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L A RUPTURE DE LA CONTINUITE DE LA VIE OU LA GENESE DE L ’ ECRIT DU FOR PRIVE

« […] l’historien sait [que] le plus souvent que la création d’un texte familial ou même individuel n’est jamais fortuite »227. Il convient ici de prendre

à notre compte cette affirmation et chercher à comprendre les motifs de l’entreprise. À ce titre, et pour changer la focale de l’observation l’étude très précise du moment de la prise de plume est souvent révélatrice.

223 Louis LORION, op. cit., première partie, p. 274. 224 Anne BEROUJON, op. cit., p. 13.

225 Ibidem, p. 386.

226 « L’art de bien écrire consiste à savoir choisir sa plume mais aussi à discipliner son corps et se résoudre à ce geste douloureux qui donne tout son sens à l’expression "être rompu aux écritures" ». Sylvie MOUYSSET, Papiers de famille, op. cit., p. 134-135

Les historiens relèvent généralement « une correspondance entre l’entrée en écriture et un événement – rupture […] »228. En ce qui concerne le Livre de Noël

Vallant, la première entrée est datée du 17 janvier 1678. Madeleine de Souvré,

marquise de Sablé passa de vie à trépas le 16 janvier 1678. Sans trop prendre de risque, on ne peut qu’incliner à y voir un lien de causalité. Le médecin vivarois « entre en écriture », commence un nouveau compte – et brûles les anciens par la suite229 – , au lendemain de la mort de sa protectrice. Quel sens donner à ce

fait original ?

Car l’événement qui marque une rupture est très souvent « la mort du père ou de l’époux »230 selon que le livre est un texte d’homme – genre surreprésenté,

généralement à hauteur de 80 à 90 %231 – ou d’une femme. Les aînés en

particulier héritaient de la place de chef de famille et par là même, de la responsabilité de pérenniser la lignée et de conserver la mémoire familiale. Noël Vallant apparaît comme singulier face à ces tendances. En 1678, il était en effet déjà bien établi professionnellement232, son père était décédé depuis vingt ans

déjà et il ne se maria jamais. Sur le sens de ses écrits, il ne dit rien ; pour autant, deux interprétations sont à risquer.

É

CRIRE POUR RETROUVER UNE STABILITE

Lorsque Madeleine de Souvré meurt, Noël Vallant a passé dix-neuf ans à son service, l’ayant suivie dans ses déménagements fréquents233. Il possède des

228 Anne BEROUJON, op. cit., p. 409.

229 Noël Vallant déclare avoir brûlé deux de ses livres le 18 avril 1679 soit quinze mois après la première entrée du Livre, peut-être le temps de rassembler ses extraits. AC BSA, GG 73 bis, Extraict, f. 14r.

230 Ibidem, p. 409.

231 Anne BEROUJON montre que pour la ville de Lyon au XVIIe siècle, 79,4 % des livres

sont possédés par des hommes, op. cit. p. 539.

232 Il était depuis février 1675 médecin ordinaire de la maison de Guise, situation considérée comme point culminant de sa carrière par certains de ses biographes des XIXe et XXe siècles. Le Dr Lorion parlait à ce titre de « la troisième étape et le

couronnement de sa carrière médicale ». Louis LORION, op. cit., suite IV, p. 120.

233 À l’hôtel de Souvré rue des Petits-Champs chez le frère de Madame de Sablé jusqu’à la mort du Commandeur en 1670, puis Port-Royal dans un corps de logis indépendant

appartements chez elle, partage certains de ses repas, il fréquente aussi son salon et rencontre par son entregent des personnages marquants tels que La Rochefoucault, Blaise Pascal ou Madame de Lafayette. Il s’est intégré dans le réseau de sociabilité de sa maîtresse234 et pu peut-être par ce biais se créer

l’illusion d’une maison235 qu’il ne possédait pas.

C’est dans le Carnet de Noël Vallant que l’on trouve des éléments sur cette période de sa vie. L’étude de ce texte révèle, comme nous l’avons évoqué plus haut, qu’il ne procède pas seulement – loin s’en faut – de la vie du scripteur. Le médecin évoque souvent son rôle auprès de la famille de Sablé, qui outrepasse largement celui de soignant. Ainsi fait-il les commissions de sa maîtresse ou de sa belle-fille, Madame de Bois-Dauphin236 :

pour mr de bois dauph.

le 9me mars 1663

ches brulé rue au fer de bourracan violet largeur de demy aulne et un 16e

a 50S laune, deux aulnes et demies pour un justacor [sic]

six livres 5S 6£ 5S237

Est-ce là une occupation clairement jointe à celles de médecin ou se prend-il d’amitié avec la veuve Bois-Dauphin et surtout son fils pour qui il achète régulièrement des vêtements et des étoffes ? Il est difficile de conclure à partir de cette seule source. Mais dans ce carnet essentiellement fonctionnel, comportant des notices concises par nature, deux détails inutiles aux comptes à

mais inclut dans l’enceinte de la retraite janséniste. Louis LORION, op. cit, Suite IV, p.

124-125.

