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Rudolf Frisius*

Dans le document La métaphore lumineuse. Xenakis-Grisey (Page 193-200)

La musique de Iannis Xenakis est ambivalente non seulement dans sa sémantique, mais aussi dans sa conception idéelle. Elle vit de relations tendues entre la philosophie présocratique et les ma- thématiques modernes. Xenakis, qui a été pendant longtemps col- laborateur de Le Corbusier, a cherché à relier ces deux éléments dans le concept de musiques formelles, qui s’est développé en in- teraction avec son travail architectural. La recherche d’une mise en relation d’antagonismes polaires se retrouve toujours chez lui : dans l’interaction entre musique et architecture, dans les projets esthétiques ainsi que dans des formulations théoriques. Ainsi, le début du chapitre V de Musiques formelles énonce clairement la tension entre le mythe d’un côté, la science et la technique mo- dernes de l’autre : les enthousiastes « font partie des croyants qui, par idiosyncrasie optimiste, ont remplacé les mythes d’Icare et des Fées, devenus caducs, par la civilisation scientifique du XXesiècle,

qui leur donne en partie raison »1. Les mythes que cite ici Xenakis

sont restés propres à sa conception jusqu’à ses dernières œuvres. Par contre, à partir des années 1980, il est devenu clair que sa re- lation à la science et à la technique modernes s’est départie de l’optimisme que, par exemple, on rencontre au début du xxe siècle chez les futuristes.

Cet article s’intéresse à deux pièces appartenant à des époques différentes : Kraanerg (1968-69) et Nekuïa (1981). Toutes les deux posent la question de la métaphore, de la relation entre musical et extramusical, mais de manière différente. L’analyse mettra en évi- dence ce fait et proposera quelques aperçus des procédés com- positionnels mis en œuvre.

Kraanerg

Une œuvre singulière

Iannis Xenakis est l’un des plus grands novateurs de la musique du

XXesiècle. Déjà Metastaseis, pour grand orchestre, dont la création

fit sensation en 1955 dans les Musiktagen de Donaueschingen, sur- prend par ses images sonores totalement nouvelles et d’une très grande complexité qui, simultanément, ont un puissant effet im- médiat sur l’auditeur. Il apparaît clairement dans cette pièce com- bien Xenakis a renouvelé radicalement la musique : les glissandi des cordes aux couches épaisses, avec lesquels l’œuvre com- mence (et qui, dans le déroulement ultérieur ainsi que dans la section finale, jouent également un rôle important), se distinguent de tout ce qui était connu jusque-là. Les mélodies, les harmonies et les rythmes au sens traditionnel n’existent plus, car toutes les valeurs sûres se sont dissoutes dans le flux de transformations per- manentes. De même, la polyphonie de type harmonique ou contrapuntique a été abolie, car dans le mouvement orchestral les notes se sont tellement accumulées qu’elles ne se laissent plus as- sembler en relations clairement reconnaissables de quelques tons, en successions d’accords ou en mélodies (aussi bien isolées que superposées en polyphonie).

Dans Kraanerg apparaissent de nouvelles structures sonores non seulement dans les parties live (jouées par un orchestre garni), mais également dans les parties pour bande. On entend clairement que les sons de cette dernière résultent de passages instrumentaux assemblés. Mais ils se distinguent des passages joués en live du fait de leur transformation technique plus ou moins prononcée. Leur son est souvent transformé – par exemple, par assourdissement ou par un effet de zoom temporel (les enre- gistrements sont alors joués plus lentement ou dans un registre plus grave) –, de telle manière que même l’auditeur du CD peut distinguer les sons live des sons de bande.

Kraanerg, pour grand orchestre et bande quatre pistes, est une

œuvre singulière d’un compositeur singulier : en 75 minutes, se développe une grande forme, dans laquelle des parties de vents et de cordes d’un orchestre joué en direct s’allient avec des sons d’une bande, en alternance ou en superposition. Ici Xenakis re- coupe différents domaines de sa production compositionnelle qui, auparavant, étaient plutôt dissociés : la musique d’orchestre

et la musique pour bande. Le contraste entre les deux mondes so- nores est en partie réduit par le fait que, surtout dans la première partie de l’œuvre, les sons de la bande sont relativement identi- fiables en tant que sons orchestraux transformés.

