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PARTIE III. EFFILOCHER LE PERSONNAGE

3.2.2. Détraquement des poupées

3.2.2.1. Du sang sur les draps, le dérèglement des règles

Le corps de Chérie, véritable poupée parisienne, paraît ambivalent, éternellement inaccompli, en ce sens qu’il ne parvient pas à se transformer et à évoluer vers la maturité. Ainsi, la transition entre l’état de petite fille et l’état de jeune fille semble se faire difficilement, tandis que le passage de jeune fille à femme n’aura jamais lieu (faute de relation

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Sur le détraquement de la poupée Renée, nous renvoyons de nouveau au travail de Maryse Adam-Maillet, qui souligne les modalités de la « fêlure du personnage » : « Dès le début du récit la grande mondaine est cette poupée déjà détraquée, promise à l’immobilité, dont le moteur, logé dans le cerveau, connaît déjà des turbulences aléatoires, ainsi que le souligne le motif obsédant de la ʻʻtête folle, tête briséeˮ. » Maryse Adam- Maillet, « Renée, poupée dans La Curée », art. cit., p. 59.

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Parlant des liens unissant les héroïnes des deux écrivains, Sabatier écrit : « Détraquées, elles le sont toutes également, par excès de sensualité ou de cérébralisme ; mais elles vivent dans cette folie violente ou mystique, perverses avec inconscience, jouissant avec cruauté de leurs vices ou de leurs méfaits. » Pierre Sabatier,

L’Esthétique des Goncourt, Genève, Slatkine, 1984, p. 557.

138 sexuelle). Dans cette perspective, l’apparition des premières règles de Chérie inscrit son corps dans un détraquement qui ne souffrira aucune réparation.

Edmond revient sur cette charnière dans la vie d’une femme dans les chapitres XXXVIII, XXXIX et XL de Chérie. Il prend le soin de préciser que cette transformation intervient tôt chez la jeune Handancourt, en créant une corrélation entre les fastes de la vie mondaine parisienne et l’avance des règles : « Chez la petite parisienne, cette révolution physique apportant la maturité procréatrice est en avance d’un an, de deux ans sur les autres jeunes filles de la France. C’est un fait constaté par la médecine, qui fixe la puberté parisienne entre treize et quatorze ans1. » Le romancier semble se fonder sur les opinions médicales de l’époque, cette distinction entre les filles des villes et celles de la campagne correspondant aux théories scientifiques en cours au XIXe siècle. On peut en particulier penser à Adam Raciborski, qui dans son Traité de la menstruation consacre un chapitre à ces considérations2, dans lequel il déclare : « C’est donc un fait qui paraît être définitivement acquis, que la première irruption des règles est généralement plus précoce chez les femmes des grandes villes que dans les campagnes du voisinage3. » L’influence du milieu et de l’éducation est, pour le romancier comme pour le médecin, clairement déterminante sur l’apparition des premières menstrues. Ainsi, Goncourt déclare que « l’effervescente atmosphère des salons, avec ses excitants de l’imagination, ses ferments amoureux, les vibrations musicales que la petite fille emporte encore résonnantes en elles, avivent et précipitent la formation de la femme4 », tandis qu’Adam Raciborski accrédite la thèse de l’influence du milieu sur la formation de la jeune fille :

« Au point de vue qui nous occupe dans ce moment, ce qui constitue une grande ville, c'est une grande agglomération de population au milieu de laquelle domine la richesse et le luxe, c'est une ville qui, à côté de splendides établissements scientifiques et de ceux de bienfaisance, comme il y en a dans tous les pays civilisés, compte de belles promenades publiques, des musées de différent ordre, des théâtres, de beaux magasins, de nombreuses occasions de réunion des deux sexes, des bals, des concerts, etc. où l'éducation des jeunes filles est obligée d'être appropriée aux exigences de cette vie d'excitation et de mouvement physique et moral qui est propre à toutes les grandes cités en général et qu'on ne rencontre pas dans les petites localités de province5. »

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Éd. cit., p. 102. 2

Chapitre intitulé : « De l'influence de l'éducation, du régime alimentaire et de la position sociale en général, sur

l'époque de la puberté. — Différence entre les jeunes filles des grandes villes et des campagnes ». Adam Raciborski, Traité de la menstruation, ses rapports avec l’ovulation, la fécondation, l’hygiène de la

puberté et de l’âge critique, son rôle dans les différentes maladies, ses troubles et leur traitement, Paris,

J.-B. Baillière et fils, 1868. Consulté sur Gallica : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5672977n/f6.item.zoom. 3

Ibid., p. 210. Le parallèle avec Adam Raciborski a été mis en évidence par Jean-Louis Cabanès et Philippe Hamon dans leur édition critique, éd. cit., p. 151.

