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PARTIE 2 : LA CONSTRUCTION DE L’EXCLUSION / DISCOURS, STRUCTURES, FORMES ET ORGANES

1. L’ ENNEMI – MENACE NATIONALE

1.3 La sacrifiabilité et la construction de la figure sacrificielle

Comment définit-on ceux qu’on va « sacrifier » pour le bien commun ? Parler de « sacrifice » dans un contexte d’exception suppose d’accepter que « la victime » n’existe que par sa contribution à l’ordre social, aux équilibres sociaux menacés par un facteur endogène ou exogène. Si la « victime » est sacrificielle, on n’entend pas sa douleur (on ne la perçoit pas comme un être vivant souffrant, voire pas du tout comme être). Sa mort (physique ou symbolique/sociale) est conçue comme un apport à la collectivité (GIRARD), au point que son calvaire est nié ou étouffé. Pour cela, la société doit enrober « la victime » dans un système symbolique, perceptible à travers la notion de « bouc émissaire ». D’origine religieuse, cette expression signifie en langage courant la personne qui est désignée, par un groupe, pour endosser un comportement social qu’il souhaite évacuer. Cette personne est alors exclue, au sens propre ou figuré, parfois punie, ou condamnée. La personne choisie ne l’est pas forcément pour avoir partagé ce comportement, elle peut l’être aussi pour d’autres raisons.

Pour les forces idéologiques qui prennent le pouvoir en France, la figure expiatoire par excellence186 est celle du Juif. Alors, en vue de la régénération de la société de l’intérieur, les dirigeants revendiquent le besoin de « rassembler les éléments “purs” autour des valeurs du

travail, de la famille, de la patrie, de l’ordre, de la piété […] [et d’] épurer les éléments “impurs” qui, s’ils n’étaient exclus du corps social, allaient reprendre leur labeur mortifère »187. Dans le cadre de la forme exceptionnelle de l’État, la société est souvent polarisée entre les figures politiquement sanctionnées du Bien et du Mal.

185 Il y aura bien un discours envers les Anglais et les Américains, mais il ne peut pas entrer dans les catégories

traditionnelles de justus hostis, car la France est démunie d’une part importante de sa souveraineté. Les Anglais comme « ennemi extérieur » sont aussi intériorisés par le soutien du général de Gaulle.

186 Construite idéologiquement par le courant maurassien.

135 En effet, la construction idéologique opère, au niveau du langage et du discours, de manière similaire à celle de la religion188. Comme les régimes totalitaires, Vichy diffuse son idéologie par voie médiatique et tente de contrôler la conscience des individus et de manipuler l’opinion publique qui, d’ailleurs, depuis la fin des années 1930 est assez sensible aux idées d’extrême droite. Le discours officiel de l’État français va accentuer ces idées et va directement montrer du doigt les « coupables » de la crise économique et identitaire en France. Il paraît peu probable que la politique du régime de Vichy soit l’œuvre de quelques personnes au pouvoir agissant sous les ordres des Allemands et que la masse de citoyens français ne faisait que suivre les ordres par peur. À ce moment de l’histoire européenne, les idées de l’extrême, que ce soit de droite ou de gauche, font l’objet d’importantes aspirations. Ces courants donnaient une explication plausible de la situation dans laquelle se trouvaient les sociétés européennes et leurs idées pénétraient facilement dans les populations traumatisées par le premier conflit mondial et la crise économique de la fin des années 1920. Une partie de la société était sensible à ce type d’idées et se posera comme moteur de la dynamique de l’exclusion.

La diffusion de stéréotypes xénophobes et antisémites ne touche pas de la même manière les différents acteurs. Mais il y a bien une dynamique sociale de définition de figure émissaire pour pallier la situation exceptionnelle. Cette « grande » dynamique est reprise et orientée par le pouvoir politique à travers la traduction en actes juridiques (et pratiques répressives qui en découlent) de ces processus de désignation de coupables expiatoires. En quelque sorte, la structure étatique, dans sa (bio)politique discriminatoire, va s’emparer de la dynamique sociale de désignation de la figure de l’ennemi et la diriger vers l’accomplissement de l’objectif fixé par la production discursive.

