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CHAPITRE I : Humour et pouvoir : approches et fonctions de l’humour

1.1. Quelques approches traitant l'humour

En sciences sociales, trois approches classiques ont traité le rire et l’humour : la théorie de la supériorité, la théorie de l’incongruité/incongruence et la théorie du soulagement (amusement).

En premier lieu, selon la théorie de la supériorité, le processus de l’humour donne un sentiment de triomphe soudain, « sudden glory », comme le souligne Hobbes (Hobbes, 1651 [2013]). Par la suite, par rapport à une incompétence ou à un comportement jugé indigne, le rieur se sent supérieur à l’autre (personne/objet) qui est la cible de l’humour. En riant, on communique effectivement des sentiments de mépris, de dénigrement vis-à-vis de l’autre, ce qui pourrait, selon Bergson, avoir un rôle social qui « met l’accent sur le fait que le rire est une correction sociale qui amène les personnes à entrer dans la norme » (Dufort, 2016 : 9).

La théorie de l’incongruité, notre deuxième approche, est plus reliée à la perception de l’humour comme une réponse à une contradiction ou une perturbation de « l’ordre naturel des choses » ou du « su/connu ». L’humour se situe surtout dans un registre cognitif de décalage entre l’acte et l’attendu : « Incongruity theory charges that humour erupts from a sudden disruption in the natural order (a social knowledge, a social relationship, or an emotional state) through recognizing "inconsistency, ambiguity, contradiction and interpretive diversity […] » (Longo, 2010).

Enfin, notre troisième approche, soit la théorie du soulagement (ou de décharge psychologique), repose sur la fonction de l’humour comme « safety valve » qui évacue les

tensions. Cette théorie entend un humour qui permet la réduction des tensions, du stress. Elle est notamment développée par Sigmund Freud en tant que pulsion : « Nous dirions que le rire se déclenche dans le cas où une somme d’énergie psychique, primitivement employée à l’investissement de certaines voies psychiques, a perdu toute utilisation, de telle sorte qu’elle peut se décharger librement » (dans Alemany Dusendschön et al., 2012).

Outre ces trois approches, certains ont analysé l’humour en termes de ses fonctions sociales, surtout comme moyen de support et de maintien de l’ordre social et politique (Kuipers, 2008; Apte, 1985). C’est aussi un moyen de contrôle social (Stephenson, 1951; Bergson, 1900) et un moyen de cohésion sociale (Coser, 1960). Dans des études modernes sur les fonctions de l’humour, cette approche fonctionnaliste est vue comme un moyen de résistance et de dérision politique (Holmes, 2000; Martin 2006; Mulkay, 1988; et Plamer, 1994 dans Kuipers, 2008) qui a des fonctions psychologiques pour surpasser les expériences déplaisantes au niveau collectif « black humor » (Kuipers 2008), ou « gallows humor » (Obrdlik, 1942).

D’autre part, il y a des études qui interprètent l’humour comme une expression de conflit : « an expression of conflict, struggle, or antagonisms […] an expression or correlate of social conflict : humor as a weapon, a form of attack, a mean of defense » (Speier [1998] dans Kuipers, 2008). Cette démarche traite surtout l’humour politique et le considère comme un outil qui vise la critique d’une cible définie : « [It] has been used especially in the analysis of ethnic and political humor, both cases where the use of humor has a clear target, and tends to be correlated with conflict and group antagonism » (Kuipers, 2008).

Dans la littérature anthropologique, Apte (1985) nous dit dans un de ses livres, qui représente une source importante de travaux traitant de l’humour, que l’anthropologie s’est peu intéressée à l’humour et au rire. En effet, les travaux sont dispersés et marginaux dans les ethnographies et sont reliés en principe aux « aspects of cultural systems » (Apte, 1985 : 22). Par exemple, il nous réfère au rapport qu’a l’humour avec l’organisation sociale et la parenté, « joking relationship » (Ibid. : 29).

Malgré la marginalité des travaux, certains anthropologues ont interprété l’humour à travers le personnage du trickster (le fripon), une relation à plaisanterie avec des rites

d’inversion (De Fommervault, 2012 : 51). La relation à plaisanterie permet à, sinon oblige, des membres de certaines ethnies de s’insulter ou se ridiculiser, et cela à plusieurs niveaux : familial, inter-ethnique ou groupe de travail (Sissao, 2002 dans De Fommervault, 2012 : 48). Selon Apte, ces rapports de plaisanterie marquent le jeu de restructuration du groupe et l’exclusion ou l’inclusion de nouveaux individus : « mark group identity and signal the inclusion or exclusion of a new individual » (Apte, 1985 : 56). L’humour ici a un rapport avec la reconstitution imaginaire du groupe et le maintien de l’ordre en place pour éviter les tensions éventuelles.

