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CHAPITRE II : L’humour politique dans la vie des Égyptiens

2.3. Le chef d'État égyptien et l'humour politique après l'indépendance (1954)

2.3.2. Sadate, le président vedette

Suite à la mort subite de Nasser, le deuxième président égyptien après l’indépendance fut Anwar Sadate (1971-1981). Au début de son mandat, Sadate a dû faire face aux pouvoirs des militaires et camarades de Nasser qui étaient surtout décrits comme des maraquez qwah (centres de pouvoir). En fait, il cherchait à se distinguer du modèle de Nasser et il a acquis un pouvoir symbolique très fort avec la victoire (d’après la version arabe) de 1973 contre Israël, ou la guerre du Yom Kippour, effaçant ainsi les effets de la défaite militaire spectaculaire de 1967, ou la guerre de 6 jours. Sadate est surtout le président qui a ouvert le pays pour l’économie du marché et qui a sorti les islamistes des prisons, mais ceux-ci l’ont finalement assassiné le 6 octobre 1981 pour avoir été un président infidèle.

Il reflétait l’image d’une personne rusée qui maîtrisait le discours religieux et qui rappelait les références traditionnelles de famille, tout en restant un homme d’État intelligent et conscient des réalités de l’époque. Il n’était peut-être pas si chanceux de succéder à un président aussi charismatique comme Nasser, surtout qu’il cherchait à réduire le caractère socialiste du pays institué par son prédécesseur, ce qui a suscité plusieurs émeutes, dont une très remarquable, en 1977, appelée par les étudiants le « soulèvement du pain » et par Sadate le « soulèvement des voleurs ».

Sadate était une sorte d’Ibn El-Balad inversé qui réclamait d’être traité comme père de famille tout en incorporant son statut de chef. Mais il agissait comme politicien conscient des défis régionaux, même si cela contredisait tout ce que Nasser avait instauré, c’est-à-dire la paix avec Israël, l’alliance avec l’Occident et les États-Unis (symbole de l’impérialisme et de la colonisation), l’adoption de politiques du marché libre, etc. Il était capable de comprendre les discours populistes et provocateurs de ses opposants et de les évoquer dans ses propres discours au peuple en les déconstruisant dans un langage très sérieux, mais facile et ironique. Un exemple est son discours de 1981 à propos des conflits entre Coptes et musulmans qu’il a fait dans un quartier populaire du Caire (Zawyah Hamra) à la suite d’un différend autour d’un

terrain. Il a ensuite parlé de l’événement au parlement et a décrit l’élément déclencheur à l’image d’une scène du « linge d’un citoyen qui dégoutte sur le linge d’un citoyen d’en bas de confession différente, mais dont le linge n’était apparemment pas si propre que ça !24 » Cette

scène réfère aux femmes qui étendent leur linge lavé sur des cordes attachées à leur balcon pour le faire sécher au soleil (comme il fait presque toujours soleil en Égypte) où des querelles banales quotidiennes peuvent survenir entre femmes habitant le même immeuble à cause des gouttes du linge mouillé qui tombent de chez la voisine d’en haut. Ce type d’analogie dans les discours de Sadate émousse l’ampleur religieuse et rend son discours banal au point de l’ironie.

Sadate soignait bien son image tout en gardant une distance avec le peuple. Il était en quelque sorte le président qui se veut être père mais aussi un peu vedette. Les enjeux régionaux avaient changé, il en était conscient et il travaillait pour que l’Égypte soit reconnue par la communauté internationale. Il ne pouvait plus reproduire la même image nationaliste, fière et rivale avec l’Occident qui est devenu son ami et allié. L’image type de ses politiques n’est plus celle du simple paysan qui laboure sa terre et qui est assuré d’un avenir meilleur pour ses enfants au sein de l’État. Il devait devenir cosmopolite et être un joueur qui savait naviguer à l’international. Et, bien évidemment, un pays comme l’Égypte, avec son poids et son importance au Moyen-Orient, qui se détache du camp russe ennemi pour se diriger vers l’occident était alors plus que bienvenu.

