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CHAPITRE 2. GÉNÉALOGIE ARTISTIQUE LINÉAIRE

2.3. L A STRUCTURE NARRATIVE LINÉAIRE PORTÉE À SON PAROXYSME

2.3.1. Saisir l’essence de l’expérience canadienne

Dans la préface de la première édition, Reid énonce sa conception de la production picturale en tant qu’indicateur ou symptôme des changements culturels que connut le Canada au cours de son histoire. Dès les premières lignes, la concentration du récit uniquement sur le médium de la peinture fait l’objet d’une justification :

This guide to looking at the work of Canadian painters was written in the belief that of all the arts in Canada, painting is the one that most directly presents the Canadian experience. Painters in Canada have consistently reflected the moulding sensibility of the age: a history of their activities inevitably describes the essence of our cultural evolution. And painting is probably the only one of our cultural activities of which the productions of the “two nations” can be examined virtually as a whole. There are notable, perhaps even historically essential, interactions between English- and French-speaking painters. Hamel, Borduas, and Molinari, for example, are significant figures in any study of the painting of their English-speaking compatriots, of whom Brymner, Morrice, and Lyman (to choose only three names) are important to an understanding of French- Canadian art.259

256 L’auteur souligne en particulier les recherches extensives menées dans le champ des études féministes : « It contains a

number of revisions and additions to the material covered in the second edition, primarily reflecting the extensive research that has been published over the past couple of decades on the work of hitherto overlooked or insufficiently studied women artists ». Idem.

257 « Redesigned in full-colour, with over 220 illustrations, this attractive new edition is an indispensible guide and

compelling read ». Oxford University Press, op. cit.

258 Reid, « Preface to the Third Edition », op. cit., p. XIX. 259 Reid, « Preface », Ibid., p. 7.

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En vérité, ces lignes annoncent deux raccourcis empruntés par l’historien. En premier lieu, l’auteur affirme être en mesure d’assurer une représentation par synecdoque de l’ensemble de la production culturelle canadienne depuis l’arrivée des Européens en ne s’en tenant qu’au seul médium de la peinture. Par ailleurs, la problématique de la différenciation culturelle entre la production de peintres canadiens-français et canadiens-anglais se trouve commodément évacuée par ce même caractère synecdotique de la peinture. En effet, l’usage des guillemets autour de « two nations » est symptomatique d’une réticence de la part de l’auteur dans l’usage de cette expression, lorsqu’appliquée à l’histoire du médium pictural. Soulignons à ce propos que cette position consolide une hiérarchisation des médiums en faveur de la peinture, en plus de reconduire un point de vue européocentriste en réduisant la diversité culturelle à « deux nations ». L’auteur se permet alors d’amalgamer les productions des deux groupes sous une même « sensibilité canadienne », justifiant de ce fait la linéarité du récit.

Reid propose de faire la démonstration que l’histoire de la peinture au Canada reflète les développements majeurs produits à l’échelle internationale - soit en Europe et aux États-Unis -, tout en demeurant néanmoins « canadienne » de par la perpétuation d’une cohésion interne sensible depuis le XVIIe siècle : « The recorded history of Canadian painting reflects the major developments in Europe, and more recently the United States, which have largely defined the art as it is now recognized internationally. However, painting in Canada is still “Canadian” and its history demonstrates an internal continuity from the seventeenth century to the present day »260. La linéarité du récit est donc assurée par ce projet de la mise au jour d’un fil conducteur cohérent commun aux diverses productions du XVIIe siècle aux années 1970. Dans un champ artistique apparemment disparate et traversé de tensions et d’oppositions, l’auteur affirme dégager une constance caractéristique des meilleurs peintres canadiens. D’après celui-ci, cette constance correspond à un désir commun de rendre la sensibilité canadienne :

The remarkable dialectic perpetuated by successive generations – each championing a position opposite to that of its predecessor on the question of whether Canadian painters should seek their measure against an international (i.e. mid-Atlantic) standard or in purely indigenous values – gives the history of our painting its unique shape. As a historian I have attempted to present the two views objectively in the firm belief that all our best painters have managed to find common ground in their genuine desire to confront the Canadian sensibility through the medium of their art.261

260 Idem. 261 Ibid., p. 7-8.

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L’ensemble du récit est donc pensé à partir d’un jeu d’opposition que l’auteur associe à la dynamique des générations : une génération s’opposant nécessairement à la précédente dans son positionnement sur l’axe polarisé des standards artistiques. Chacun des chapitres présente ainsi une mise en récit chronologique d’une période visée correspondant à une « génération ». L’histoire est de cette façon morcelée en mini-récits dont les propos d’introduction et conclusifs de chacun prennent soin d’inscrire dans le récit global.

