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PARTIE 2 : LA CONSTRUCTION DE L’EXCLUSION / DISCOURS, STRUCTURES, FORMES ET ORGANES

1. L’ ENNEMI – MENACE NATIONALE

1.2 L’ennemi et la notion de sacrifice

Le combat contre le « mal extrême » dans la vie quotidienne passe inévitablement par une catégorie de pensée très largement exploitée par les formes étatiques à tentation totalitaire qui vont transformer une partie de leur population en ennemis en vue d’un remodelage du tissu sociétal. Quand on aborde, dans les sciences humaines et sociales, les expériences totalitaires, on a souvent tendance à se référer à la pensée arendtienne et à employer les termes « bourreaux » et « victimes ». Ce discours, que nous pourrions appeler « victimaire », prend souvent une acception duelle entre l’innocence des victimes et la culpabilité des bourreaux. Le problème du terme « victime » est qu’il ferme le débat souvent en tranchant entre la culpabilité absolue des uns et l’innocence totale des autres. Dans Le Petit Robert, le terme « victime » est présenté sous quatre acceptions : « créature vivante offerte en sacrifice (aux dieux) » ; « personne qui subit

la haine, les tourments, les injustices de quelqu’un » ; « personne qui souffre, pâtit (des agissements d’autrui, ou de choses, d’événements néfastes) » ; « personne arbitrairement condamnée à mort ». Les « victimes » seraient ainsi des êtres offerts en sacrifice pour la

132 légitimation et la survie d’un nouvel ordre étatique, chargés de tous les « péchés » (comme boucs émissaires), non pas devant une divinité, mais devant la société tout entière aussi bien que devant une entité extérieure.

Nous allons prendre la notion de « sacrifice » plutôt dans un sens figuré en la considérant comme pratique et dynamique sacrificielle symbolique et non nécessairement rationnelle. Autrement dit, le sacrifice social peut ne pas être pensé comme tel, mais être utilisé par la logocratie étatique comme une arme puissante dans le processus de légitimation. Ainsi, « le citoyen de base »183 est incité à choisir son camp dans le cadre d’une logique duelle du Bien et du Mal et d’une diabolisation de la figure du « coupable », transformé en ennemi. Le besoin de « sacrifice » de l’autre se pose comme nécessaire à la rédemption de la société elle-même, ou au moins à sa propre paix et son propre confort. Nous pouvons supposer que, dans un contexte exceptionnel (de vie quotidienne), le processus de désignation d’une figure expiatoire est renforcé par la nécessité de la survie de « l’être ensemble ».

Les êtres humains sacrifient pour ne pas être sacrifiés. Même si on est réticent face à la guerre, même si on pense que l’autre (celui qui doit être sacrifié) ne mérite pas un tel châtiment, une majorité écrasante peut se fier à la raison de l’État, à la raison du commun, de la foule, acceptant que le « sacrifice » de l’autre (construit comme figure expiatoire) ait lieu. Certes, il est plus facile de « sacrifier » quelqu’un qu’on n’a jamais rencontré que quelqu’un qu’on voit tous les jours. Sous le régime de Vichy, pour les « hommes ordinaires » préoccupés par la vie quotidienne, il est plus facile d’approuver les mesures prises à l’encontre des Juifs étrangers, par exemple, que d’appliquer les mêmes stéréotypes et mesures à leur boulanger juif (Z. BAUMAN).

Le processus de construction de la figure de l’ennemi intégrerait alors une face « sentimentale » et une face « rationnelle ». La définition de l’ennemi dépend d’un processus de rationalisation, voué à remplacer le lien sentimental en le brisant par la loi de la force du nombre. Justement, cette fonction « destructrice » du lien sentimental est proscrite dans le processus d’identification du coupable184. L’homme personnifié suppose l’intégration d’un lien de type « sentimental », alors que les êtres dépersonnifiés – par un processus rationalisé – excluent ce type de rapport. On « sacrifie » des entités lointaines et inconnaissables et non pas des êtres humains singuliers.