234 Il conviendra de revenir avec d’avantage de précision sur ce point dans la seconde partie.

235 Entendue au sens large retenu par Antoine FURETIERE en sixième, « […] le mesnage, les personnes qui composent une famille, qui habitent une maison […]. Cela restera cela dit un substitut car l’auteur note plus loin « on dit aussi qu’un homme tient maison, quand il tient mesnage, quand il a des valets, lors qu’il n’est ni en pention, ni en auberge. ». Antoine FURETIERE, op. cit., « Maison ».

236 Veuve d’Urbain de Laval, Marquis de Bois-Dauphin, troisième fils de Madame de Sablé, elle était retirée à l’Abbaye-aux-Bois depuis la mort de son époux en 1669.

proprement parler concernant le petit-fils de madame de Sablé pourraient êtres interprétés comme des marques d’attachement :

pour le petit mr du

bois dauphin age de 15 ans pour un habit manteau et justacor 4 aulnes drap dolande de 5 quar de large a 17#

laune.238

Madame de Bois-Dauphin était à cette date retirée à l’Abbaye-aux-Bois après la mort de son époux Urbain de Laval, troisième enfant de Madeleine de Souvré. Le jeune médecin quant à lui, à 30 ans, n’avait pas d’enfant ni de femme. Il faut prendre garde à ne pas surinterpréter là où il n’y a qu’un passage anecdotique, mais l’adjectif employé et la précision de l’âge du garçon – qui tranchent avec la « sécheresse comptable »239 – semble signifier un rapport particulier.

L’entrée en écriture de Noël Vallant en 1678 n’est donc pas seulement motivée par l’intérêt fonctionnel d’un livre de compte. La perte d’un repère essentiel de sa vie, la femme qui l’a introduite à une clientèle de haut rang et toujours soutenu dans son ascension sociale nécessitait peut-être de trouver un autre point de stabilité en l’écrit, trace qui survit au temps, lorsque son support est choisi pour traverser les ans.

É

CRIRE POUR S

AFFRANCHIR

Outre le passage de témoin au sein de la « dyade père-fils »240 ; l’entrée

dans la vie professionnelle, la prise d’indépendance par le mariage ou le veuvage présidait à la décision d’écrire pour certains scripteurs241.

238 Octobre 1662, Ibidem, f. 2. 239 René FAVIER, op. cit., p. 25.

240 Terme emprunté à Sylvie Mouysset, c’est là le cœur du premier cercle constitué, autour du scripteur, de la famille, comme il faudra le voir dans la seconde partie. Sylvie MOUYSSET, Papiers de famille, op. cit., p. 178 et 201.

L’entame ou la continuation d’un livre après la mort du conjoint est essentiellement un fait féminin. Les veuves, dans la plupart des cas où elles possèdent un livre242, poursuivent la tenue de celui du défunt, prennent en

charge le patrimoine et deviennent ainsi passeuses de mémoire entre l’époux décédé et le fils encore trop jeune. La démarche est aussi plus prosaïquement motivée par la nécessité de reprendre les affaires ou la gestion du domaine et de se justifier de cette gestion auprès des enfants par anticipation243. Lié à l’écriture

des femmes, un autre phénomène intéresse tout particulièrement notre propos. La tenue de livres de raison par les veuves ne semble pas uniquement guidée par les objets précédemment cités mais aussi par un désir d’affranchissement de la tutelle qui pesait sur elles et de l’affirmation de leur individualité. En ce sens, des indices – certes ténus – contribuent à laisser penser que le but de la prise d’écriture de Noël Vallant se rapproche aussi de ces motifs.

Au lendemain de la mort de sa patronne, il ne s’épanche pas du tout sur cette perte. À l’inverse, lorsqu’une autre de ses protectrices, Madame de Montmartre, décède, il écrit un passage qui sanctionne une émotion apparente, fait d’autant plus marquant qu’il est rare dans ce type de source :

je nay rien escrit dans ce mois a cause du trouble que la mort de mad de montmartre arivee le le 4. ma causè.244

Est-ce à dire qu’il n’est pas touché par le trépas de Madame de Sablé ? Rien n’est moins sûr d’autant que l’écriture des sentiments passe souvent par des chemins de traverses245. La déclaration portant sur Madame de Montmartre

peut ne pas révéler autre chose qu’une poussée exceptionnelle d’intime dans l’austérité de son compte, à un moment et un état d’esprit donné. Mais force est de constater qu’au moment où il trace ses premières lignes sur la page vierge d’un nouveau livre, il est tout entier tourné vers lui.

242 Les veuves sont à Lyon au XVIIe siècle « les plus possessionnées des femmes » (60,7

% des papiers de famille) et possèdent, pour 64 % d’entre elles au moins un document relatif au conjoint. Anne BEROUJON, op. cit., p. 188-190.

243 Anne BEROUJON, op. cit., p. 411.

244 Décembre 1682. AC BSA, GG 75, Livre de Noël Vallant, f. 24.

C’est à ce titre qu’il se rapproche de la situation des veuves étudiées par Anne Béroujon. À la charnière entre la sécurité d’une protection de poids et l’affirmation du singulier, « la disparition de la puissance tutélaire permet une émancipation dont l’écriture, donnant l’illusion de la maîtrise des aléas de l’existence, peut donner la clé »246.

À

LA QUETE DE L

IDENTITE

, «

DES ACCES DE PUERILE