Ce récit de la peinture au Canada s’articule autour d’unités que l’auteur nomme « génération ». Chacun des chapitres correspond donc à la période de domination d’une génération clairement circonscrite dans le temps par l’usage de balises temporelles incluses à même l’intitulé de chacune des sections262. Une « génération » est un ensemble formé de « nos meilleurs artistes » partageant, sur

une période donnée, une conception commune de la sensibilité canadienne, ou dont les explorations plastiques présentent des points de convergences à ce sujet. La primauté d’une conception pour une époque donnée semble être déterminée par des facteurs tant numériques – soit le nombre d’artistes s’y inscrivant – que qualitatifs – c’est-à-dire se rapportant à la reconnaissance nationale ou internationale acquise. Plus cette conception est fortement partagée et défendue par un groupe cohérent, plus la valeur de domination d’une sensibilité spécifique est forte. L’exemple le plus probant en est sans doute cette période de « suprématie » du Groupe des Sept :

By 1926 the Group of Seven were the acknowledge centre of serious art activity in Toronto, which in turn was the major centre of activity in the country. Followers and disciples were gathering. And even the broad public began to become aware of the Group of Seven as the “national” school of art. By 1931, the year of the last exhibition of the Group, their supremacy was acknowledge – both grudgingly and willingly – right across the country.263

Le facteur d’attraction du Groupe sur de jeunes artistiques, additionné à sa reconnaissance par le public canadien, déterminent non seulement l’hégémonie périodique du Groupe, mais positionnent par le fait même la ville de Toronto comme centre artistique de la nation. L’identification d’une sensibilité dominante et des balises temporelles lui correspondant sont intrinsèquement liées à l’identification d’artistes formant le « noyau » d’une génération, ainsi que, par extension, le centre géographique de la production artistique canadienne.

262 Ceci est très clairement énoncé en conclusion de la première édition, alors que l’auteur souhaite expliciter la différence

entre la date liminaire du dernier chapitre et la périodisation des chapitres précédents : « I have not chosen 1965 as the cut- off for this historical study because it is intended – as is the closing date of each of the preceding chapters - to mark the end of yet another generation’s dominance ». Reid, « 16. A Continuing Tradition 1955-1965 », Ibid., p. 305.

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Pour Reid, une « génération » ne correspond donc pas à une unité fixe. Chacun de ses regroupements idéologiques possède une temporalité propre, expliquant qu’un chapitre puisse à un endroit concerner une période de 100 ans (2. Painting in British North America 1760-1860), et ailleurs aussi peu que 7 ans (15. Painters Eleven 1953-1960). La succession des chapitres est rigoureusement organisée suivant l’ordre chronologique d’ouverture de la période, soit à partir du moment d’émergence d’une nouvelle génération. Le récit se consacre alors entièrement à cette génération jusqu’à son essoufflement définitif. Celui-ci ne s’attarde donc pas seulement à la période de prépondérance d’une sensibilité, mais à son émergence, sa période de domination, puis son déclin. Puisque les courants dominants n’apparaissent ni de nulle part, ni en un jour, le lecteur devra s’attendre à ce que certains chapitres se chevauchent.

Les artistes reconnus comme « dominants » sont localisés géographiquement à partir d’un focus plus ou moins rapproché : que ce soit à l’échelle d’un vaste espace (ex. la Nouvelle-France ou l’Amérique du Nord britannique); d’une communauté (ex. les Canadiens français de Montréal et Québec ou les immigrants anglophones); d’une organisation artistique; ou encore d’un groupe spécifique. Le lecteur attentif remarquera que, plus les pages défilent, plus le point focal du récit rétrécit jusqu’à se concentrer sur des lieux restreints dans des villes spécifiques264. La période d’entre-deux-guerres est ainsi identifiée comme le moment où l’art au Canada se trouve être le plus centralisé :

It is certain that art in Canada will never be so centralized as it was in Toronto between the wars. It seems equally sure that that city has nevertheless once again become the main focus of artistic activity for the nation. And although it is due largely to the fact that Toronto is the principal art market-place […], that status could not have been attained without the large number of painters of quality who assembled there during the late fifties and early sixties.265

La mise en récit repose donc sur ces « rassemblements » géographiques d’artistes partageant une même conception. Cette notion implique une circulation des idées et des personnes à travers le territoire favorisant la coopération entre les artistes. Or, comme le reconnait implicitement l’auteur dans sa préface de la première édition, cette idée s’applique difficilement à la mise en récit de la production artistique précédant les années 1860 : « We still know very little about the activities of even our earliest painters, and the first few chapters of this book reflect that lack of knowledge. After Confederation, however, details begin to accumulate and the story of an inspiring series of co- operations unfolds »266. La structure de mise en récit de la production artistique canadienne à partir

264 Pour ne citer qu’un exemple : « By 1961 there were unmistakably a “new” Toronto scene and the Isaacs Gallery was at

its centre ». Reid, « 16. A Continuing Tradition 1955-1965 », Ibid., p. 293.

265 Ibid., p. 288.

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de cette logique d’interactions et d’échanges entre les artistes permettant de dégager des groupes partageant des idées semblables et travaillant dans une même exploration de la « sensibilité canadienne ». En ces lignes réside une part des difficultés que nous observons par rapport à la production artistique du Québec au sein de ce récit, et ce spécialement dans les premiers chapitres.

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