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CHAPITRE II : L’humour politique dans la vie des Égyptiens

2.3. Le chef d'État égyptien et l'humour politique après l'indépendance (1954)

2.3.1. Nasser, le père et le fils

Les blagues qui étaient racontées sur Nasser critiquaient surtout le système policier : « the denial of freedom of speech, the abuses, including torture, of the police and authorities, and the faillure of the socialism in Egypt » (Ibid.). Pourtant, Nasser n’était pas la cible directe de blagues, mais plutôt le régime qu’il parrainait. Ce sont les pratiques de l’État et les déviances de la police qui étaient le fond des critiques à travers les blagues :

Les blagues nassériennes visaient généralement le régime politique, la doctrine socialiste et les moyens de répression, rarement sa personne. Elles tournaient autour de lui, mais n’osaient pas porter atteinte à sa personne, exprimant le plus souvent une forme d’affection et de respect. C’était une sorte de taquinerie affectueuse [...] (Kishtainy dans Ibrahim, 1995).

À titre d’exemple cette blague :

A little ancient Egyptian statue was found, but no one could find out anything about it. They summoned experts from abroad, and still they couldn't find out a single thing about it. The secret police heard about the statue, and they said “Give it to us for twenty-four hours.” “Twenty-four hours! What can you do in twenty-four hours?” “None of your business. Just give it to us.”

They took it, and before the day was over, they came back with it and said: “This is King So-and-so, son of So-and-so; he ruled at such and such a time and place, and ..., and ..., and! » They told them everything. “How did you find all that out? Did you locate his tomb?” “No sir! He confessed! (Shehata, 1992)

L’atmosphère de la terreur figurait aussi dans les blagues : - Sais-tu que tel ne s’est pas arraché la dent par voie buccale ? - Quoi ?! Pourquoi donc ?!

- Dis donc, y a-t-il quelqu’un qui ose ouvrir la bouche ?!!

Nasser était l’incarnation du Caïd, du président père de tous les Égyptiens, et peut-être de tous les Arabes. Il reflétait l’image d’un président dévoué, sans richesse ni luxe matériel, fier, ennemi de « l’impérialisme occidental », soucieux des pauvres et de la justice sociale. Fils d’un simple fonctionnaire de la poste, originaire du sud du pays, il concrétisait le rêve d’une transcendance sociale possible des couches inférieures de la pyramide sociale égyptienne, jusque-là très rigide. Nasser et les tendances socialistes de son régime ont littéralement changé la structure de cette pyramide en fournissant la gratuité de l’instruction publique et universitaire, en abolissant le système féodal et en redistribuant les terres agricoles. On voit se déployer de grands projets nationaux, comme le Haut Barrage (inauguré en 1970) et la nationalisation du canal de Suez (1956), mais également des projets en matière de création artistique, de cinéma, de théâtre, de livres dans les mains de tous, etc. C’était une époque de fierté nationale et l’image de Nasser représentait le chef type, éthique, père et honnête qui se dirige vers le peuple dans le dialecte égyptien avec des discours flamboyants, sans distance physique ni morale, et qui n’hésite pas à insulter les ennemis, comme n’importe quel égyptien moyen, en les traitant de fils de (60) chien(s)21.

L’image du père et du fils est particulièrement pertinente en Égypte, une société dite patriarcale en principe. Le fils est perçu comme une perpétuation du père et de sa lignée et non

comme un ennemi, une propriété ou une menace à éliminer (Borneman, 2005 : 4). Au sein d’une famille traditionnelle, l’image typique est que le fils (surtout le fils aîné) a l’obligation d’obéir et de prendre soin de ses parents. Une fois le père vieilli et fatigué, il cède son pouvoir moral et social au fils dans un rapport de continuité et non pas de rupture ni de conflit. Ce rapport est perçu plutôt avec de l’affection et celle-ci est centrale dans le rapport fils/père, car elle induit une perception différente des attentes et des sacrifices à faire. Étant donné que le nationalisme égyptien est basé en partie sur des valeurs traditionnelles de la famille et la religion, le régime politique de Nasser l’a présenté comme une sorte de père et fils de tous les Égyptiens. Une grande affection est au cœur de cette symbolique puisqu’en plus, Nasser jouait sur le dégoût qu’avaient les Égyptiens des injustices passées envers les pauvres et des puissances extérieures qui tentaient de contrôler le pays. Son discours était fondé sur son image de leader ennemi de la colonisation et des injustices du passé et l’image type d’un Égyptien simple paysan ou fonctionnaire, rappelant ainsi à une unité populaire. Nasser reste encore le père/fils modèle pour plusieurs milieux politiques et sociaux en Égypte et dans le monde arabe.