L’œuvre naît entre les années 1968 et 1969 et résulte d’une com- mande du National Ballet of Canada. Elle a été créée dans le cadre de l’ouverture d’un centre d’art à Ottawa, avec une choré- graphie de Roland Petit et un décor de Victor Vasarely. Le titre, en grec ancien, allie les mots kraan (accomplissement) et erg (éner- gie active). Dans l’interaction de sons instrumentaux et électroa- coustiques ainsi que dans sa conception de la grande forme, cette œuvre présente, vers la fin de la seconde décennie du dévelop- pement compositionnel de Iannis Xenakis, une extraordinaire am- bivalence des moyens sonores et des processus formels ainsi que de leur possible signification.

Musical et extramusical dans Kraanerg

Musique de structures de masses, musique de la transformation continue : ces mots-clefs jouent dans la musique de Xenakis un rôle important, non seulement dans les compositions instrumen- tales et vocales, mais aussi dans la musique électroacoustique produite en studio. Dans les deux cas, sa musique se distingue des compositions de la tradition occidentale ainsi que de nombre d’œuvres de la musique contemporaine d’autres compositeurs par une définition nouvelle de la pensée compositionnelle, que Xenakis a décrite de la manière suivante : « Je n’ai pas de matériau de base. Je pars toujours de rien. Je crois que cela est juste parce que j’essaie de rompre avec le passé »2.

Xenakis dit également : « La musique est du son, c’est-à-dire de l’action. […] Le but est de rendre vivant le son lui-même »3. La vie

intérieure du son : cette expression-clef suggère un aspect central de la musique de Xenakis qui, en particulier dans Kraanerg, se ré- vèle clairement : la musique se construit à partir de massifications denses d’un grand nombre de brefs événements similaires (notes répétées ou tenues, statiques ou mouvementées, sur des sons à hauteur précise ou sur des bruits). Ces événements restent indé- pendants, libres de contextualisation de type linguistique et syn- tactique à la manière des structures mélodiques ou harmoniques. Xenakis estime que : « La musique n’est pas un langage : elle n’a pas pour tâche d’exprimer quelque chose à travers des sons et des

symboles. La musique se tient d’elle-même, il n’y a rien par-delà elle »4.

Il y a pourtant des raisons de douter du fait que Xenakis lui- même aurait toujours suivi cette si rigoureuse opinion. Ainsi, pour

Kraanerg, il propose un commentaire qui introduit des significa-

tions extramusicales :

« Dans trois générations à peine, la population du globe sera passée aux 24 milliards. Les 80% seront en dessous de 25 ans. De fantastiques transfor- mations dans tous les domaines se produiront en conséquence. Une lutte biologique entre les générations, déferlant sur toute la planète, dé- truisant les cadres politiques, sociaux, urbains, scientifiques, artis- tiques, idéologiques, sur une échelle jamais expérimentée par l’huma- nité et imprévisible »5.

Celui qui a connu Iannis Xenakis sait que de telles conceptions l’ont occupé d’une manière intensive pendant l’élaboration de

Kraanerg et auraient pu jouer un rôle lors de sa composition.

Quoi qu’il en soit, Xenakis a insisté sur le fait que sa musique n’exprime rien. Lorsque Bálint Varga lui demande : « Votre mu- sique inspire parfois de l’angoisse – elle sonne comme un destin irrésistible. D’où vient ce caractère sauvage ? », Xenakis répond : « Cela fait partie de notre vie quotidienne. […] L’univers est éga- lement ainsi. […] Il n’existe pas de grande musique qui soit douce »6.

Les auditeurs trouveront dès les premières mesures de Kraanerg de telles qualités d’expression. Il est difficile de savoir si cette mu- sique pourrait être entendue comme un exorcisme traumatique de conflits de population à venir. Car alors, comment devrions- nous interpréter les différents blocs sonores de cette œuvre, les formes de mouvement intérieur ou leurs interrelations ? Pourrions-nous interpréter la musique live et la musique produite par la bande respectivement comme des symboles du présent et de l’avenir ? Un simple oui à ces questions serait trop facile ; il conduirait probablement à une fausse piste (en quelque sorte, à l’importance qui est attachée au présent et au caché, au connu et à l’inconnu). La force de la musique – et en particulier de cette musique – réside justement dans le fait qu’elle évite l’univocité de ses qualités expressives ; qu’elle se confronte à la réalité dans son énigme irréductible et dans son ambivalence.

Analyse générale de Kraanerg

Kraanerg commence d’une manière animée et explosive, avec

des répétitions de notes fortes et rapides de tous les vents. Ce groupe instrumental est formé de manière (surtout chez les bois) à ce que l’on puisse exploiter les extrêmes (aigus et graves) : – piccolo, hautbois et contrebasson ; petite clarinette (en mib) et clarinette contrebasse ;

– 2 trompettes, 2 cors, 2 trombones.

