprète de ces deux sources. Cette importante modification des pratiques juridiques en vigueur au Maghreb et dans la péninsule Ibérique depuis le IXe siècle consacre la rupture avec les docteurs de la Loi (fuqahâ’ et ʿulamâ’) malékites qui avaient organisé leur « corporation », d’une part sur l’exercice des métiers de la judicature (juge, muftî, responsable des plaintes, police des marchés, etc.), de l’autre sur la casuistique et la rédaction des recueils de jurisprudence (nawâzil et fatwa). Jusqu’au règne d’al-Ma’mūn, qui a rompu avec le dogme almohade de l’impeccabilité (‘isma) du Mahdî en 1229, les califes almohades sont restés fidèles aux préceptes du fondateur de l’Empire et de son premier successeur ‘Abd al-Mu’min. Chacun à leur tour, ils confirmèrent, pour l’exercice de la justice, l’obligation de s’en tenir au Coran et à la Tradition et l’interdiction de recourir à la réflexion personnelle (ijtihâd). Mais ils imposèrent d’en appeler au calife dans les cas obscurs. Rapidement, deux sources complémentaires du droit apparurent : d’une part les actions du Mahdî Ibn Tûmart, considéré comme interprète infaillible des deux premières, d’autre part les califes régnants, ‘Abd al-Mu’min au premier chef, parce qu’ils avaient hérité du Mahdī sa capacité d’interprétation. C’est la raison pour laquelle les décisions califales pouvaient aller à l’encontre de certains usages, établis et validés de longue date par le corps des oulémas.

Conclusion

Cette « corporation des savants » dans les pays d’islam s’est constituée dans les premiers siècles comme une véritable institution, non formalisée par des statuts écrits : transmission d’un savoir, recrutement familial, règles de reconnaissance, occupation et continuité des charges exercées d’une dynastie à l’autre. Cela donne au groupe des savants un rôle important comme intermédiaire entre le pouvoir politique, représenté par le souverain et sa cour, et la population. Les

relations entre le monde du savoir et le pouvoir présentent un grand éventail, depuis la mise au pas des savants par le pouvoir politique (comme durant l’épisode mu‘tazilite à Bagdad au IXe siècle ou sous les Almohades), en passant par l’instrumentalisation des savants par le pouvoir, par la collaboration, avec une rétribution des savants par l’octroi d’offices (postes de juges, de mufti, d’assesseurs), jusqu’à la rébellion ouverte des savants contre un pouvoir considéré comme injuste. Les candidats doivent trouver dans les ouvrages de la bibliographie des exemples de chaque cas, qui puissent illustrer ces différents types de relation.

En conclusion, l’absence d’un corpus législatif élaboré par les souverains fragilise l’État musulman. Le souverain n’avait pas la légitimité pour produire de loi, dont la révélation avait été achevée à la mort de Muhammad. Il ne pouvait que demander à ses juristes de trouver dans les textes sacrés et dans l’importante jurisprudence accumulée, la faille utile lui permettant soit de résoudre un problème social ou politique, à première vue insoluble, soit d’augmenter les impôts… Encore faut-il nuancer cette affirmation pour certains territoires à certaines époques : en effet, au Maghreb au xiie siècle, les savants au service des califes et de l’idéologie almohades élaborent non un recueil de lois, mais un dogme puissant qui laissait aux souverains l’initiative en matière juridique et contraignait les jurisconsultes à entrer au service de l’administration impériale.

Bibliographie complémentaire

Hervé Bleuchot, Droit musulman, 2 vol., Aix-Marseille, Presses Universitaires (coll. Droit et Religions), 2000.

Claude CAHEN, « À propos des Shuhūd », Studia islamica, 31, 1970, pp. 71-79.

Alfonso CARMONA, « Le malékisme et les conditions requises pour l’exercice de la judicature »,

Islamic Law and Society, 7(2), « Islamic Law in al-Andalus », 2000, pp. 122-158.

Michael Chamberlain, Knowledge and Social Practice in Medieval Damascus, 1190–1350, Cambridge University Press, 2002

Émile Tyan, Histoire de l’organisation judiciaire en pays d’Islam, Leyde, Brill, 1960.

III- À faire

1- à l’issue du cours

— Faire une fiche sur chaque école juridique sunnite

— Faire la liste des différents termes désignant le personnel travaillant dans les domaines juridiques ou judiciaires et regarder les articles correspondant dans l’Encyclopédie de l’islam

— Reprendre la chronologie des dynasties, apprendre les grandes dates et les ruptures.

2- pour le cours suivant