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La Loi divine et le fonctionnement du droit islamique

L’islam est principe d’organisation de l’État, armature des rapports du pouvoir avec les croyants, ou des croyants entre eux, code d’honneur des transactions commerciales, source d’inspiration ou d’interdits dans les arts. Toutes les activités, des plus simples aux plus complexes, s’intègrent dans cette « Loi-cadre » divine. Aux yeux des croyants, il n’y a pas lieu de distinguer le religieux du politique, et les écarts du pouvoir à l’égard de ce qui est redéfini sans cesse comme impératif divin motivent souvent des révoltes ou des mouvements de réforme à l’époque médiévale. Il faut noter que cette aspiration des fidèles à avoir un pouvoir en adéquation avec un idéal religieux n’est pas une spécificité de l’Islam au Moyen Âge. Elle concerne aussi les autres sociétés de l’époque, latines ou byzantines. Ce n’est guère qu’au XVIIIe siècle, et encore, qu’est apparue en Europe occidentale l’idée que l’État ne devait pas être le bras armé de l’Église.

1- Le Prince et la Loi

Nous ne le répéterons jamais assez : l’hégire (622) est une date fondamentale dans l’histoire de l’organisation musulmane, car Muhammad, qui n’était, jusque-là, qu’un apôtre, devient chef d’un groupe, donc chef politique, législateur (au nom de Dieu), administrateur d’une cité dont la population constitue désormais la communauté-mère de l’Islam (umma), communauté qui inclut des sous-communautés ou nations, appelées elles-aussi umam (pl. de umma), en particulier les tribus juives de Médine.

développement de l’institution judiciaire, la pratique et la vie du Prophète constituant une confirmation du texte de la Révélation. En s’érigeant comme le premier juge en Islam, en procédant à la désignation d’autres juges, Muhammad a préparé ses successeurs, et plus spécialement les quatre premiers califes à administrer la justice aussi bien personnellement que par l’intermédiaire d’autres juges qu’ils désignaient ; ils ont promulgué des règlements qui organisaient le pouvoir judiciaire et définissaient les procédures. Le Prophète est ainsi considéré comme le juge (qâdî) idéal, sur qui devaient prendre exemple tous les juges de l’Empire. Dans certains hadîths, Muhammed est présenté comme organisant l’institution judiciaire au sein de la communauté islamique.

En effet il arbitre les dissensions entre les deux clans médinois de ‘Aws et Khazraj, encore païens, et il combat les ennemis de l’extérieur ; en échange de cette intervention, l’aide et l’obéissance lui sont promises. Il parvient ainsi à intégrer, dans sa première communauté, des tribus juives, des chrétiens et des Médinois païens, à la suite d’un pacte comportant des promesses réciproques : par exemple la protection et la liberté du culte auraient été accordées aux juifs contre leur contribution aux frais de la défense. Ce pacte (bay‘a ou mubâya‘a) est à l’origine du serment d’allégeance prêté au calife à l’époque médiévale (voir cours précédent). Contre les tribus, contre les traditions, contre les règles établies, s’imposent les nouvelles normes imposées par Muhammad. Ce sont elles qui permettent de transcender les clivages. L’État ainsi fondé est une communauté de foi, l’umma, qui comprend les mu’minûn (les « croyants ») de toutes origines.

2- Le cadre d’application de la Loi et de la justice en Islam

a. Le cadre territorial

La première organisation politique musulmane se construit donc comme une communauté, et c’est celle-ci qui délimite les contours territoriaux de l’Islam, du Dâr al-islâm, littéralement la « maison (ou domaine) de l’islam ». Progressivement les grands cadres d’application de la Loi se mettent en place et sont théorisés par les savants (oulémas) musulmans. À l’intérieur tout individu est soumis à la Loi, qu’il soit musulman ou protégé (dhimmî), ou qu’il vienne de l’extérieur en bénéficiant de l’amân, le sauf-conduit qui garantissait la sécurité de sa personne et de ses biens. Les modalités militaires de la première expansion musulmane, au VIIe siècle, conduisent simultanément à définir les territoires non musulmans comme dâr al-harb (« domaine de la guerre »). L’arrêt des conquêtes nécessita l’élaboration d’autres catégories juridiques : ainsi apparurent le dâr al-sulh

(« domaine de la trêve ») et le dâr al-‘ahd (« domaine de l’alliance ») qui légitimaient l’arrêt temporaire de l’expansion.

Le statut de la terre était ainsi déterminé par le statut des personnes et par le type de prélèvement qui y était appliqué. Sur les habitants du « domaine de l’islam » pesaient les impôts canoniques : zakât (aumône légale) pour les musulmans, jizya (capitation) pour les dhimmî-s (« tributaires ») ainsi qu’un impôt foncier (kharâj), dont étaient exemptées les terres de la péninsule Arabique ; à l’extérieur de ce monde, le prélèvement prenait la forme du tribut, pour ceux qui avaient signé une trêve ou une alliance avec le pouvoir musulman, ou du butin, dans le « domaine de la guerre ». Les reculs territoriaux — péninsule Ibérique, Sicile, Terre Sainte — obligèrent aussi les juristes à se prononcer sur la situation des populations musulmanes vivant sous l’autorité d’un souverain « infidèle ». Généralement les juristes consultés conseillèrent aux musulmans de partir.

