• Aucun résultat trouvé

PARTIE 2 : LA CONSTRUCTION DE L’EXCLUSION / DISCOURS, STRUCTURES, FORMES ET ORGANES

3. L A PERSPECTIVE TOTALE ET LE RENOUVEAU DE L ’H OMME

3.1 Deux sociétés, deux États, deux constructions idéologiques

Notre principale idée dans cette section est de mettre en parallèle les deux sociétés, les États et constructions idéologiques qui les définissent, cela à travers l’institution d’enfermement social et selon des critères administratifs. Certes, les deux sociétés sont très différentes, mais elles ont produit une institution comparable. Ou plutôt il faudrait dire « se sont servies de la même institution », placées sous l’exemple et l’inspiration d’une entité extérieure dominante. Certes, le mimétisme bulgare du « grand modèle soviétique » n’est pas au même rang que la « collaboration zélée » de l’administration de Vichy, mais les deux formes de gouvernement ont au fond la même idée de refonte du tissu social, compte tenu du contexte politique mondial. L’« État français » est une forme gouvernementale éphémère, dont la logique d’action dominante est celle de l’« état d’exception » pur (et complet), il n’a pas la possibilité d’une

110 véritable construction totalitaire en termes de refonte de la société, selon les préceptes du programme de la Révolution nationale. La République populaire de Bulgarie, quant à elle, a disposé du temps suffisant pour mettre en place une société complètement différente de celle qui a été laissée par le régime antérieur. Malgré cette différence temporelle dans leur existence, les deux régimes se perçoivent eux-mêmes en tant que formes étatiques éphémères. D’une part, Vichy attend la fin de la guerre, avec une victoire prévisionnelle de l’Allemagne nazie et un ordre nouveau en Europe, et, d’autre part, la Bulgarie communiste perçoit la forme étatique même comme une parenthèse historique en vue de l’édification du communisme. Ainsi, les deux États se présentent devant nous en tant que « formes transitoires d’exception ».

L’idée de l’exceptionnalité de la forme étatique apparaît comme caractéristique des États à « tentation totalitaire », ayant un objectif légalisant et légitimant. En même temps, l’exceptionnalité ouvre les portes de la répression « illimitable », qui peut se transformer en terreur totalitaire. La répression physique et symbolique de larges couches de la population, accusées de délits essentiellement politiques151, est commune à toutes les formes de pouvoir centralisé (autoritarisme et totalitarisme) Décréter un « état d’exception » est non seulement une possibilité « en cas de nécessité » dont dispose l’État moderne, mais aussi une condition de la mise en fonction de la machine répressive étatique.

Les deux pays soumis à notre analyse sont des formes étatiques fondées sur l’idée du sacrifice, même si la formulation est différente. Dans le cas de l’État français, nous sommes face à un sacrifice personnalisé et incarné dans la figure autoritaire du chef de l’État, le modèle étant celui de la super-personnalité qui s’oppose à la supra-personnalité (ou dé-personnalité) de la figure cumulative de l’ennemi. Dans le cas de la construction idéelle du communisme bulgare, la figure de sacrifice personnel du chef est secondaire. Le culte de la personnalité totalitaire fonctionne comme un masque, pouvant être apposé à tout un chacun qui se placera au sommet de la pyramide. Même si le sacrifice de cette personnalité est dépeint dans l’acception de l’extraordinaire, l’individu au pouvoir n’est qu’un rouage de la machine de « révolutionnement » de la société. Il fait partie de ceux qui vont par leur sacrifice créer la nouvelle société : les prolétaires. C’est leur sacrifice qui est mis en avant, ce sont eux qui seront sur le piédestal de la future société et incarneront la super-personnalité. Le sacrifice de soi se pose comme chemin individuel vers l’éden idéologique, mais aussi le sacrifice de l’autre, comme obstacle à celui-ci. Certes, les deux inspirations au sacrifice ont une nature différente,

151 Même si la répression des Juifs durant la Seconde Guerre mondiale est opérée au vu d’une appartenance

« raciale », la justification de celle-ci s’appuie essentiellement sur le champ politique – ayant gangrené la nation, d’abord économiquement et, par là, politiquement.

111 faute d’engagement idéologique et politique152, mais fonctionnent de manière similaire. Leur fonctionnement peut être résumé par la formule : « Je me sacrifie pour le bien commun, et je sacrifie l’autre pour la réalisation de ce bien. »

La comparaison des deux formes étatiques est rendue difficile également par leur acte fondateur et la frustration qui en découle. Le régime de Vichy étant né de la défaite, le discours étatique est défaitiste par nécessité et dans un contexte d’occupation. De son côté, le nouvel État bulgare est fondé sur un discours ouvertement victorieux. Le socialisme dans le pays est le fruit de la victoire (perçue comme seconde libération) de l’Armée rouge et des cercles politiques qu’elle mène au pouvoir. La Bulgarie est sous l’occupation effective de l’armée stalinienne durant plus de trois ans, mais le régime se refuse à considérer cette dernière comme une force d’occupation. Bien au contraire, elle est considérée comme une « armée libératrice »153. Par conséquent, les deux formes étatiques se trouvent sous la dépendance militaire d’une puissance extérieure qui menace leur souveraineté. Elle est cependant vécue différemment par les cercles au pouvoir – Vichy tente de sauvegarder son pouvoir sur le territoire national, tandis que les communistes bulgares délaissent volontiers la souveraineté nationale.

