• Aucun résultat trouvé

Les rapports villes-campagnes et l’administration urbaine 1- L’administration des villes

Une des grandes différences dans l’évolution comparée des villes en terre d’Islam et des villes dans la chrétienté latine à la même époque, c’est l’informalité durable des structures de gouvernement. Alors qu’apparaissent dans la chrétienté, des communes, des municipes, à l’initiative d’une bourgeoisie organisée, qui établit ou fait établir des chartes, des statuts, et obtient des privilèges dans le cadre d’une monarchie, les villes en Islam continuent de ne pas avoir d’identité juridique propre. Les bourgeoisies sont difficilement accessibles à l’historien, exception faite des documents de la Geniza du Caire qui nous fournissent des renseignements sur les réseaux de commerçants juifs et sur les échanges dans la Méditerranée. Ces sources, et quelques autres, nous informent sur l’existence de « conduites » urbaines, de modes de civilité, de signes de reconnaissance qui permettent une sociabilité inter-urbaine, en partie sous l’action des élites du savoir et de la circulation des savants d’un extrême à l’autre du domaine de l’Islam. On assiste ainsi à la transmission orale d’une culture et de modèles urbains architecturaux, artistiques et culturels. Mais ces éléments ne débouchent qu’exceptionnellement sur la constitution d’institutions urbaines susceptibles de prendre en charge le gouvernement de la ville et de son environnement immédiat. Une autre caractéristique des villes de l’Islam aux XeXVe siècles est la diversité ethnique et religieuse : il semblerait ainsi que jusqu’au XVe siècle, la majorité de la population de certaines villes de Haute-Égypte ait toujours été chrétienne. Ce n’est le cas ni dans les villes de la Syrie mamelouke, ni dans celles du Maghreb mérinide. Les dernières communautés chrétiennes remontant à l’Antiquité disparaissent au Maghreb à la fin du XIe siècle, mais de nouveaux chrétiens

font alors leur apparition dans les villes de l’Islam occidental : mercenaires, marchands, missionnaires et captifs. À cette diversité religieuse s’ajoute une diversité ethnique croissante, les Turcs côtoyant les Arabes, les Berbères, les Noirs, les Slaves, dans les villes d’un bout à l’autre de l’Islam (Kutâma au Caire, Ghuzz en Ifrîqiya, etc.). Ces groupes conservent leur identité et portent des vêtements qui identifient leur origine et leur appartenance aux yeux des autres.

Entre le moment de la conquête, quand furent créées les villes de fondation (misr, pl.

amsâr), vastes camps militaires destinés aux conquérants arabes, et le Xe siècle, sont apparues des sociétés urbaines diversifiées et hiérarchisées : d’un côté un patriciat, la khâssa (« élite »), constituées des grandes familles liées au savoir et au commerce, de l’autre une ‘âmma (« plèbe »), autour des activités artisanales et agricoles. Cette structure a remplacé progressivement l’organisation originelle tribale des villes. Les grandes familles monopolisent les fonctions juridico-judiciaires et participent à la transmission d’une mémoire de la cité et de traditions juridiques et religieuses en cours de constitution. Exceptionnellement ces élites urbaines accèdent au pouvoir et fondent des républiques éphémères : des familles de ra’îs apparaissent qui organisent des milices d’ahdâth, des « jeunes » recrutés dans la population pauvre pour assurer la sécurité des quartiers. Les candidats sont invités à se pencher par exemple sur le cas de Ceuta au XIIIe siècle en consultant les ouvrages de Mohamed Chérif ou de Halima Ferhat, mentionnés en bibliographie. On voit le même phénomène apparaître à Tripoli à la fin du XIIIe siècle, au moment de la crise des Hafsides de Tunis, ou à Alger à la fin du XIVe siècle.

Ce sont aussi ces élites urbaines qui accueillent les nouveaux peuples de l’Islam (en Orient les Turcs seljoukides, en Occident les Berbères almoravides) en leur donnant une caution religieuse. Les émirs turcs s’emparent du pouvoir en écartant ceux qui les y avaient invités. Plus tard, à l’époque des Mamelouks, la ville paraît être temporairement l’expression directe de l’État militaire en Égypte et en Syrie. Mais cela est temporaire et limité dans l’espace. En Occident, à l’inverse, les Almoravides réservent une place de choix à ces familles d’oulémas en leur attribuant les grandes charges juridiques de conseil (muftî), de juge (qâdî), voire de censeurs de mœurs (muhtasib). À l’époque des Omeyyades, puis des Almoravides, le muhtasib joue un rôle très important comme en témoignent les Ahkâm al-kubrá d’Ibn Sahl (1087) ou le traité d’Ibn ‘Abdûn (1100), rédigé à Séville. Police des marchés, censure des mœurs, interdiction des boissons alcoolisées, contrôle des poids et des mesures constituaient les attributions de ce fonctionnaire, choisi pour ses qualités morales. À l’époque almohade, la fonction de muhtasib évolue. Si la hisba se rattache traditionnellement à la fonction des juges, il semble que les Almohades en aient modifié sensiblement la nature en accordant le titre de muhtasib aux dirigeants des tribus, dans la mesure où ils leur donnaient la consigne de défendre le bien et d’interdire le mal. Ainsi, au nom de l’obligation du devoir coranique « de prescription du bien et de proscription du mal » (Coran, XXIII, 41), incombant à tous, la hisba