C’est donc sur les populations du domaine de l’islam que s’appliquait la Loi de Dieu, et donc la justice de Son représentant, le calife ou l’imâm, chargé de guider la population dont il avait la responsabilité sur la voie droite de la sharî‘a.

b. Qui est l’interprète de la Loi ?

Le chef de la communauté musulmane n’est pas à l’origine de la Loi qui préexiste à son autorité. Il en est plutôt le représentant et le garant. Or cette Loi n’est pas claire et ne donne pas toutes les clés pour résoudre les problèmes qui peuvent se présenter. On considère par exemple que seuls 10% des versets coraniques ont une dimension « juridique ». Le processus d’interprétation est donc fondamental et il s’est fixé au IXe siècle à Bagdad, lors de la crise mu‘tazilite qui a eu lieu à Bagdad. Le calife abbasside al-Ma’mûn (r. 813-833) avait imposé l’adhésion à un élément du dogme défendu par cette école rationaliste — la nature créée du texte coranique —, qui lui laissait une marge de manœuvre importante. Certains savants acceptèrent, mais un grand nombre d’entre eux, dont Ibn Hanbal (m. 855), refusèrent et furent châtiés ou emprisonnés pour leur rébellion. Au bout de quelques décennies, le calife al-Mutawakkil (r. 847-861) renonça à ce dogme, consacrant ainsi la victoire des oulémas. Dorénavant l’activité juridique, légale et judiciaire des califes est encadrée par l’interprétation dominante que définissent les oulémas. Périodiquement dans l’histoire, on allait assister à une re-négociation des prérogatives entre les savants institutionnels et les souverains.

c. Le pouvoir de contestation des savants

L’inscription du Pouvoir en Islam dans le cadre d’une Loi qu’il n’est pas habilité à modifier, mais seulement à respecter, donne aux hommes de religion, aux juristes et surtout aux saints, un pouvoir considérable de contestation, dans la mesure où ils sont les seuls aptes à légitimer religieusement une mesure, un acte, voire l’exercice même du pouvoir. Aussi les souverains musulmans, tout au long de l’histoire, ont-ils souvent recherché le soutien des hommes de religion. La tension dialectique entre le pouvoir temporel, exercé par les princes et soumis au cadre impératif de la Loi divine, et le pouvoir spirituel des hommes de religion, seuls interprètes qualifiés de la Loi, passe en fait au sein même du groupe des hommes de religion, entre ceux qui soutiennent le pouvoir et obtiennent des charges (juges, muftis) et ceux qui refusent toute compromission. Ces derniers, saints ou ascètes, condamnent, dans les sermons qu’ils prononcent le vendredi à la mosquée, le prélèvement d’impôts non coraniques, la corruption, la dépravation des mœurs princières ou le non-respect des normes musulmanes. Leur mode de vie austère et leur refus de tout pouvoir suscitent le respect des populations et accroissent leur audience. Parfois certains prennent la tête de mouvements de réforme qui menacent ou renversent les souverains en place et accèdent à un pouvoir dont ils ont longtemps condamné la légitimité. Cette tension explique la fragilité structurelle de l’exercice du pouvoir en Islam.

3- Le droit islamique, mode d’emploi pour les différents aspects de la vie

Les religions monothéistes intègrent souvent dans leur doctrine une « histoire » de l’humanité, avec un certain nombre d’événements majeurs qui définissent des périodes spécifiques :

(a) de la Création jusqu’à la première manifestation de la Révélation,

(b) du début à la fin la Révélation, qui comporte en effet plusieurs étapes, dont la mémoire repose en général sur des textes anciens, mémorisés oralement ou conservés, avec soin, par écrit (Abraham, Moïse, Jésus, Muhammad),

(c) de la clôture définitive de la Révélation jusqu’à nos jours,

(d) du présent jusqu’à la fin des temps, future manifestation de la volonté divine.

Chacune de ces quatre périodes peut être elle-même subdivisée. Les récits constituant cette histoire sainte ont été pieusement conservés et transmis parce qu’ils constituaient un modèle, un corpus d’exempla permettant de distinguer clairement la voie droite de la Providence divine, conduisant vers le Bien, destinée aux fidèles, des voies obliques, prohibées aux fidèles, parce que conduisant au

Mal. Guidés sur cette grande Voie, les fidèles et les hommes de religion peuvent attendre sans inquiétude la mort, et le jugement dernier. Telle est la vocation du droit musulman (fiqh) : guider les fidèles en traduisant la Révélation en consignes, en indiquant ce qui est :

— interdit (harâm),

— condamnable (makrûh), — indifférent (mubâh), — recommandé (mustahabb), — obligatoire (wâjib).

Ces catégories concernent :

• l’individu, en particulier tout ce qui touche aux actes du culte ou aux « piliers de l’islam » pour assurer le salut individuel (règles du culte)

• la famille, pour permettre la reproduction de l’espèce et la continuité des lignées (droit familial, règles sur l’héritage, sur la transmission et le partage des biens)

• les membres de la société pour faciliter les rapports et les échanges entre les êtres humains (droit civil et commercial). La protection de l’ordre social exige en outre la répression des crimes et l’organisation des procédures de jugement (droit pénal).

L’appréciation relative de ces différents éléments (conception du temps, classements des actes, règles particulières) explique l’apparition d’écoles juridiques différentes au cours des premiers siècles de l’islam.