Ces instruments jouent des notes isolées distribuées sur tout l’espace sonore, d’abord dans des sortes de perforations, puis en répétitions martelées, ou encore, selon des sons tenus (le plus souvent avec des intensités plus faibles). De nombreux sons se su- perposent dans des massifications denses. On n’entend pas des contours mélodiques clairs, ni des accords ou des rythmes, mais des mouvements multiples à l’intérieur d’une surface sonore com- plexe : la musique se déploie dans des mouvements microsco- piques et des processus de transformation. Cela vaut encore plus pour la partie suivante, où intervient la bande et qui est beaucoup plus longue : elle transforme les figures sonores entendues aupa- ravant comme pour produire leur ombre ; puis, elle les confronte à des bruits métalliques et étranges.

Ainsi, on trouve ici les chemins différents avec lesquels Xenakis recherche le nouveau : « Soit je produis des sons intéressants à partir de l’orchestre, soit je fais moi-même de la musique élec- troacoustique »7. Dans l’alternance entre parties live et bande ap-

paraissent des constellations sonores diverses, dont la valeur change petit à petit : à la succession des vents et de la bande s’en- chaîne (peu avant la 3eminute) une alternance des cordes avec la

bande. La partie de cordes, au contraire du bloc compact des vents qui la précède, est clairement organisée dans une succes- sion de sons en crescendo et en mouvements rapides. Par la suite, la durée des parties live s’accroît et elles deviennent plus diffé- renciées. Les groupes compacts initiaux des vents et des cordes, qui étaient séparés, sont à présent éclatés ou liés. Les parties de bande se raccourcissent alors (après la 7eminute et avant la 10e

minute). L’éclatement amène ici pour la première fois, après une autre partie de bande (8eminute), des fragments sonores isolés,

séparés par des silences, phénomène que Xenakis, dans sa propre musique, conçoit comme exceptionnel : « Le silence constitue toujours une surprise. […] Nous pouvons l’appréhender comme

une suspension de l’action, mais aussi comme un état avant l’ex- plosion »8.

Le développement qui commence alors constitue presque la conséquence ultime de l’allégement de l’orchestre qui (par exemple, après la 9eminute), conduit pour la première fois à un

passage soliste (hautbois). Le processus formel qui commence continuera plus tard en se renforçant. Un tutti de vents marquant (après la 10eminute) et une interpolation de bande marquent la

fin de la première partie. Par la suite, c’est surtout l’écriture des cordes qui change : on n’entend plus des figures sonores rapide- ment changeantes, mais des surfaces sonores plus vastes avec des sons en crescendo (qui, à présent, s’agitent également de l’inté- rieur, dans des registres en changement), auxquelles se superpo- sent à plusieurs reprises les vents. Plus tard (après la 18eminute et

peu avant la 21eminute), survient le moment où les trois couches

sonores se font entendre simultanément : les cordes, les vents et la bande synchronisée. Après la 23e minute, les mouvements de

notes se calment et leurs développements conduisent à des frag- ments de cordes clairement séparés par des silences (dans les- quels se trouvent les germes d’un nouveau processus). Par la suite (après la 25eminute), des éléments connus (par exemple, des ré-

pétitions des vents du début) sont repris de manière transformée et les parties de bande restent pendant un certain temps dans l’ar- rière-plan. Les mouvements s’agitent et se réduisent pour retrou- ver (après la 40eminute) à nouveau la forme de fragments séparés

de différents groupes instrumentaux (quelques silences sont cou- verts par de courtes interventions de la bande). C’est seulement dans la partie finale de la pièce (à partir de la 52eminute) que de

plus longues interventions de la bande s’imposent et que les ins- truments live ne se font plus entendre uniquement dans de courtes interventions : dans les confrontations de sons connus et inconnus, le nouveau s’est imposé – mais un nouveau très indéfini et énigmatique, qui ne nie aucunement les traces de l’ancien. Ainsi se conclut la pièce, de la même manière qu’elle avait com- mencé : dans une ambivalence complexe, qui éveille la curiosité. En conclusion de cette analyse générale, l’exemple 1 présente la forme d’onde de toute la pièce avec quelques indications sur les parties instrumentales. Les différentes sections que l’on distingue à l’audition sont numérotées de 1 à 26.

Exemple 1. Kraanerg : forme d’onde.

Analyse de quelques passages de Kraanerg

Voici, sans commentaires, l’analyse, à l’aide de sonagrammes, de sept passages de Kraanerg (exemples 2 à 8).

Exemple 3. Kraanerg, 6’28-6’41 : solo de clarinette.

Dans le document La métaphore lumineuse. Xenakis-Grisey (Page 193-200)