cesse alors d’être réservée aux juges, ou à leurs délégués, et devient une obligation pour tous les fonctionnaires de l’État almohade.

3. Le waqf, les biens de mainmorte

Une institution a joué un grand rôle dans le processus gouvernemental, il s’agit du waqf

(ou habûs dans l’Occident musulman). L’institution d’un waqf consiste à donner à la communauté musulmane dans son ensemble un bien, qui devient inaliénable, et à le mettre ainsi à l’abri des partages successoraux et des retournements de la conjoncture politique, des agents du fisc, des ventes ou des partages successoraux. Le bien immobilisé peut être aussi varié qu’un lopin de terre, une fontaine, une madrasa, un hôpital, une bibliothèque ou des livres, des biens fonciers ou des revenus commerciaux (terres, souks par exemple). En fait, tous les aménagements urbains à partir du Xe siècle se font le plus souvent sous le régime du waqf/habûs : fontaines, canaux d’adduction

d’eau, bains, entrepôts… Certaines de ces réalisations relevaient des devoirs du prince, mais c’est en tant que personnalité pieuse, que l’investissement est réalisé, non au titre de ses fonctions régaliennes.

C’est aussi le waqf qui permet de comprendre non seulement la vogue de constructions des

madrasa-s, mais aussi la différence entre mosquée et madrasa en Orient. En effet, dans le cas de la fondation d’une madrasa, l’acte de waqf permet au donateur de fixer les règles d’enseignement, de stipuler qui a accès à l’établissement, et surtout qui va être chargé de l’enseignement. Dans les mosquées, l’imâm ou le khatîb (chargé de prononcer le sermon du vendredi) sont nommés par le calife. Fonder une madrasa, c’est en quelque sorte s’approprier un pouvoir régalien — dans la mesure où les deux types d’édifices accueillent les mêmes activités (prière, enseignement, sermon) — en s’assurant que la personne qui sera en charge de la madrasa sera absolument fidèle au fondateur. Celui-ci conserve ainsi un pouvoir de patronage, qu’il perdrait en fondant une mosquée. La création d’une madrasa correspond à un empiètement sur les prérogatives du calife, dont le contrôle sur les mosquées ne s’étendait pas sur les madrasas. Cela explique que les sultans ou émirs (turcs ou kurdes) aient particulièrement apprécié cet acte pieux qui est une forme d’exercice légal du pouvoir face au calife. Il est une manière d’affirmer la supériorité sociale par l’évergétisme et par l’encouragement de la science et de la religion, et il favorise la construction d’établissements qui embellissent la ville, en participant à la renommée de celle-ci et de ses élites. Par ailleurs, et c’est là un exemple des conséquences que peuvent avoir les différences de droit sur l’évolution des sociétés, l’école juridique malékite interdit aux constituants de waqf-s de conserver la tutelle de l’institution qu’ils fondent. La différence entre mosquée et madrasa est donc moins nette dans les régions où le malékisme est dominant. L’intérêt est donc moindre et cela permet de comprendre la faible représentation des madrasa-s en Occident où elles apparaissent près de deux siècles après l’Orient.

Le waqf constitue souvent un véritable montage financier qui permet la construction et l’entretien du bâtiment, mais aussi le fonctionnement d’une madrasa : le plus souvent sont donnés simultanément un terrain et des moyens pour la construction du bâtiment, ainsi que des revenus fonciers ou commerciaux destinés à financer indéfiniment le fonctionnement de la madrasa, de rémunérer les professeurs et parfois les étudiants, d’entretenir le bâtiment, de payer les livres, les bougies, d’acheter des tapis... Se met ainsi en place une complémentarité entre les établissements de la ville et les activités, soit urbaines (artisanat, marchés), soit rurales. Ainsi, dans les villes d’Égypte mamelouke, ou en Syrie aux époques seljoukide et ayyoubide, une ceinture de biens de mainmorte fournissent les revenus destinés à financer tantôt une madrasa, tantôt un hôpital, la ville croissant sur les revenus de la terre. Le waqf est aussi utilisé dans les stratégies familiales des élites urbaines : il leur permet de mettre une partie de leur patrimoine à l’abri (notamment des taxes, mais aussi d’enfants trop dépensiers), tout en en gardant le contrôle.