183 Nous désignons ainsi ceux qui sont « inclus » dans le tissu national, par rapport aux exclus.

184 À titre d’exemple, on pourrait évoquer une phrase attribuée à Staline (mais qui, paraît-il, n’a jamais été

133 La structure étatique les présente comme « méritant le sort qui leur est infligé » et légitime ainsi leur exclusion et leur abandon entre les mains de l’appareil répressif.

Le contexte d’exception aurait la capacité d’accentuer, chez les acteurs sociaux, ce que nous pouvons appeler « la préoccupation de la vie quotidienne ». Cette dernière a tendance à se transformer en « survie quotidienne » face aux déficits multiples. Ainsi, dans une situation exceptionnelle, les êtres humains auraient tendance à établir une stratégie personnelle et collective visant à assurer leur propre survie ou meilleure vie tout en reléguant à l’autorité supérieure la tâche de s’occuper des autres. Il devient ainsi beaucoup plus facile d’approuver les mesures politiques, de les banaliser, de les accepter comme allant de soi.

La question essentielle ici est la suivante : en situation exceptionnelle accepterait-on ce qu’on n’aurait jamais accepté dans des conditions « normales » ? L’état d’exception lui-même justifie une politique de mise à l’écart et de gestion directe des exclus comme une pratique légale et légitime. Nous nous trouvons face à un système où l’autorité suprême trouve un bouc émissaire facilement identifiable dont l’existence légitime l’exercice de la contrainte physique. Par là même, le système politique installe la peur dans la société. Une peur, certes moins importante que la « terreur totalitaire » (H. ARENDT), mais qui se définirait comme une crainte, si l’on ne se conforme pas aux règles édictées par l’autorité suprême, de se voir infliger une peine administrative ou pénale. Ce processus est accompli par des moyens de coercition dont la propagande officielle est l’un des éléments essentiels.

La violence peut souvent se présenter comme l’expression d’une crise, une mise en cause de l’ordre et des normes de la vie collective. Pour qu’il y ait « violence sacrificielle », une condition essentielle est la présence d’une situation exceptionnelle qui déloge la société de son fonctionnement ordinaire. C’est à ce niveau qu’apparaît la notion du sacrifice moderne et symbolique. L’exclusion est fondée non plus par référence au sacrifice ancestral (faisant référence à une divinité), mais sur la base d’un assainissement de la société perçue comme une méta-corporalité. Sans oublier qu’à l’intérieur de cette nouvelle forme de sacrifice se retrouve pour beaucoup la haine sociale construite par le discours dominant. Nous pouvons y retrouver entrelacées la référence « sentimentale » et la face « rationnelle ». Ainsi, les notions de sacrifice et de haine ne s’opposent pas, mais sont complémentaires dans la construction de la figure de l’ennemi.

Selon G. H. MEAD, dans des « circonstances spéciales » où les membres d’un État sont confrontés à un danger commun, les impulsions « hostiles » fusionneraient avec les impulsions « amicales », de sorte qu’elles renforceraient et intensifieraient le sentiment d’union sociale et

134 la relation sociale coopérative des individus. Cette conception de MEAD répond à une figure traditionnelle de l’ennemi, d’un justus hostis schmittien, alors que, dans le cadre de l’État moderne, la figure hostile principale est celle de l’intérieur. Cet ennemi « moderne » devient une synthèse entre l’extérieur et l’intérieur produisant des alliages divers, suivant la quantité d’« intériorité » et d’« extériorité ». L’État français, dépourvu de la possibilité souveraine de définir un ennemi extérieur185, mettra plutôt l’accent sur une intériorité extériorisée. Dans une situation exceptionnelle et, encore plus, en temps de guerre, les impulsions d’autoprotection s’accentuent et s’intensifient. Elles fondent l’efficacité des appels au patriotisme.

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