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Discordance intratextuelle : une généalogie artistique descendante problématique

CHAPITRE 2. GÉNÉALOGIE ARTISTIQUE LINÉAIRE

2.3. L A STRUCTURE NARRATIVE LINÉAIRE PORTÉE À SON PAROXYSME

2.3.3. Discordance intratextuelle : une généalogie artistique descendante problématique

Nous avons identifié le chapitre « 2. Painting in British North America 1760-1860 » comme le premier jalon de cette mise en récit de la peinture canadienne articulée selon une succession de générations dominantes. Fut également démontrée la continuité du récit assurée par la notion de sensibilité canadienne. Une autre notion primordiale nous semble être le développement annoncé de la ville de Toronto comme centre artistique national. Cette trame narrative tissée discrètement participe, à notre avis, d’une stratégie d’introduction de la production torontoise du Groupe des Sept, semblable à celle précédemment relevée dans la mise en récit de Colgate. Les années du Groupe correspondant non seulement à la période de « suprématie » d’une sensibilité sur la totalité du territoire, mais également comme la période de maturité de la « tradition » artistique torontoise qui, suite à 70 ans de création soutenue, connait un déclin.

Le déclin de la scène torontoise semble poser problème à l’auteur. En effet, avec le chapitre 16 commencent à apparaitre les indices de l’atteinte des limites de la structure narrative. La logique d’une mise en récit linéaire d’une généalogie artistique de la peinture canadienne par succession de « générations dominantes » semble s’effondrer avec la multiplication des pratiques et des centres artistiques au milieu du 20e siècle. L’auteur tente néanmoins de maintenir une division géographique du récit par centres artistiques et maintient son choix de favoriser les groupes concertés d’artistes comme unités du récit.

Les chapitres 16, 17 et 18 prennent ainsi la forme de regroupements de microrécits. L’auteur cherche alors à couvrir l’ensemble de la production picturale de ces époques, en consacrant un résumé à

308 Reid, « 14. Paul-Émile Borduas and Les Automatistes 1946-1960 », op. cit., 1973, p. 218. 309 Reid, « 18. Creative Diversity 1985-2000 », op. cit., 2012, p. 490.

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chacun des « centres d’intérêt artistiques » canadiens. Se manifeste alors une démultiplication des centres d’intérêt du récit :

The continuing Canadian tradition in painting has naturally flourished most vigorously on its two principal stalks: those nurtured in Toronto for some hundred and thirty years and in Montreal for almost two hundred and sixty-five years. By the mid-sixties of the twentieth century, however, it was clear that painting had found a sympathetic and sustaining response in other parts of the country as well. Vancouver has seen at least four consecutive generations of creative artists. London, Ont., is now one of the places in Canada where it is possible to see art of consequence. And in numerous other communities across the nation there are serious committed painters contributing principally to their region but often rising to national, and at times even international, significance.310

Se succèdent de courtes sections subdivisées par un espace interligne abordant tour à tour les unités géographiques suivantes : les provinces de l’Atlantique, les Prairies, Vancouver, Québec et Montréal − réunis au sein d’un seul microrécit −, Toronto, et enfin, une seconde ville ontarienne, London. Apparait également évidente l’élasticité du concept de « centre d’intérêt artistique », son expansion géographique pouvant autant correspondre à une ville qu’à une région : « The Prairie West – a region, like the Atlantic provinces, of rigorous climate, relatively sparse population, and limited economic development – is in artistic matters similar to the Maritimes area in that the most important sustained activity historically has centered on art educational institutions […] »311.

