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L’administration fiscale

L’argent est le nerf de la guerre, mais c’est aussi un moyen de s’assurer le soutien de la population, la fidélité de l’armée et de tous ceux qui ne peuvent prétendre à prendre la place du souverain. La bonne gestion du budget est donc paradoxalement une forme de contre-pouvoir aux mains du souverain face aux opposants : cette manière de présenter les choses est liée justement à l’instabilité qui caractérise l’exercice du pouvoir en Islam. Entre les frères nombreux qui ont un

droit égal à hériter du pouvoir de leur père, et sont donc une menace potentielle pour lui, entre les vizirs et chambellans qui se créent de puissantes clientèles et peuvent le déposséder de son pouvoir de décision, entre les savants (oulémas, fuqahâ’) dont les capacités de nuisance auprès de la population des villes est très grand — ils peuvent tout aussi bien le légitimer et le soutenir que le discréditer —, le souverain doit obtenir la collecte de l’impôt la plus efficace possible et une redistribution qui lui permette de désarmer les oppositions ou de saper les soutiens de ses concurrents.

1- Le poids des impôts fonciers

Le système fiscal en terre d’islam est essentiellement foncier et agraire. Il s’inspire en cela du système fiscal des pouvoirs précédents. La taxe foncière représentait en général 50% du produit brut de la terre. Dans les premiers siècles de l’Islam, les terres vacantes, qu’elles aient été conquises militairement, ou aient fait l’objet de l’expropriation de rebelles, revenaient au Domaine ou bien elles étaient distribuées aux combattants, qui ne versaient plus alors que la dîme (‘ushr) au souverain. Cependant les nouveaux propriétaires continuaient de prélever la rente foncière sur les paysans qui travaillaient la terre en leur nom. Au total, les paysans conservaient 50% de la récolte brute, le propriétaire 40% et le fisc 10%. Les non musulmans de leur côté versaient une capitation (jizya) et l’impôt foncier (kharâj). Dans un premier temps, lorsqu’ils se convertissaient, ils cessaient de payer la capitation (jizya) et le kharâj, pour ne verser que la zakât, soit 10% des revenus. Cela représentait un tel manque à gagner pour le fisc que certains gouverneurs interdirent les conversions, pour décider finalement que les terres devaient toutes verser le kharâj (soit 50% de la récolte) quelle que soit la religion du propriétaire. Cela conduisit à distinguer divers types de terres et de contribuables : dans la péninsule Arabique, aucun kharâj n’était prélevé et la population étant considérée comme totalement islamisée au Xe siècle (ce qui n’était pas le cas), seule l’aumône légale (zakât) était prélevée. Partout ailleurs, les terres étaient soumises en théorie au kharâj, auquel s’ajoutait la zakât pour les musulmans (10% des revenus si ceux-ci dépassaient un certain montant) et la jizya (capitation) pour les non musulmans. En outre un certain nombre de terres étaient considérées comme Domaine (mukhtâss), propriété directe du souverain et de la dynastie (en particulier les terres issues des expropriations de rebelles). Enfin les terres immobilisées comme biens de mainmorte, donc au profit de la communauté entière, étaient exemptées. Le prélèvement fiscal et la rente foncière des propriétaires laissaient peu de ressources aux agriculteurs sédentaires qui dépendaient des citadins pour leurs investissements : travaux d’irrigation, achat des bêtes, plantation d’arbres fruitiers, qui ne produisaient parfois qu’après de longues années (voir cours suivant).

Dans l’Occident musulman, le kharâj est très rarement mentionné. V. Lagardère dans un article intitulé « Structures étatiques et communautés rurales : les impositions légales et illégales en al-Andalus et au Maghreb (XIeXVe siècle) » ne le mentionne que deux fois en Sicile et en Ifrîqiya, mais sans plus de précision. En revanche la dîme (‘ushr) est bien connue au Xe siècle : les califes omeyyades soumettent les Kutâma à son paiement sur les produits du sol et sur le bétail. Le permier

imâm chiite de Kairouan ‘Ubayd Allâh (r. 910-934) décide une réforme générale de l’impôt : les propriétés rurales furent recensées, et une taxe fut définie correspondant à la moyenne du produit annuel maximum et minimum de la dîme des années précédentes. La dîme, théoriquement correspondant à l’aumône légale, donc impôt personnel dû par les fidèles musulmans, devint ainsi un impôt foncier régulier, dont le taux fut réévalué deux années plus tard. Cet impôt prit le nom de

maghram, qui se diffuse alors au Maghreb et en al-Andalus pour désigner les taxes foncières enregistrées sur les rôles d’impôt.