3- Les relations villes-campagnes

Au Xe siècle, de la lecture des sources géographiques ressort l’impression, sur fond de prospérité, d’un équilibre entre les villes et les campagnes. La circulation monétaire et la croissance démographique des villes stimulent la production agricole. La diversité et l’importance de celle-ci favorisent les échanges et profitent de l’existence d’un vaste marché, à l’échelle de l’Islam, avec des institutions, des comportements sociaux, des signes de reconnaissance, des systèmes monétaires similaires. Chaque petit centre régional stimulait les progrès de l’agriculture (en particulier la céréaliculture) pour répondre aux besoins des villes plus grandes, fortement consommatrices et donc importatrices de produits agricoles. La situation évolue à partir du moment où des élites militaires s’emparent du pouvoir dans les villes du Proche-Orient.

a. La propriété et le contrôle des terres rurales

De manière générale, les villes exerçaient leur domination sur le territoire environnant non seulement par le cadastre établi à des fins fiscales, mais aussi par le contrôle des systèmes d’irrigation. Au moment de la crise califale et de l’émergence des pouvoirs régionaux, l’équilibre se rompt entre les villes moyennes et leur campagne. Ainsi, au Xe siècle par exemple, autour des villes de Mossoul et d’Alep, soit les Hamdanides confisquent les terres pour les exploiter directement et les faire cultiver en céréales qu’ils exportent et vendent eux-mêmes à Bagdad, soit ils accroissent la pression fiscale, ce qui modifie profondément les relations entre les élites dirigeantes urbaines et la population rurale. On retrouve la même évolution à l’époque des taifas, au XIe siècle, en al-Andalus. Les paysans sont parfois contraints de quitter les terres parce que les impôts ne leur laissent pas de quoi survivre et que les élites confisquent les terres. À côté de l’exploitation directe des terres agricoles par les notables de la ville, une partie des produits est commercialisée sur ses marchés. Mais, même dans des relations de ce type, la campagne dépend de la demande urbaine qui fixe les prix, indépendamment des coûts de production. Aussi l’entrée dans la ville des produits agricoles est-elle très règlementée, pour protéger les paysans de la spéculation que pourraient réaliser les citadins, mieux informés. Dans le même temps la fondation de certaines villes comme Marrakech en 1070, conduit à des aménagements urbains et hydrauliques qui s’accompagnent d’un contrôle croissant des structures urbaines sur les campagnes.

L’historienne Lucie Bolens conteste cette vision en affirmant que la décentralisation des capitales politiques à l’époque des taifas engendre au contraire l’essor de l’agronomie et de l’agriculture. Il est vrai que les souverains de certaines bourgades se chargent parfois de réaliser des aménagements hydrauliques dans leur cité et dans le petit territoire qu’ils contrôlent. C’est le cas, donné en exemple par Pierre Guichard dans le troisième volume de la Nouvelle Clio, lors des secondes taifas, au milieu du XIIe siècle : Ibn Milhan, gouverneur de la petite principauté de Guadix, consacre une partie de ses efforts à l’amélioration de l’agriculture. Après avoir ouvert les portes de sa ville aux Almohades en 1151, sa réputation d’agronome est telle qu’il est chargé de la plantation et de l’irrigation des jardins califaux de Marrakech. Pourtant, la plupart du temps, il semblerait bien que la plupart des aménagements hydrauliques aient été réalisés sans l’aide de l’État, c’est en tout cas la thèse que défend Miquel Barceló pour al-Andalus, avec celle de la relative indépendance du développement rural par rapport à l’essor des pouvoirs urbains.

b- L’iqtâ‘ : concession fiscale et propriété de la terre

À l’époque seljoukide, liée à la militarisation du système politique, se développe une pratique particulière : les territoires sous domination seljoukide sont progressivement confiés à la gestion des chefs militaires en rémunération de leur service dans l’armée. Ce système s’appelle l’iqtâ‘. Claude Cahen définit cet iqtâ‘ comme une « concession des revenus fiscaux d’un district, avec nécessairement le droit de l’administrer». Le bénéficiaire de cette concession porte le nom de