Cette affection qui inspirait et aiguisait la conscience du peuple est recherchée et déclarée dans les manifestations qui appellent encore son nom et son ère, même dans les mains des jeunes qui ne l’ont pas connu. L’imaginaire populaire était plutôt réceptif à cette image patriarcale/filiale d’un leader protecteur et fier, symbole de l’Égypte même, celle qui ouvrait les portes aux champs et aux usines et dont les générations à venir pouvaient espérer un avenir meilleur et plus juste. En somme, Nasser concrétisait cette image profonde d’Ibn El-Balad, l’égyptien authentique, loyal, direct et bon. Après ces longues périodes de colonisation, le modèle d’Ibn El-Balad qui gère et incarne les institutions de l’État ainsi que les inspirations du peuple ne pouvait que susciter un sentiment fort de fierté nationale, surtout avec une personne charismatique et imposante comme Nasser.

Deux événements clés expliquent peut-être ce rapport entre le peuple et Nasser : la défaite de 1967 et ses funérailles en 1971.

Après la défaite militaire de 1967, connue sous le nom de la guerre de 6 jours22 qui a

brisé le rêve et la fierté arabe, Nasser a fait un discours en soulignant qu’il prenait la responsabilité de cette défaite et qu’il avait décidé de quitter le pouvoir et de travailler parmi le peuple comme « l’un des communs »23. Aussitôt annoncé, le peuple est sorti en lui demandant

de ne pas quitter le pouvoir et de continuer le travail. Partout dans les rues, ces personnes ont obligé le leader à ne pas quitter le pouvoir et à revoir son entourage.

Le deuxième événement était celui de ses funérailles où des millions de personnes sont venues de toute l’Égypte pour lui dire adieu. Pour créer une si forte symbolique même après sa mort, et peut-être aussi en raison de sa mort « soudaine », la valeur de Nasser dépasse sa personne.

La femme de Nasser était une femme de foyer (sans être pour autant retirée, elle figurait toujours avec lui sur les photos de famille). Elle projetait l’image d’une femme modeste, sans activité politique ni sociale, et elle préférait rester à côté de son mari et prendre soin de sa famille. Cette façon d’être était respectée et les blagues ne visaient pas sa personne ni ses proches.

Aussi, vu la popularité et l’affection que le peuple portait à Nasser – et dont la symbolique est toujours vivante même aujourd’hui pour plusieurs catégories de peuple – et étant donné qu’il était le premier président authentiquement égyptien, la personne de Nasser avec son statut n’était pas ironisée à travers des blagues politiques. C’est plutôt son régime politique qui était ciblé par les blagueurs.

22 La guerre dite « de Six Jours », qui opposa l'État d'Israël, dirigé par le premier ministre Levi Eshkol, à trois de

ses voisins (Égypte, Jordanie, Syrie) a eu lieu du 5 au 10 juin 1967. S'estimant menacé, en particulier par l'Égypte de Gamal Abdel Nasser et par la nouvelle Organisation de libération de la Palestine (OLP) de Yasser Arafat créée en 1964, Israël déclencha, sous la conduite du ministre de la Défense, Moshé Dayan, une attaque préventive. L'aviation égyptienne fut détruite au sol. Israël annexa la Cisjordanie, la partie arabe de Jérusalem, le plateau syrien du Golan, Gaza et le Sinaï (et ses gisements pétrolifères) jusqu'au canal de Suez. Un million d'Arabes passèrent sous son administration, tandis que l'État d'Israël passait de 21 000 à 102 000 km2. La

politique israélienne pendant la guerre de Six Jours fut fermement condamnée par les pays socialistes et les pays du Tiers Monde qui rompirent pour la plupart leurs relations diplomatiques avec Israël, ainsi que par la France du général de Gaulle. La résolution 242 du Conseil de sécurité de l'O.N.U. ordonna à Israël de restituer les territoires occupés, ce qui ne fut fait qu’en partie. Les relations israélo-arabes allaient dorénavant se focaliser sur ce point. Source : http://www.universalis.fr/encyclopedie/guerre-de-six-jours/

Pour tout dire, il est devenu une figure iconique, père symbolique de l’Égypte moderne, donc intouchable, alors que son régime totalitaire a suscité une résistance détournée en humour, mais qui visait le régime plutôt que le chef.