D’un autre côté, les travaux de Radcliffe-Brown ont défini la relation à plaisanterie selon une approche fonctionnaliste, c’est-à-dire comme « une relation dyadique dans laquelle il est culturellement permis – voire dans certaines circonstances requises – de taquiner ou de ridiculiser l’autre, lequel est tenu de ne pas s’en offenser » (Legaré, 2007 : 25). Il souligne que cette relation a « un rôle crucial dans l’évitement de conflit » (Ibid. : 26) et qu’elle constitue un « des quatre modes possibles d’alliance ou de “consociation” au sein de sociétés » (Ibid. : 26). Certains trouvent même que ces plaisanteries « participent au maintien et au renforcement des stéréotypes » et renouent « des liens amicaux de solidarité, de non-agression, de respect et d’assistance mutuelle et se présente dès lors comme une instance de réconciliation qui garantit la stabilité sociale » (De Fommervault, 2012 : 44). Dans la même logique d’éviter/évacuer et gérer les tensions, cette relation à plaisanterie agit aussi comme

la gestion sociale par le rire de différentes sources de tensions possibles. Il s’agit d’évoquer le lien pour le dédramatiser, de jouer sur un savoir-faire pour faire savoir ce qui fut ou ce qui est, de situer l’autre à bonne distance, assez proche pour être le même, mais suffisamment distant pour rester l’autre (Sissao, 2002 : 35 dans De Fommervault, 2012 : 44).

Ces communications indirectes en forme d’humour adressées vers les autres évitent les tensions et structurent les rapports au sein du groupe, sinon entre plusieurs groupes.

À une échelle qui touche l’ensemble du groupe, pensons à l’humour rituel ou le « ritual clowning » (Apte, 1985 : 22) qui combine rituel et religion sans séparation, selon la dichotomie durkheimienne du sacré et du profane (De Fommervault, 2012 : 38). Ce type d’humour présente des aspects carnavalesques transgressant, au sens bakhtinien, les règles de tous les jours : « absence de contrôle social, adoption d’un comportement contraire aux

normes sociales, présence d’éléments sexuels et scatologiques, aspect burlesque du rituel, mais aussi, apparence de désordre et de chaos » (Apte, 1985 dans De Fommervault, 2012 : 38).

L’humour rituel est également familier dans des rites de passage qui marquent des changements de statut social, comme la puberté ou la circoncision (De Fommervault, 2012 : 40). Dans les moments de changements et parfois de faiblesse dans l’ordre social, comme le souligne Bakhtine (1970:18), le groupe a besoin de se reconstituer et l’humour joue encore une fois un rôle indirect à pacifier et solidifier cet ordre en crise.

Dans plusieurs sociétés autochtones, le fripon ou « trickster », une figure dérangeante avec cette capacité de transgresser les coutumes et l’ordre social, possède « une ambivalence physique et morale et rend floues les frontières de l’ordre et du désordre, du moral et de l’immoral, du social et de l’animal, mais aussi du profane et du religieux » (De Fommervault, 2012 : 35). Divertissant, il rappelle en même temps les règles de conduite, mène une critique libre en visant le pouvoir et « en abolissant les hiérarchies et les distinctions sociales, ce personnage susciterait un sentiment de communion » (Ibid. : 35). En fait, cette transgression demeure ritualisée et dans les limites permises, mais trace également les lignes qui configurent à quel point on pourrait le faire et comment le faire. Et lorsque la fête est terminée, tout le monde rentre dans l’ordre social.

On pourrait dire que l’humour représente un miroir de l’ordre social et une marge de manœuvre qui est en train d’interagir et négocier avec la rigidité du centre, soit pour évacuer des tensions et, dans ce cas-là, l’humour serait même encouragé et ritualisé par le pouvoir, soit pour éviter les tensions par la transgression explicite des règles gérant le monde officiel à la Bakhtine. La question est d’établir le degré de rigidité de l’ordre social, le contexte spécifique et les dynamiques avec lesquelles s’exprime l’humour. Ce faisant, on voit apparaître des lignes tracées et consenties entre l’ordre social et la marge de manœuvre du rire pour critiquer ou renverser temporairement les règles, pour ensuite les solidifier.