En termes d’idéologie, nous pouvons voir que les deux formes gouvernementales dépendent des deux grandes idéologies opposées dans le second conflit mondial. Mais certainement avec « une différence de degré de dépendance ». Dans le cas de l’État français, il est question plus d’une inspiration des idées « nationalistes », comparée à la soumission totale de la part de la machinerie étatique bulgare à l’idéologie communiste de type « marxisme-léninisme ». Pendant que Vichy essaie de « bricoler » une idéologie propre154, les hommes au pouvoir en Bulgarie l’importent de toutes pièces. In fine, malgré les différences de fond des deux idéologies, nous pouvons retrouver un modus operandi similaire. Notamment, les deux formes idéologiques dénoncent fortement l’individualisme en élevant au rang de culte la notion du « collectif ». Il faut également introduire l’importance de la sémantique du mot « révolution », présent dans les deux discours politiques. Nous sommes face à une volonté de retournement de l’ordre ancien

152 Vision différente de la forme d’organisation de la société, mais les deux formes étatiques réfutent ouvertement

la politique dans sa forme pluraliste.

153 Ce sont ces dernières années, notamment à partir des années 2000, que l’historiographie bulgare se penche

scientifiquement sur les années de présence sur le sol bulgare de l’Armée rouge. D. CHARLANOV montre, dans son étude récente, Histoire du communisme en Bulgarie, que le comportement de cette force étrangère relève plus de l’occupation que de la libération. Elle est aussi un catalyseur de la mise en place de « la terreur totalitaire épuratrice ».

154 N’oublions pas que les sociétés française et bulgare sont fondamentalement différentes et ont des histoires

politiques totalement différentes. Il paraît plus difficile et compliqué d’imposer une idéologie totale à un peuple qui a une grande culture politique qu’à un petit peuple majoritairement paysan loin de la modernité de l’Europe de l’Ouest.

112 et à un état supposé naturel de l’Homme, qui est la vie en communauté idéale ou, autrement dit, utopique. Les deux formes idéologiques mettent sur un piédestal le peuple « ordinaire », celui qui produit réellement, celui qui est loin des débats politiques de la IIIe République ou de la bourgeoisie bulgare. Ce qui est réfuté, dans les deux cas, c’est la morale dite « bourgeoise », ainsi que son mode de vie et son imposition en tant que modèle social. Les grandes idéologies du XXe siècle naissent justement de l’échec de ce mode d’organisation sociale, sommairement appelé « capitalisme bourgeois ». En réfutant cet ordre à travers le discours révolutionnaire, les formes étatiques aspirant à un pouvoir concentrique essaieront de fonder leur pouvoir sur un retour en arrière afin de mieux aller de l’avant155.

Cette haine profonde envers le mode d’organisation bourgeois se matérialise également dans un autre aspect idéologique : l’importance du travail. Perçu comme la force régénératrice de la société, c’est un travail essentiellement manuel. Pour Vichy, c’est le labeur de la terre et l’artisanat, pour les communistes bulgares, le travail manuel dans toutes ses formes. La différence de fond ici, c’est que dans le cas français l’idéologème « travail » est un retour vers l’arrière, alors que pour le communisme il s’agit de l’outil modernisateur par excellence. Un autre point de mise en perspective des deux formes idéologiques est celui que nous pouvons appeler « l’attachement social », qu’il soit lié à la famille ou à la patrie. Par inspiration idéelle, les deux États sont diamétralement opposés sur ces deux notions. Dans la « construction idéologique » vichyssoise, la famille représente l’une des grandes valeurs de la révolution sociale, elle dispose en soi d’un pouvoir moralisateur. À l’opposé, bien qu’officiellement le pouvoir communiste bulgare développe un discours et un cadre légal favorisant le rôle de la « plus petite cellule de la société », le régime va instaurer une forte méfiance à l’égard de l’institution familiale. À travers les formes de socialisation bureaucratiques (surtout l’école et les organisations politiques qui lui sont greffées), on essaiera de détacher le jeune individu de l’influence familiale. Ce qui, pour autant, va accentuer l’individualisme dans la société, a

contrario des volontés idéologiques. Ainsi, la place de la famille dans le cas français est

valorisée sans réserve, tandis que dans le cas bulgare cette valorisation est « sur papier » et fait objet d’une méfiance de fait156.

