• Aucun résultat trouvé

PARTIE III. EFFILOCHER LE PERSONNAGE

3.2.1. Grands magasins, grandes aliénations

3.2.1.1. Hystériques du textile

Maniant avec brio la poétique de l’individuel et du collectif, jonglant entre masse indivisible frappée du même mal et individu chacun atteint à sa manière, Zola dresse des scènes où l’effroi se mêle à l’effarement et dans lesquelles les clientes ne se contrôlent plus : elles ne peuvent résister à l’irrésistible chant des chiffons, sorte de redoutable appel des sirènes, qui fait des trois grandes ventes jalonnant le roman des scènes d’une grande sensualité, où le désir incontrôlé des femmes pour les étoffes s’amalgame avec leur pulsions sexuelles. Ainsi, la déambulation dans les allées du magasin acquiert une dimension quasi- orgiaque, le bonheur ressenti au contact des tissus s’approchant des sensations orgasmiques. Le grand ordonnateur de cette débauche de jouissances, c’est bien sûr Mouret, qui exploite les faiblesses des clientes qu’il tient à sa merci. En parlant du « pouvoir érotique de la machine », Brian Nelson souligne d’ailleurs ce rapport de domination créé par le patron coureur de jupons : « Le grand magasin n’est pas seulement un appareil à faire de l’or, il est, entre les mains de Mouret, un instrument de domination et de possession de la femme, une véritable machine à jouir1. » Et en effet, Octave, ce marionnettiste aux fils pas si invisibles, veut avant tout susciter la passion, aidé en cela par Bourdoncle qui cherche lui aussi à « exploiter les clientes, avec un grand mépris pour leur frivolité à se ruiner en chiffons imbéciles2 ». On a souvent mis en évidence le danger représenté par Mouret, que ce soit Nao Takaï, qui le décrit comme « un dompteur de bêtes féroces qui refoulent mal leurs pulsions charnelles3 » ou Jean-Louis Cabanès, qui met en évidence la fait que « la relation de Mouret à ses clientes est explicitement définie comme relation érotique : il dilapide argent et vertu4 ». Le patron ne s’embarrasse pas de scrupules et envisage la femme comme un outil, un produit que son magasin consomme jusqu’à satiété. Amoureux de la femme sans en aimer aucune, Mouret se plaît à provoquer la folie des chiffons, folie qui trouve des échos prégnants chez Flaubert, avec madame Bovary qui elle aussi ne peut contrôler ses pulsions et se perd en achats. Aussi, les onomastiques trompeuses et ironiques ont beau jeu chez les deux romanciers : ni le Bonheur ni Lheureux ne pourront sauver leurs clientes, bien au contraire. Emma aurait certainement trouvé sa place parmi toutes les clientes de Mouret, aux côtés de Mme Marty et Mme de Boves, qui, comme elle, semblent utiliser le chiffon comme parade à leur frustration

1

Brian Nelson, « Désir et consommation dans Au Bonheur des Dames », art. cit., p. 29. 2

Éd. cit., p. 418. 3

Nao Takaï, op. cit., p. 239. 4

Jean-Louis Cabanès, Le Corps et la maladie dans les récits réalistes (1856-1893), Lille, Klincksieck, 1991, p. 525.

132 sexuelle. Ainsi, Chantal-Sophie Castro assimile cette passion des étoffes à un substitut venant pallier l’absence de sexualité heureuse, et affirme que « le tissu se substitue aux relations sexuelles1 ». Dans cette logique, elle distingue les femmes a priori sexuellement frustrées des femmes à la libido épanouie. En premier lieu, elle identifie celles dont aucune mention n’est faite de la sexualité, à savoir madame de Boves (dont le mari la trompe avec Madame Guibal) et Madame Marty, qui, force est de le constater, sont les deux victimes principales du grand magasin. À l’inverse, les femmes à la sexualité apaisée, telles madame Desforges et madame Bourdelais, sont décrites comme des clientes modérées, la première vivant une liaison avec Mouret, les enfants de la seconde symbolisant son épanouissement conjugal. Madame Guibal, quant à elle, satisfaite de sa liaison adultère, n’achète rien. Pour les clientes déraisonnées, courir de rayon en rayon semble donc constituer un moyen de satisfaire un désir qui n’est plus d’actualité dans la couche de leurs époux.

