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La métaphore lumineuse. Xenakis-Grisey

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Academic year: 2021

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Xenakis-Grisey

Sous la direction de Makis Solomos

Préface de François Paris

Conception graphique : Philippe Geerts

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Des polytopes au Noir de l’étoile, des Pleïades aux Espaces

acous-tiques, Iannis Xenakis et Gérard Grisey ont entretenu au fil de leurs

œuvres respectives une réelle complicité avec la métaphore lumi-neuse. Ce rapport plus ou moins direct aux étoiles et à la lumière peut s’exprimer sous forme de stratégie formelle, de calculs ou de suppositions pré-compositionnelles. Il a aussi constitué pour cha-cun d’eux une puissante force poétique les maintenant dans cet état de « veille créatrice » qui leur a permis de coloniser de nou-veaux territoires au service de leurs imaginaires.

Cette conjugaison de rationalité et de poésie pourrait être résu-mée à travers l’équation que tout créateur devrait finalement se-lon moi être amené à résoudre : comment avoir le crayon solide-ment ancré à la table de travail tout en ayant la tête dans les étoiles ?

Ce colloque a été organisé par le CIRM à l’occasion du festival MANCA les 13 et 14 novembre 2001. Makis Solomos en a assuré la direction scientifique et la coordination. Qu’il en soit remercié ici ainsi que Patricia Corbett qui était à ce moment directrice de « La Napoule Art Foundation » et qui nous a accueillis chaleureuse-ment dans ses murs.

François Paris

Directeur du CIRM,

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En novembre 2001, le festival Manca organisé par le CIRM avait comme fil rouge Les nuits étoilées et proposait à entendre, parmi d’autres créations ou recréations, des pièces inspirées par la rela-tion musique-étoiles telles que Le Noir de l’Etoile de Gérard Grisey,

Pluton de Philippe Manoury, les mélodies du zodiaque de

Karlheinz Stockhausen dans une chorégraphie de Michèle Noiret,

Mosaïque céleste d’Allain Gaussin, Twelve Constellations de Kirk

Noreen. Dans le cadre de ce festival s’est déroulé, les 13 et 14 no-vembre, au Château de La Napoule, le colloque La métaphore

lu-mineuse. Xenakis-Grisey, dont le présent livre constitue les actes1.

Ce colloque avait une double ambition : débattre du thème pro-posé par le festival ; rendre hommage à deux grands compositeurs récemment disparus, Gérard Grisey et Iannis Xenakis.

Musique des étoiles, harmonie des sphères, etc. : la métaphore lu-mineuse est inscrite au cœur de la pensée musicale occidentale depuis les Pythagoriciens et l’on en trouve de nombreuses occur-rences dans d’autres civilisations. Chez les anciens Grecs, elle re-levait d’une telle évidence qu’Archytas, disciple de Pythagore, en-visageait un lien indissociable entre astronomie et musique via la médiation du Logos et des mathématiques : « Les mathématiciens, à mon avis, savent bien discerner et comprendre comme il faut – et cela n’est nullement surprenant – la nature de chaque chose ; car, puisqu’ils ont une connaissance détaillée du Tout, ils doivent bien voir aussi l’essence des objets particuliers. Aussi, touchant la vitesse des astres, de leur lever et de leur coucher, nous ont-ils donné une connaissance claire, tout autant qu’en géométrie plane, en arithmétique et en sphérique, sans oublier non plus la musique. Car ces sciences semblent sœurs »2. Pourtant, avec les

siècles, la métaphore lumineuse s’est progressivement obscurcie, rejoignant la croyance, passant du côté de l’irrationnel, de la mys-tique. Déjà Aristote se mettait à douter et nous livrait ainsi un té-moignage important sur les arguments des Pythagoriciens : « Certains croient ainsi que les vitesses des astres, dépendant de leur distance, possèdent les proportions des accords musicaux ;