portant le nom de kharâj. En 1159, le premier calife ‘Abd al-Mu’min aurait ordonné une cadastration (taksîr) des terres de l’Ifrîqiya et du Maghreb occidental depuis Barka jusqu’à Nûl. Après avoir exclu de l’impôt un tiers de forêts et de terres incultes, il aurait soumis au kharâj les deux tiers restants, considérés comme des terres cultivables, obligeant chaque tribu à payer sa part en céréales et en argent.

2- La taxation des activités artisanales et commerciales

En ce qui concerne l’artisanat, l’impôt était beaucoup moins rentable que sur les grandes surfaces irriguées de la vallée du Nil par exemple. Les artisans devaient faire face en permanence à la pénurie du bois de chauffe, du bois d’œuvre, et même des métaux, dont la production était limitée par la rareté du charbon de bois. Seuls les ateliers princiers, exemptés de l’impôt bénéficiaient d’un approvisionnement de qualité, avec des oxydes variés, indispensables pour les teintures, et des métaux, importés de loin. Les ateliers de tissage, travaillant le lin, le coton, le chanvre ou la laine, produits courants dans le monde musulman, dépendaient aussi du bois pour les métiers à tisser. Là encore, les matériaux de luxe, telle la soie, importés de loin, allaient directement dans les ateliers du palais. La cour et la bourgeoisie urbaine la plus aisée constituaient la principale clientèle de tous ces ateliers, qui privilégiaient la qualité de l’objet et le renouvellement des formes et des décors, plutôt que la quantité en raison de la pénurie des matériaux de base. Les prix de revient étaient donc élevés et les marges faibles pour les producteurs.

L’activité la plus lucrative était sans aucun doute le commerce au long cours, la recherche de produits légers, peu encombrants, non périssables et à très haute valeur ajoutée (épices, teintures, oxydes divers). Vu l’étendue de l’Empire, la mobilité des populations, la communauté relative de langue, les marchands jouèrent un rôle important dans la mise en contact de zones éloignées, dans la diffusion des informations (sur la situation politique, économique, sur l’état des récoltes et des productions, sur les spécialités régionales…). Les échanges, principalement terrestres, reposaient sur des caravanes de chameaux, de mulets ou d’ânes portant une charge modeste. C’est donc moins sur les quantités échangées que sur leur rareté et leur prix que comptaient les marchands pour retirer un profit. Cela impliquait une bonne connaissance de l’empire, une spéculation sur la rareté, et avait pour conséquence le caractère aléatoire et irrégulier des profits. La fiscalité sur le commerce était donc moins intéressante que sur la production agricole. Elle se développa quand même pour répondre d’une part à l’accroissement des besoins de l’État, d’autre part à la diminution des rentrées des taxes foncières, affermées par les califes, à partir du IXe siècle.

Le pouvoir central se tourne donc de plus en plus vers les taxes diverses : péages, droits d’enregistrement, droits de marché, passages obligés pour certains produits par telle ou telle porte de la ville où était prélevé une taxe, ventes obligées dans des bâtiments contrôlés par les percepteurs du souverain… Avec l’essor du commerce latin (italien, provençal, catalan) dans la Méditerranée et la naissance dans les ports de l’Islam des premiers fondacos (fundûq), ces comptoirs consulaires bénéficiant d’une forme d’extra-territorialité, des douanes furent instituées. Le géographe andalou Ibn Jubayr (1145-1217) nous a d’ailleurs laissé une description pittoresque du caractère bureaucratique des douanes d’Alexandrie à la fin du XIIe siècle. À l’époque mamelouke, ces douanes représentaient les revenus les plus importants et les plus réguliers du pouvoir central au Caire.