Cet engouement frénétique et sexualisé pour les marchandises du magasin semble être plus qu’un effet de style, dans la mesure où Zola décrit très précisément les symptômes de cette maladie moderne. Pour ce faire, il s’appuie notamment sur un article d’Albert Wolff publié dans Le Figaro et conservé dans ses dossiers préparatoires, article intitulé « Grands bazars2 » et dont l’influence sur le roman est évidente. Zola, à l’instar du journaliste, établit un lien de causalité entre la création des grands magasins et le développement de « nouvelles passions ». Madame Marty en particulier présente nombre de symptômes qui la transforment en hystérique du textile, dont le pouvoir addictif semble faire d’elle une véritable droguée. Zola, attentif aux moindres détails, s’attarde notamment sur les yeux de cette malade et si, en entrant dans le magasin, elle paraît reposée (« les pupilles de ses yeux gris étaient minces comme celles d’une chatte arrivant du plein jour3

»), en sortant, il en est tout autre :

« Maintenant, Mme Marty avait la face animée et nerveuse d’une enfant qui a bu du vin pur. Entrée les yeux clairs, la peau fraiche du froid de la rue, elle s’était lentement brulé la vue et le teint, au spectacle de ce luxe, de ces couleurs violentes, dont le galop continu irritait sa passion. Lorsqu’elle partit enfin, après avoir dit

1

Chantal-Sophie Castro, « Le vêtement dans Pot-Bouille et Au Bonheur des Dames : de l'art de la séduction à la manipulation », art. cit., p. 163. On se souvient de madame Bovary et de sa frustration sexuelle, alors qu’elle désespère d’une liaison avec Léon. Cette frustration la plonge dans une profonde souffrance, dans laquelle elle se complaît et où le désir charnel se confond au désir de posséder du velours. Flaubert nous dit ainsi qu’elle « gémissait du velours qu’elle n’avait pas ». Cette étrange formule donne à réfléchir… L’absence de velours se conjugue à l’absence de relation sexuelle, et le désir pour l’étoffe naît de la frustration charnelle. Dans ce gémissement pour le velours se devine la libido inassouvie. Gustave Flaubert, Madame Bovary, éd. cit., p. 220. 2

Cet article est reproduit par Véronique Cnockaert, Au Bonheur des Dames d’Emile Zola, op. cit., p. 162-170. 3

Éd. cit., p. 619. Cette attention aux pupilles a très vraisemblablement été inspirée par l’article de Wolff, qui constate une différence entre les yeux de celles qui entrent et de celles qui sortent du grand magasin : « En effet, chez beaucoup de sortantes, la face a un particularisme bizarre. La prunelle y est extraordinairement dilatée. » En l’occurrence, madame Marty vient d’entrer, ses pupilles ne sont pas encore dilatées.

133 qu’elle paierait chez elle, terrifiée par le chiffre de sa facture, elle avait les traits

tirés, les yeux élargis d’une malade1 . »

Transfigurée par son passage au Bonheur des Dames, elle semble atteinte d’un mal incurable, et ne peut freiner sa frénésie dépensière : « Toutes deux [madame Marty et Valentine], noyées sous un déballage de jupons, achetaient encore. C’était fini, la mère et la fille disparurent dans la fièvre de dépense qui les emportait2. » Cette fièvre, qui n’est peut-être pas à prendre dans un sens métaphorique, paraît létale pour les malades. Submergées par leur rage d’achats, mère et fille sont réifiées, englouties qu’elles sont sous les chiffons. L’adverbe clôturant la première phrase, marquant la sempiternelle réitération, conjugué au ton laconique du constat liminaire « C’était fini », octroie un caractère à la fois insolemment comique et terriblement tragique à cette scène d’engloutissement familial. Mais c’est justement dans sa perdition que cette cliente invétérée trouve sa jouissance, elle se livre entièrement au massacre, en redemande, jamais satisfaite, exigeant toujours plus de cet amant qu’est le grand magasin : « Madame Marty se disait aussi morte de fatigue ; et elle n’en jouissait pas moins profondément de cette fatigue, de cette mort lente de ses forces, au milieu de l’inépuisable déballage des marchandises3. » L’ironie réside ici dans le caractère antithétique de la description : une dichotomie puissante oppose en effet l’énergie déclinante et agonisante de la femme et celle toujours égale du monstre-magasin, puissance masculine. Jouissant de cette « petite mort » aux tonalités orgasmiques, la bourgeoise ne peut s’extraire de ce vaste déballage d’étoffes.