La périodisation de ce seizième chapitre se révèle également plus complexe que ce dont laisse présager son intitulé. La mise en récit de la production picturale des provinces de l’Atlantique remonte aussi loin que 1893, année de la formation de la Owen Art Gallery à Sackville au Nouveau- Brunswick, et conclut son propos avec les années 1960.312 La section sur les Prairies débute avec la décennie 1910 alors que, pour sa part, Vancouver voit raconter l’histoire de sa peinture abstraite depuis l’arrivée de Lawren Harris en 1940. La quatrième section du chapitre 16 aborde en premier lieu la production picturale de Jean-Paul Lemieux et Jean Dallaire dans la ville de Québec, contribuant au faible rayonnement de la capitale malgré l’ombre projetée par Montréal313. L’ensemble de cette section se consacre toutefois principalement à la production de Pellan et des membres du groupe Les Plasticiens durant les années 1950 et 1960. En ce qui a trait à la ville de Toronto, le microrécit des années 1960 s’intéresse à des démarches principalement individuelles s’inscrivant en marge du Painters Eleven. Enfin, la petite ville de London, Ont., se mérite le propos conclusif en raison des

310 Reid, « 16. A Continuing Tradition 1955-1965 », op. cit., 1973, p. 264. 311 Reid, « 16. A Continuing Tradition 1955-1965 », op. cit., 2012, p. 282. 312 Le tout en un peu moins de 4 pages. Ibid., p. 279-282.

313 « The continued dominance of Montreal over the artistic activity of Quebec City has been offset only slightly by the

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signes que décèle l’auteur de formation d’une tradition : « London had produced artists before – notably Paul Peel in the nineteenth century – but had never been able to keep them. That there is now a relatively large and active second group that has responded to the efforts of the pioneers suggests that London will continue to be one of the significant places in Canada to see art »314. Pas moins de six pages illustrées de quatre reproductions sont consacrées à la seule production de la décennie 1960 à London.

La mise en récit du Chapitre 16 s’apparente davantage à celle des chapitres biographiques ponctuant le récit principal en contrepoids de la suprématie de certaines « générations », soit un amalgame de biographies individuelles rassemblées ayant comme points communs une certaine notoriété ainsi qu’une époque donnée. Dans le cas du chapitre 16, nous posons l’hypothèse que, devant l’impossibilité d’appuyer son récit sur des regroupements d’artistes autoproclamés, l’auteur se voit dans l’obligation de procéder à des regroupements. Confronté à une multiplication des artistes émergents, Reid se résigne alors à dégager une tendance dominante non plus applicable à l’ensemble du territoire, mais plutôt à l’échelle d’une ville ou d’une région. La « domination » d’un groupe d’artistes sur une génération apparait dès lors moins totalitaire. Se pose toutefois un certain questionnement au niveau du titre « A Continuing Tradition » qui nécessiterait possiblement un accord au pluriel315. Car, suivant l’usage au sein de ce chapitre, la notion de « tradition » telle qu’employée par Reid semble se référer à l’enracinement en un lieu d’un type d’explorations plastiques qui, entamé par un certain nombre d’artistes, est poursuivi par au moins une génération316. La persistance d’une tradition se jaugerait d’ailleurs en fonction de la durée, sans interruption, d’une production d’un type donné317. Dès lors, l’expression « continuing tradition » ne constituerait-elle pas un pléonasme ?

Positionnée comme propos conclusif de la première édition de A Concise History of Canadian Painting parue en 1973, la mise en récit déployée au seizième chapitre par Reid s’apparente aux

314 Ibid., p. 311.

315 En conclusion du chapitre 18, l’auteur réfère d’ailleurs à des traditions - au pluriel - qui se développèrent dans les

différentes communautés : « As we have seen in this chapter, throughout Canada during the eighties and nineties painting continued to flourish precisely because, on the one hand, it was able to connect with specific traditions that had developed through generations in each community […] ». Reid, « 18. Creative Diversity 1985-2000 », Ibid., p. 490.