En conclusion, les revenus de l’impôt, du butin, des tributs divers, étaient répartis entre les différents bureaux. Ils servaient en outre à financer les dépenses du souverain, de sa famille et de la cour. Aussi la distinction entre Cassette privée (khizânat al-khâssa) et Trésor public (bayt al-mâl) n’était pas toujours claire, surtout quand les administrations « publique » et palatiale se confondaient au sein du palais.

Conclusion

Ce sont les structures civiles de l’administration centrale qui ont été décrites dans ce cours pour deux raisons : d’abord les structures militaires ont été présentées dans un cours précédent, ensuite l’administration territoriale se développe sur le modèle de l’administration centrale. En effet la délégation du pouvoir à un gouverneur se traduit progressivement par l’organisation de bureaux provinciaux : pour le prélèvement des impôts, pour le paiement de la solde des militaires, pour la rédaction des lettres d’informations au souverain, pour les nominations locales de juges, d’officiers, de greffiers… Lors de l’affaiblissement du pouvoir central, lorsque les gouverneurs s’emparent du pouvoir local et l’exercent de manière autonome, ils développent leur administration sur le modèle de l’administration centrale califale ou émirale de rang supérieur. Ainsi après l’effondrement du califat omeyyade de Cordoue, chaque petite bourgade s’est rêvée une nouvelle Cordoue. Le territoire qu’elle contrôlait était parfois dérisoire, mais les « roitelets », comme les historiens les ont souvent appelés, ont investi des fortunes dans la mise en place de cours somptueuses, rivalisant avec les cours voisines. Cette période des taifas, où le pouvoir central se décompose au profit de petits centres locau, s’accompagne en fait d’une production artistique, littéraire, poétique, administrative, théorique, philosophique, religieuse et architecturale, impressionnante.

Bibliographie complémentaire

Rachel Arié, L’Espagne musulmane au temps des Nasrides (1232-1492), Paris, de Boccard, 1973 Thierry Bianquis, Damas et la Syrie sous la domination fatimide (359-468, 969-1076) : essai d'interprétation de chroniques arabes médiévales, Damas, IFPO, 1989

P. Buresi et H. El Aallaoui, Gouverner l’Empire. La nomination des fonctionnaires provinciaux

Claude Cahen, « L'évolution de l’iqtâ‘ du IXe au XIIIe siècle : contribution à une histoire comparée des sociétés médiévales », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, 8/1, 1953, pp. 25-52.

Yassir Benhima, « Note sur l’évolution de l’iqtâ‘ au Maroc médiéval », Al-Andalus Magreb, 16, 2009, p. 27-44.

Anne-Marie Eddé, La principauté ayyoubide d’Alep (579/1183-658/1260), Stuttgart, 1999 Pierre Guichard, Les Musulmans de Valence et la Reconquête (XIe-XIIIe siècles), Damas, IFEAD, 1990-1991 (2 vol.).

Vincent Lagardère, « Structures étatiques et communautés rurales : les impositions légales et illégales en al-Andalus et au Maghreb (XIeXVe siècle) », Studia islamica, 80, 1994, p. 57-96.

Jean Sauvaget, Alep. Essai sur le développement d’une grande ville syrienne, des origines au milieu du XIXe siècle, Paris, Geuthner, 1941, en ligne

( http://bertrandterlindeninarchitecture.wordpress.com/2011/09/19/jean-sauvaget-alep-essai-sur-le-devellopement-dune-grande-ville-syrienne-des-origines-au-milieu-du-xixeme-siecle/)

Bernadette Martel-Thoumian, Les civils et l’administration dans l’État militaire mamlûk.

IXe/XVe siècle, Damas, IFEAD, 1992

Jean-Michel Mouton, Damas et sa principauté sous les Saljoukides et les Bourides, Le Caire, IFAO, 1994

III- À faire

1- à l’issue du cours

— Comme pour tous les termes arabes, consulter l’article correspondant dans l’Encyclopédie de l’islam.

— Dans les différentes monographies proposées, ficher les articles sur l’administration, prendre des exemples de dîwâns, d’officiers

— Faire la même chose pour la fiscalité et avoir des exemples dans l’Orient et dans l’Occident musulmans.

2- pour le cours suivant