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PARTIE III. EFFILOCHER LE PERSONNAGE

3.2.2. Détraquement des poupées

3.2.2.2. Les affres derrière les fards

En effet, Chérie entre de plein pied dans ce registre, et n’en ressortira jamais. Son détraquement sera de plus en plus prononcé, et pour le faire oublier, elle n’hésite pas à se farder, comptant sur son maquillage pour lui donner un semblant de vie. Baudelaire avait déjà fortement affirmé sa bienveillance envers les artifices des poudres, des rouges et autres fards, en faisant l’éloge du maquillage, qui pour lui venait sublimer le corps de la femme, l’extraire de la laideur de la nature et la faisait accéder à une existence autrement plus noble et supérieure. Dans le cas de Chérie, il s’agit avant tout de survivre, du moins en apparence, son maquillage permettant de masquer les stigmates de sa maladie. Le récit ne véhicule donc plus une vision aussi enchantée de l’artifice, comme en témoigne une parole glaçante de la jeune fille, au terme du chapitre CIII : « Allons, toi, mets-moi du rouge, et applique-toi… Oui, que pour les autres j’aie l’air vivant… ce soir encore5

. » De façon plus globale, en son héroïne Edmond de Goncourt semble trouver l’alliage par excellence entre le charmant et le morbide, alliage qui le captive au plus haut point, comme le rappelle Jean-Louis Cabanès : « Dans la deuxième moitié du XIXe siècle, alors que la médecine est devenu le modèle constitutif des sciences humaine, le corps malade semble l’emblème parfait de l’expressivité6

. » Explorant, dans un champ pictural, la dissolution des liens entre beauté et corps sain, le critique analyse

1 Ibid. 2

Domenica de Falco, « La jeune fille chez les Goncourt : une lecture de Renée Mauperin et de Chérie », art. cit., p. 81.

3 Ibid.

4 Jean-Louis Cabanès, Le Corps et la maladie dans les récits réalistes (1856-1893), op. cit., p. 323. 5

Éd. cit., p. 260. 6

Jean-Louis Cabanès, « Les Goncourt et la morbidité, catégorie esthétique de ʻʻL'Art du XVIIIe siècleˮ »,

141 le charme transparaissant derrière les chairs malades et les corps morbides1. Dans une perspective littéraire, Edmond de Goncourt reprend cette esthétique avec son personnage, les stigmates de la maladie n’étant pas sans provoquer une certaine fascination, dans la mise en lumière de l’extrême fragilité du corps de la jeune fille, autour d’une tension entre horreur cadavérique et coquetterie parisienne, d’un balancement entre vie et trépas. Ainsi, le romancier en fait une jeune fille « tout à la fois charmante et macabre2 » lors des dernières pages de son livre, en particulier au chapitre CIII. La poupée tend à se détraquer définitivement, le dernier habillage revêt des allures de chemin de croix, le simple fait de la coiffer la fatigant et provoquant quasiment des évanouissements, tandis que la parole de Chérie, rapportée au discours direct, est émaillée de points de suspension, comme pour mieux signifier son épuisement : elle est littéralement à bout de souffle. Et même le maquillage ne pourra voiler son état de santé : « le rouge qu’elle s’était fait mettre par Lina devenait, par moments, sur la lividité de son teint, une tache brune, une tache effrayante3. » La surimpression du maquillage sur la carnation altérée de Chérie la marque sur sa chair et le maquillage devient alors un stigmate parmi d’autres4. Ainsi, tout en participant de l’esthétique de la « morbidité charmante », les fards jouent un effet d’occultation et de révélation de l’état physique de la jeune malade.

Ils peuvent également révéler le détraquement psychique, comme c’est le cas avec Suzanne Malvezin, personnage atypique et fantasque, dont la figure véritablement bariolée témoigne de son caractère étrange et vaguement malsain :

« Elle ne paraissait en quête que d’arrangements bizarres, de maquillage horrifiques, de détails de toilettes spectrales. Elle se faisait, à l’aide de la belladone, des regards ayant perdu leur caractère humain dans la largeur des pupilles, emplissant tout l’œil d’un foyer diffus, sans point lumineux. Et elle travaillait avec la fumée d’une bougie recueillie sur un plat d’argent, elle travaillait laborieusement, par-dessus le délicat charme de ses traits charmants, à la composition d’un visage aphrodisiaque et cadavéreux, où il y avait de l’échappée de l’hôpital mêlée à une espèce de génisse inquiétante et fantasque…5

»

1

Voir également le travail mené sur les agonies des héroïnes goncourtiennes, au sujet desquelles le critique rappelle : « Le morbide suscite enfin leur curiosité d’esthète, il déploie ses métamorphoses sous l’œil d’abord

étonné du clinicien, il sculpte des formes neuves, il fait preuve d’une inventivité plastique. » Jean-Louis Cabanès, Le Corps et la maladie dans les récits réalistes (1856-1893), op. cit., p. 747.

2

Éd. cit., p. 260. 3

Éd. cit., p. 264. 4

Jean-Louis Cabanès et Philippe Hamon parlent eux de « confusion du fard et du pathologique », éd. cit., p. 303. 5

142 L’esprit détraqué de cette amie de Chérie, adepte du mysticisme, semble trouver un parfait reflet dans son apparence horrifique. Plus loin, on nous la décrit ayant « le teint tout farineux de poudre de riz, les lèvres comme saignantes de vermillon, les pupilles de la grandeur des pièces de quatre sous dans une noire cernure artificielle1 ». Elle cherche une artificialité outrée, ne vit que pour la représentation2. A l’inverse de Chérie, son masque mortuaire est recherché, ce qui ne fait que souligner davantage le fait que celui de Chérie lui est imposé… Dans une symétrie inversée entre les deux amies, la vivante cherche une apparence morbide tandis que l’agonisante cherche à retrouver un semblant de vitalité. Les fards ont donc partie liée à la pathologie, au détraquement des poupées.