Selon l’analyse girardienne, dans le processus de désignation de bouc émissaire « la victime est

un homme qui vient d’ailleurs, un étranger de marque »189, ce que rejoint la conception du potentiel de discrimination que renferment certains groupes sociaux. C’est le cas aussi bien des étrangers (Espagnols), des Tziganes que des Juifs (nationaux ou étrangers) dans la période qui nous intéresse. La question de la culpabilité des victimes est également très importante dans la construction de la figure absolue de l’ennemi. Hormis le fait socialement partagé d’une culpabilité expiatoire des victimes, nous pouvons y entrevoir la notion de l’appartenance totale, c’est-à-dire de l’appartenance à la fois de fait et de choix. La culpabilité, elle, est aussi totale,

188 Nous pouvons facilement apparenter le discours idéologique au discours religieux. L’idéologie se présenterait

comme une « forme religieuse » éclairée, reposant sur les mêmes bases – le discours (parole et écrit). La religion étant avant tout parole (« Au commencement était la Parole, et la Parole était avec Dieu, et la Parole était Dieu. », Évangile selon saint Jean 1.1).

136 car « d’appartenance », autrement dit avec l’abolition de la limite entre ce qui est rationnel et de « naissance », l’être totalement appartenant devient totalement coupable.

L’un des moteurs de la politique d’exclusion est aussi le souci commun à toute nouvelle forme de gouvernement de légitimation du pouvoir sur la population donnée. Un des leviers dont dispose l’État français dans cette quête de légitimité est de rassembler le maximum de Français qui ne sont pas « sourds » aux idées xénophobes ou antisémites contre la partie de l’« anti- France » la plus facilement identifiable (tant au sens physique qu’au plan bureaucratique190). Cela légitime la répression envers ces populations. Les étrangers de longue – ou de « courte » – date deviennent de véritables « boucs émissaires », non seulement pour la société, mais aussi pour l’État français.

Dans la production discursive et les mesures prises à l’encontre des étrangers191 par Vichy, on peut facilement identifier les quatre stéréotypes de la persécution définis par René GIRARD. L’« étranger » ou « le Juif », ou les deux, sont des personnages considérés de tout temps comme étant à part de la société, de sorte qu’ils gardent plus ou moins des caractéristiques et des pratiques de leur culture d’origine. De plus, il est important de signaler qu’en Europe occidentale depuis le Moyen Âge, les Juifs ont été souvent désignés comme « boucs émissaires » dans des moments de crise. Ils présentent également des signes de « sélection victimaire », étant facilement identifiables dans le cadre de la structure bureaucratique.

Les crimes dont sont accusés les ennemis sont présentés comme fondamentaux et mettant en péril les fondements mêmes du lien social – c’est le crime social ultime par excellence. Leur « culpabilité » est de s’être attaqué « aux fondements de l’ordre culturel, aux différences

familiales et hiérarchiques sans lesquelles il n’y aurait pas d’ordre social... »192, en les détruisant et en créant la situation d’exception. La famille, l’ordre culturel (la tradition) et la hiérarchie (dont les hommes au pouvoir veulent restaurer le caractère pyramidal), n’est-ce justement pas ce à quoi le régime tient particulièrement ?

Dans cette dynamique expiatoire, le « malheur quotidien » est expliqué par la présence de l’ennemi social. Ce n’est pas la guerre qui impose le système de rationnement mais le surnombre des « éléments extérieurs ». L’ennemi agit au niveau quotidien, il représente une menace directe et physique pour tout un chacun. Il est soumis à une violence souveraine, non

190 Par le contrôle bureaucratique de la part de l’État, papiers d’identité et de résidence, statut d’étranger.

191 On regroupe ici toutes les personnes qui sont identifiables comme tels pour les pouvoirs publics qui sont au

commandement de l’État, c’est-à-dire les réfugiés espagnols, les étrangers qui ont fui la guerre du nord vers le sud (Juifs ou non Juifs) et les Tziganes (qui ont toujours été perçus comme des étrangers).

137 seulement sur le plan physique, mais aussi symboliquement. Un processus de dévaluation de l’être est en œuvre, commençant avec les stéréotypes véhiculés dans la société à leur égard (la dynamique sociale) avant la mise en place du régime et les nouvelles accusations et étiquettes qui s’y ajoutent par la suite. Cette dynamique se pose comme facteur catalysant et amplifiant la haine sociale envers l’ennemi émissaire.

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