La seconde notion, à savoir le rapport à la figure de la patrie, fonctionne à peu près de la même manière. Pour Vichy, elle est en train de s’affirmer, non sans inspiration des courants fasciste et national-socialiste, comme la valeur suprême, matérialisée par le sol, par l’attachement à la

155 Un peu à l’image de ce que disait Lénine : il faut faire deux pas en arrière, pour pouvoir faire un pas en avant. 156 C’est le côté administratif de la famille qui aura la primauté les individus, en raison de l’immersion de l’appareil

113 terre. À l’opposé, le socialisme totalitaire, issu d’une idée internationaliste157, détruit ce lien patrimonial. L’importance de la patrie est non seulement nulle158, mais elle est l’un des principaux vices qu’il faut déraciner. Il ne s’agit cependant que d’une image idéologique pure, car, en réalité, ce mépris pour la valeur de la patrie n’aura de l’importance que dans les premières années du régime où les politiciens-intellectuels-idéalistes seront dans la gouvernance du pays.

Dans le cas de la société « socialiste » en Bulgarie, nous pouvons raisonnablement parler d’un État totalitaire en nous référant aux théories classiques de cette forme de gouvernement. Nous adoptons ici une acception plus dynamique du terme « totalitarisme », posant ce dernier en tant qu’idéal-type jamais atteint. En ce sens, il est considéré comme une forme purement utopique qui émane du fondement biopolitique de l’État moderne. Le totalitarisme pur serait ainsi une réalité à atteindre et non pas une forme étatique réellement observée. C’est en cela que consisterait le point central de cette conception de la notion de totalitarisme – observer les États et les sociétés à penchant totalitaire en tant que formes sociales en construction, comme partie intégrante d’une dynamique sociétale et étatique dans la recherche permanente de la meilleure des formes de gouvernement possibles.

Dans cet ordre d’idées, comment pourrions-nous interpréter les deux formes étatiques si différentes l’une de l’autre – l’État français et la République populaire de Bulgarie ? Le régime communiste en Bulgarie envahit progressivement la société, et ce, selon un modèle importé et non sans l’aide de la pression qu’exerce le facteur extérieur. Au niveau social, cela s’opère à travers une terreur de masse qui décapite littéralement la société bulgare, mais aussi via d’autres formes de terreur qui induisent de profonds changements dans le tissu social. Dans le cas de l’État français, nous ne sommes pas en présence d’une terreur réelle, et encore moins totalitaire. Certes, les Français sont « terrorisés » par l’état de guerre dans lequel se trouve toute l’Europe, mais cela se limite à un niveau symbolique, alors que la terreur totalitaire est d’abord physique. Bien que les régimes autoritaires et totalitaires aient des points communs, il ne faut pas les traiter de façon similaire. Certes, ils sont fondés sur un pouvoir illimité, mais ce pouvoir a une origine différente. Dans le cas des autoritarismes, c’est un pouvoir plutôt personnel, alors que dans le totalitarisme, c’est le pouvoir qui est personnalisé. Le maréchal Pétain est l’incarnation du pouvoir de l’État français en même temps qu’il est cet État, en revanche Dimitrov (ou tout autre dirigeant) n’est que l’incarnation de ce pouvoir suprême, il est l’occupant d’un poste et

157 Qui semble beaucoup plus fondé sur la biopolitique, car elle s’occupe de la population et non du territoire. 158 Il faut souligner qu’on parle des premières années du régime, car vers sa fin il trouvera refuge dans un

114 devient ainsi le centre gravitationnel vers lequel converge le pouvoir politique et social. Il est soumis à un culte de la personnalité découlant de cette même attraction que nous venons d’évoquer. Au sein de l’autoritarisme, la personne est un élément actif dans le « pompage du pouvoir » dès le bas de la pyramide étatique. Nous pouvons parler d’un pouvoir personnel plus actif dans le cas du régime autoritaire et qui deviendrait plutôt « passif » dans le cas du totalitarisme159.

Même si nous essayons de poser des limites temporelles à l’analyse de la mise en place du système totalitaire en Bulgarie, il est très difficile de détacher cette période du développement futur de la forme de gouvernement totalitaire qu’elle impose. Si on ne prend que la période de floraison des camps bulgares, il s’agit d’à peu près dix-sept ans. Le régime de Vichy et ses camps multiples ont existé au mieux quatre ans, facilement réductibles à deux ans de souveraineté relative. Dans ces conditions, l’idée même de comparaison peut être perçue quelque part comme infondée d’un point de vue temporel. C’est pour cette raison que nous prenons la pratique concentrationnaire en tant qu’élément de mise en perspective des formes d’organisation politique du XXe siècle. Cette institution est au fondement de la volonté biopolitique de l’État moderne et devient ainsi un moyen par excellence de répression de masse. Le camp est actionné par une volonté de création d’une nouvelle forme de vie sociale, elle- même composée d’êtres idéalisés et résultant d’un long processus impliquant des sacrifices, aussi bien au niveau personnel que social. Cette figure idéologisée de la refonte de l’être humain est au fondement de tout discours idéel, matérialisé par la figure de l’« homme nouveau ».

Documents relatifs