316 L’usage du terme « tradition » dans cet ouvrage ne nous semble cependant pas suffisant pour proposer une définition

claire et satisfaisante de cette notion telle qu’employée par Reid. De plus amples analyses croisant plusieurs textes du répertoire de cet auteur auraient le potentiel d’apporter une réponse. Pour l’heure, nous signalerons néanmoins le prochain passage à l’attention du lecteur : « If a continuing tradition does develop in the Atlantic provinces it will perhaps grow around the work of these “magic realists” painters. The only other promising beginning was in Saint John, N.B., where Jack Humphrey and Miller Brittain (1912-1968) both worked for thirty-five years ». Reid, « 16. A Continuing Tradition 1955-1965 », op. cit., 1973, p. 267.

317 « The painting of abstractions has an even longer history in Vancouver than in Montreal, although the number of years

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dernières pages du récit principal de Colgate. Rappelons qu’en conclusion du septième chapitre ce dernier établit une nette différenciation entre la mise en récit dite « historique » des pages précédentes et celle des dernières pages qu’il rapproche davantage du champ de la critique. Nous retrouvons au seizième chapitre de Reid un caractère hypothétique semblable. Reid exprime la difficulté qu’il éprouve dans l’application de sa notion de « génération dominante » à la multitude d’artistes émergents des années 1960 en raison du manque de recul historique :

I have not chosen 1965 as the cut-off for this historical study because it is intended – as is the closing date of each of the preceding chapters - to mark the end of yet another generation’s dominance. In most instances the painters discussed in this final chapter are in fact just now enjoying their full maturity. It is rather that, after 1965, and particularly as a result of the centennial celebration of 1967 (which coincided with a period of general admiration for the qualities of youth), a large number of young artists of promise were rushed into the spotlight. This telescoping of the generations has made it impossibly difficult – for me at least – to attempt at this time to write a “history” of the last ten years. I keenly anticipated a later opportunity, however, for it has been the most dynamic decade of all. 318

Ces dernières lignes – absentes des éditions subséquentes – reconnaissent ainsi, notamment par l’usage de guillemets éloquents, l’hésitation de l’auteur à qualifier la mise en récit de ce dernier chapitre d’« historique ». Nous croyons d’ailleurs y lire l’expression d’une volonté de revenir sur cette bouillonnante décennie à l’occasion d’une opportunité future afin d’en écrire l’« histoire » à proprement parler. Toutefois, bien qu’une telle opportunité se présenta à deux reprises, force est de constater que le chapitre 16 demeurera virtuellement inchangé dans sa forme.

Si Colgate prolonge la lignée nobiliaire du Groupe des Sept, Reid apparait pour sa part poursuivre l’ascendance du milieu artistique torontois en tant que centre artistique principal de la peinture canadienne. Dès lors, malgré la multitude des microrécits assemblés au chapitre 16, Toronto s’énonce comme le centre dominant de son époque :

It is certain that art in Canada will never be so centralized as it was in Toronto between the wars. It seems equally sure that that city has nevertheless once again become the main focus of artistic activity for the nation. And although it is due largely to the fact that Toronto is the principal art market-place […], that status could not have been attained without the large number of painters of quality who assembled there during the late fifties and early sixties.319

Si le chapitre 16 s’articule davantage à partir d’unités géographiques - les « centres d’intérêts artistiques » -, que de « générations », l’auteur persiste dans sa hiérarchisation des acteurs de chaque

318 Ibid., p. 305. 319 Ibid., p. 288.

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époque. Cette nouvelle mise en récit est poursuivie dans les chapitres « 17. The Death and Rebirth of Painting 1965-1980 » et « 18. Creative Diversity 1980-2000 » dans une formule plus assumée recourant à l’inscription en majuscule de la ville en sous-titre de chacune des subdivisions du récit. À chaque fois, Toronto se voit attitrer la primauté sur l’ensemble des centres discutés, et ce malgré la multiplication de ceux-ci.320 Au-delà des mots, cette domination est sensible dans la disparité de l’espace accordé aux diverses villes au sein de ces chapitres321.

2.3.4. La peinture comme véhicule de l’expérience canadienne conjointe des « deux

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