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Éd. cit., p. 102. 5

139 Les points de jonction entre le romancier et le médecin sont parfois extrêmement précis, par exemple quand Edmond cite le rôle des « vibrations musicales » et qu’Adam affirme que « la science possède des faits incontestables qui démontrent une grande influence de la musique sur l’impressionnabilité des organes sexuels1

». C’est déjà un détraquement que cette avance de l’apparition des premières règles, qui semble de mauvais augure, dans la mesure où Chérie, très jeune disposée à l’enfantement, souffrira d’autant plus de l’absence de relations maritales.

L’apparition en elle-même des menstruations se fait sous un mode pudique, le romancier plaçant une ligne de cinq points en lieu et place d’une description plus détaillée de l’épisode, initialement prévue2. La jeune fille, terrorisée, n’ose en parler à personne, mais la

situation est vite découverte par « sa femme de chambre, qui, ouvrant son lit pour le faire, regarda la fillette… avec un petit rire où il y avait à la fois de la gouaillerie et de la caresse3

». Le rouge sur le blanc des draps révèle l’évolution de Chérie4

, désignée par le terme, désormais impropre, de « fillette ». Sur sa petite chaise, elle ne mange plus sa bouillie mais enfile ses bas, en grande fille qu’elle est ; peut-être cette utilisation du substantif est-elle une façon ironique de souligner le fait qu’elle ne deviendra jamais vraiment femme. En effet, ce premier écoulement de sang semble annoncer la fin de la jeune fille qui ne connaîtra jamais l’amour, auquel ces règles la prédestinent pourtant. L’ombre de la mort plane d’ailleurs sur cette scène, la naïve Chérie ayant peur de mourir. Edmond de Goncourt crée de cette manière une sorte d’association antithétique terriblement programmatique puisque Chérie n’enfantera jamais et en mourra. Mireille Dottin-Orsini identifie bien le caractère problématique de cet épisode des règles chez Chérie, en déclarant : « le problème de la jeune fille est en fait celui de la vierge réglée : celle dont le corps appelle la fécondation, donc l’homme5. » Mais cet homme ne viendra jamais et, souligne la critique, « il y a alors un danger d’hystérie (causée on le sait par l’absence ou l’excès de rapports sexuels), un danger de tribadisme (comme pour les filles

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Ibid., p. 213. 2

Cette description est donnée par Jean-Louis Cabanès et Philippe Hamon, éd. cit., p. 151. 3

Éd. cit., p. 104. 4

Le motif, suggéré chez Goncourt, des draps ensanglantés, est exploité par Zola dans La Joie de vivre : « – Oh ! ma tante, je me suis sentie mouillée, et vois donc, vois donc, c’est du sang !… Tout est fini, les draps en sont pleins. » Émile Zola, La Joie de vivre, éd. Armand Lanoux, étude, notes et variantes par Henri Mitterand, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, t. III., p. 853.

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Mireille Dottin-Orsini, « Chérie, femme ou jeune fille », art. cit., p. 70. Elle nuance toutefois le rôle des règles dans l’évolution du personnage : « les règles, cependant, ne déterminent pas la charnière du roman, qui n’arrive qu’au chapitre LXXXVIII, quand Chérie, malade de ne pas se marier, perd sa féminilité parisienne pour devenir progressivement un cadavre hystérique, mal habillé, marchant sans cesse dans les rues crottées, perdant la grâce arrondie de ses gestes pour des mouvements mécaniques. »

140 enfermées dans les couvents, les prisons ou les maisons closes) ou encore d’onanisme féminin1

». Pour Chérie, ce sang sur les draps relève donc d’une fracture physiologique et psychologique, comme le souligne Domenica de Falco, qui affirme que « la menstruation constitue le passage obligé de la ʻʻpathologisationˮ du féminin2

». Elle analyse ainsi le malaise de la jeune fille, qui n’est pas un simple étonnement devant l’inconnu, mais qui relève aussi d’un sinistre pressentiment : « Elle sent qu’il s’agit d’un détraquement, et l’évocation de la probabilité de la mort est emblématique, Chérie prend conscience que c’est par le corps que le malheur lui arrivera3. » Reprenons alors la conclusion livrée par Jean- Louis Cabanès de ce passage : « On peut donc affirmer que pour les Goncourt les règles impliquent un dérèglement, elles inscrivent le corps féminin dans le registre de la maladie4. »