muqtâ‘. Le système des iqtâ‘ existe déjà à l’époque buwayhide (ou bouyide), donc dès le Xe siècle. Mais sous les Seljoukides, le pouvoir du muqtâ‘ sur les terres qui lui ont été attribuées grandit. Parfois le bénéficiaire est nommé gouverneur de la même province, alors qu’en théorie il n’a aucun droit sur les terres concédées si ce n’est la perception des revenus fiscaux. Ainsi l’iqtâ‘ cesse de représenter une valeur fiscale, pour devenir un domaine héréditaire sur lequel le muqtâ‘ exerce des prérogatives gouvernementales. De concession révocable qu’il était à l’origine, terre ou revenu assigné temporairement à la place d’un salaire, l’iqtâ‘ devient gouvernement, bien souvent héréditaire, d’une province par un émir ou un gouverneur. Les conséquences de cette évolution sont grandes parce que les biens du sultan s’amoindrissent au fur et à mesure que se multiplient les

dans un premier temps les souverains d’un Empire centralisé, puis les princes territoriaux des provinces de celui-ci. Ce processus qui s’appuie sur des institutions essentiellement bureaucratiques et sur la militarisation croissante des instances dirigeantes, se traduit donc d’abord par une décentralisation du pouvoir, puis par une désintégration de l’État central.

En Orient, c’est donc l’iqtâ‘ qui structure progressivement le contrôle des terres rurales par les autorités urbaines. En Égypte, les iqtâ‘-s existants au début de l’époque fatimide étaient des propriétés de type traditionnel et ne devaient que la dîme au Trésor public. Elles n’étaient pas liées à un service militaire, l’armée restant soldée par le régime. En principe, le muqtâ‘, c’est-à-dire le bénéficiaire de l’iqtâ‘, n’avait aucun droit d’administration ni de justice sur les paysans qui ne lui devaient que les rentes ou taxes payées antérieurement au Trésor. En fait la situation des paysans s’aggrave. Ainsi, en 1190, le territoire de Karak (en Jordanie actuelle) était consacré à la production de céréales, mais toutes les terres relevaient d’iqtâ‘-s appartenant à des militaires. À la fin du

XIIe siècle, les familles de l’élite civile de Damas n’avaient plus le contrôle de la propriété foncière, qui était passée aux mains des nouvelles élites militaires. En Égypte, la situation est identique : à l’époque mamelouke, la propriété foncière échappe aux élites civiles. Elles semblent avoir abandonné l’exploitation de la terre, et pour maintenir leur statut, elles se sont tournées vers la détention des salaires, des fonctions et des offices (mansab-s) que leur concédaient les élites militaires. Elles entretenaient finalement avec les offices le même rapport que celui que les militaires avaient vis-à-vis des iqtâ‘-s.

La militarisation des concessions débute dans la première moitié du XIIe siècle, mais c’est sous Saladin qu’elle se développe vraiment, puis sous les Ayyoubides et les Mamelouks. Il y eut d’ailleurs des révoltes en Égypte contre l’établissement de l’iqtâ‘ militaire (en 1175, en particulier). Le système de concession mis en place n’est ni héréditaire, ni même forcément viager. Le contrôle de l’État sur les impôts payés par les paysans reste très ferme. Les Mamelouks développent ce système et font périodiquement des révisions cadastrales, mais ces opérations se heurtent à l’opposition des populations. Au XIVe siècle, le système de l’iqtâ‘ évolue vers un système domanial nettement plus héréditaire. Certaines terres détenues par des militaires furent vendues à des civils, l’État perdit un peu le contrôle du montant des impôts prélevés sur les paysans. Une autre portion de ces iqtâ‘-s fut immobilisée en waqf, au profit de lignées familiales. Les impôts payés à partir de là par les paysans ne gardent alors qu’un lointain rapport avec l’impôt public et devient plutôt un fermage. Cette évolution est probablement liée aux difficultés liées à la peste noire. On assiste à une recomposition et un regroupement des richesses au profit d’un nombre moins grand de notables.

Ce système n’est pas inconnu dans l’Occident musulman. On sait par exemple que les Fatimides auraient donné des iqtâ‘ aux Kutâma en Égypte pour les récompenser de leur fidélité. Dans l’Occident musulman, il existe diverses formes de concessions, qui reçoivent parfois le nom d’iqtâ‘, ou de sahm (pl. ashâm ou siham), mais ce n’est qu’à partir du moment où ces concessions bénéficièrent en grand nombre aux bédouins arabes qu’elles eurent des conséquences socio-politiques. Au Maghreb et en al-Andalus, elles n’ont pas grand rapport avec les iqtâ‘-s bouyides/buwayhides, seljoukides, ayyoubides ou mameloukes. Elles consistent en concessions collectives de terres destinées à sédentariser les tribus arabes nomades qui troublaient les périphéries orientales de l’Empire almohade, à récompenser leur ralliement au pouvoir califal et à les intéresser à la défense du territoire face aux incursions chrétiennes du nord de la péninsule Ibérique. Ces concessions ne se firent pas sans réticence de la part des populations d’al-Andalus qui voyaient d’un mauvais œil l’arrivée de tribus actives dans les environs.

Conclusion