Très élégant, il n’hésitait pas à se faire photographier dans des situations telles la natation, le rasage matinal ou avec l’habit traditionnel galabya et à faire publier les photos dans les journaux nationaux. Son tailleur était toujours là pour ajuster ou arranger ses costumes militaires ou civils (Mansour : 2010). Cette élégance se combinait avec la pipe, la canne et une posture assez fière. Il projetait l’image d’un homme fort, authentique et très intelligent. Sadate agissait en même temps comme le père de tous et réclamait d’être traité de la sorte. Il disait souvent « mon fils, ma fille » dans ses interviews. Dans l’armée, les soldats étaient « ses fils », et il s’attendait à ce que tout le monde le traite avec respect, comme le père le fait dans les villages égyptiens et qui est une valeur importante dans une société patriarcale. Il qualifiait ceux qui ne le respectaient pas d’« impolis ».

Du point de vue de l’humour à son égard et même à celui de sa femme Jihan, on observe surtout des blagues très osées à contenu parfois sexuel et dégradant, elles étaient « virulentes, violentes et d’une manière générale licencieuses et ad hominem » (Kishtainy, 1988, dans Ibrahim, 1992). Devant cette ruse d’une imposture d’Ibn El-Balad, d’une incorporation ouverte de la valeur de respect du père ainsi que des tentatives de fabriquer soigneusement son image, la blague s’est vengée en focalisant sur sa femme qui incarnait le cosmopolitisme occidental. Comme si pour briser cette distance imposée par Sadate – surtout après la non-distance avec Nasser – et pour ridiculiser son image, le moyen le plus efficace était de le rappeler avec un contenu sexuel, considéré comme humiliant puisqu’il touchait surtout « son groupe intime », sa femme, comme dans cette blague :

Once, when Sadat was leaving Egypt to go to America, he became afraid of what could happen to Jihan in his absence. He decided to put a chastity belt on her which was constructed in such a way that whatever would go into it would immediately be cut off. Sadat then left and went to America. When he returned to Egypt he called all his ministers into a room and made them take their pants off. Everyone of them had his dick cut off except Husni Mubarek. Sadat went to Mubarek and said to him, “You are a very good man Husni, I knew I could count on you.” Mubarek said, [speaking in a mumble],” Thank you very much Mr. President.” (Shehata, 1992).

Si on s’attarde au portrait de la femme de Sadate, Jihan Sadate, on peut dire qu’elle était brillante, émancipée et intelligente, en plus d’être une beauté évidente. D’origine anglaise du côté de sa mère, elle était de caractère fort et imposant et clairement d’une classe bourgeoise. Elle était également la première Première Dame d’Égypte, un titre qu’a depuis connu l’Égypte. Ses nouvelles, ses visites, ses activités sociales faisaient la « une » des journaux et même les chaînes officielles de la télé. Une telle femme émancipée, de caractère fort et projetant une image de vedette provoque l’imaginaire populaire car elle dégage des traits non conformes au modèle d’Ibn El-Balad. En revanche, le modèle de Tahiah Nasser représentait le modèle type de ce que doit être une femme. Modeste, sans forcément être retirée, elle prenait soin en principe de sa famille sans s’imposer sur la scène publique. Alors, Sadate et sa femme, deux personnes intelligentes, provoquaient par leur individualité soignée l’imaginaire populaire : l’Ibn El-Balad devait être fidèle au groupe avant tout. Ceci étant, l’humour démesuré est un des moyens de réapprivoiser une image provocatrice :

Sur le chemin vers son village, Sadate trouve une "Ghorza /coin pour se droguer". Il s’est arrêté pour partager le pote avec le groupe. Un des drogués lui pose la question : - Et vous, que faites-vous ?

- Je suis le président de la République ! - Eh voilà, ça commence !