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2 Edgar Morin. « Francité et Universalité ». Synergies Monde n° 5. Paris : GERFLINT, pp. 165-170, 2008. 3 Gilles Kepel cité par Patrick Menucci. Op. cit., p.270.

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une solidarité nationale. Il doit donc être présenté comme une grande cause nationale, voire, une cause de salut public : « En réalité, le contre-discours est l’affaire de chaque Français en qualité de citoyen »1.

De fait, le défi du djihadisme place notre société face à elle-même. Il doit l’interroger sur le sens qu’elle apporte aux individus qui la composent et sur la manière dont elle exprime ce sens, en dépit de quoi le phénomène de radicalisation qui la tourmente continuera à représenter une échappatoire pour de nombreux jeunes. A contrario, cette interrogation renvoie la propagande djihadiste à ce qu’elle est intrinsèquement, c’est-à-dire, un contre-discours face auquel notre « contre-discours » est d’abord un « discours contre ». Par conséquent, il s’agit de rétablir une réalité sémantique que la propagande djihadiste a réussi à masquer : en tant que discours contradictoire d’un discours national officiel mis à mal, c’est bien la propagande djihadiste qui constitue, en soi, un contre-discours, à l’instar de l’anarchisme ou des médias alternatifs, par certains égards. Ce contre-discours djihadiste se caractérise ainsi par la volonté qu’il déploie d’établir un « espace discursif spécifique »2 et distinct d’un espace

public qu’il cherche à fragmenter par ailleurs.

CONSIDERER LES MUSULMANS NON PLUS COMME DES CORELIGIONNAIRES EXOGENES MAIS COMME DES CONCITOYENS INDIGENES

En France, la conception de l’identité nationale souffre d’une vision exclusive, comme le montre le rapport Menucci : « Lors de son audition devant la commission, le professeur Hagay Sobol, a indiqué «

nous avons une vision globalisante de l’identité alors que celle-ci est plurielle : le citoyen peut aussi être un enfant, un frère, un père, un électeur, un membre de telle ou telle profession, etc. » »3. De ce fait, les

musulmans français se voient de plus en plus tiraillés entre leur religion et la République. En effet, sommés par les médias et le monde politique de se désolidariser du terrorisme djihadiste, après les attentats, ils se sont trouvés, de fait, suspectés d’indifférence, voire de connivence. L’enquête sociologique Musulmans de France, la grande épreuve, publiée en septembre 2017, s’est donc efforcée de remettre en cause, d’une part, l’a priori d’une communauté en devenir, indifférente et silencieuse, et d’autre part, le mythe d’une mobilisation musulmane massive et sans équivoque contre les effets du djihadisme4. De telles injonctions ne tiennent compte ni de la réalité protéiforme des réactions des

citoyens musulmans, ni du fait que les musulmans sont les premières victimes du terrorisme djihadiste dans le monde.

Il importe donc que la communication contre-djihadiste libère les musulmans de ce dilemme dans lequel les salafistes quiétistes et djihadistes entendent les enfermer. Pour ce faire, il convient d’inverser la logique qui vise à considérer que l’intégration des musulmans dans la société française passe par une mise au second plan de leurs convictions religieuses, par rapport aux lois de la République. Souvent invoqué à

1 Christian Gravel. Op. cit.

2 Julien Auboussier. Op. cit., p.1. 3 Patrick Menucci. Op. cit., p. 159.

4 Vincent Geisser, Omero Marongiu-Perria, Kahina Smaïl. Musulmans de France, la grande épreuve. Paris : Editions de l’atelier,

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mauvaise escient, la laïcité est devenue un repoussoir pour beaucoup d’entre eux1. Ainsi, « la société

civile -notamment via la voix des victimes- ne peut espérer accomplir de réels progrès en matière de prévention si elle se cantonne à une narration républicaine d’inspiration moralisatrice et normative »2.

Au contraire, le discours doit plutôt démontrer et convaincre les Français, quelles que soient leurs convictions spirituelles, que la République est la garante de la sécurité et de la liberté de conscience des musulmans. En insistant sur cette liberté de conscience, le discours évite l’écueil de la connotation restrictive qui s’attache désormais à la laïcité, en France comme à l’étranger3. Plus encore, elle doit

permettre au nombre croissant de musulmans qui choisissent de s’éloigner de l’islam par dépit4, de se

rassurer sur le fait que la République leur garantie une pratique modérée et pacifique.

Outre la lecture ouverte de la laïcité qu’un tel discours suppose, il implique de reconnaitre la protection des musulmans auquel l’Etat se doit, comme un enjeu national. Il s’agit donc de les considérer en tant que citoyens avant de les envisager en tant que musulmans. De ce point de vue, la cité-Etat pluriculturelle de Singapour nous offre un exemple intéressant. « Dès la mise en place de ses programmes de

“déradicalisation“ et de lutte contre la radicalisation islamiste, le gouvernement singapourien a présenté l’extrémisme violent comme un problème national, et non comme une menace émanant d’une communauté spécifique. […] Ainsi, un lien de confiance s’est plus facilement tissé entre le gouvernement et la minorité musulmane du pays, qui s’est mobilisée au même titre que les autres communautés sans pour autant se sentir ciblée ou perçue comme étant la source de l’extrémisme islamiste »5.

Par conséquent, la construction d’un tel discours passe nécessairement par une réflexion de la Nation française sur elle-même et son identité. Pour ce faire, il lui faut accepter qu’une conception plurielle de l’identité, gage d’une réelle diversité, n’aboutit pas nécessairement à la relégation du religieux dans la sphère privée, voire intime. De la même façon, ce discours pourrait utilement réactiver le concept de

petite patrie édicté par Maurice Barrès. En effet, loin d’entrer en conflit avec celui de communauté

nationale, cette notion rappelle combien la nation prend forme dans la réalité qui environne l’individu. Elle montre également « par quelles voies [le patriotisme] s’élargit de la famille à la cité, à la province, à

la nation »6. Si de nombreux jeunes sont fiers de leur implantation locale et si, paradoxalement, parmi les

djihadistes revenants, « beaucoup n’hésitent pas à confesser un amour de la France ou une forme