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c’est pourquoi, ils assurent que le son émis par le mouvement cir-culaire des astres est une harmonie. Pour expliquer cependant que nous n’en percevions pas le son, ils disent que c’est parce que le son est en nous dès notre naissance, ce qui le rend indiscer-nable du silence, son contraire ; nous ne pouvons donc pas l’en-tendre parce que son et silence ne se distinguent que par le contraste »3. Si le doute commence à s’installer, c’est bien entendu

parce que l’Occident dissociera progressivement la raison et la foi, le rationnel et l’irrationnel, l’épistémé et la doxa et que la méta-phore lumineuse rejoindra les seconds termes de ces oppositions. Mais c’est aussi parce que la musique pratique (la musique tout court) sera progressivement valorisée. Car il ne faut pas oublier que, dans l’association entre musique et étoiles, il est question d’une musique toute théorique, silencieuse, « intérieure » comme nous le fait comprendre Aristote, d’une musique « spirituelle », bien loin de la musique réelle et concrète, comme le sous-entend Platon lorsqu’il affirme que le mouvement des sons « procure du plaisir aux insensés, tandis qu’il suscite chez les gens sensés une joie spirituelle par l’imitation de l’harmonie divine qu’ils réalisent en des mouvements mortels »4. C’est pourquoi, lorsque la

mu-sique elle-même, celle pratiquée et entendue avec des sons (et des bruits), deviendra – avec le romantisme – métaphysique, la métaphore lumineuse rejoindra l’anecdote.

Comment expliquer alors qu’elle resurgisse au XXesiècle ? Car

de Gustav Holst (les célébrissimes Planètes) à Gérard Grisey (Le

Noir de l’Etoile), de John Cage (Etudes australes) à Curtis Roads

(auteur d’une méthode de synthèse intitulée Pulsar synthesis5),

nombre de compositeurs ont à nouveau puisé en elle, bien qu’en règle générale d’une manière ponctuelle, pour trouver leur inspi-ration, voire même pour forger des outils compositionnels ou technologiques concrets. Dans certains cas, il s’agit simplement de survivances du traitement anecdotique (où la seule nouveauté est que l’on passe du poème symphonique à de la musique holly-woodienne). Mais, ailleurs, les explications à ce renouveau de la métaphore lumineuse sont complexes et vont de pair avec les bouleversements propres à la modernité. Il ne s’agit donc pas d’un renouveau du pythagorisme. Par exemple, dans sa célèbre af-firmation : « Je trouve plus d’inspiration musicale dans la contem-plation des étoiles – surtout à travers un télescope – et dans la haute poésie d’une démonstration mathématique que dans le ré-cit le plus sublime des passions humaines »6, Varèse se réfère à la

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métaphore lumineuse pour congédier l’humanisme traditionnel. Autre exemple célèbre, encore plus complexe : Le Noir de

l’Etoile7. Cette œuvre est la toute première musique où l’on entend

le son d’une étoile ! Mais Grisey ne s’inscrit pas dans la tradition pythagoricienne, pour laquelle l’harmonie céleste tenait du secret et de l’invisible (de l’inaudible) que seul l’initié pouvait partager : car c’est bien la musique réelle (et non les calculs et autres spé-culations que l’on peut faire à partir d’elle) qui se charge de nous faire entendre le ciel. Empruntant un raccourci sommaire, on pourrait proposer l’explication suivante : la métaphore lumineuse permet à la musique de Grisey de contester le clivage rationnel/ir-rationnel.

Dans la première partie de ce livre, cinq auteurs traitent en dé-tail de cette résurgence de la métaphore lumineuse en se centrant sur des cas particulièrement intéressants. L’article de Philippe Lalitte, qui porte sur Varèse, part d’une expérience synesthésique vécue par ce dernier et relatée par Louise Varèse : « Il me raconta qu’une fois, en regardant une aurore boréale, il ressentit une in-croyable exaltation, une indescriptible sensation et qu’à la vue de ces pulsations incandescentes de banderoles de lumière, non seu-lement il les voyait, mais il les entendait. Dès son retour chez lui, il mit sur papier les sons qui avaient accompagné les mouvements de lumière »8. Elargissant le sujet pour traiter de toutes les

méta-phores varésiennes qui font appel à des phénomènes lumineux et célestes, Philippe Lalitte pose la question suivante : « Dans quelle mesure celles-ci sont-elles transposées dans l’univers sonore varé-sien ? ». L’article de Geneviève Mathon consiste en une analyse du cycle vocal Sauh (1973) de Scelsi. L’œuvre n’a pas de référence explicite au ciel, aux étoiles ou à tout autre composante de la mé-taphore lumineuse. Cependant, sa constitution technique indique une relation à ce thème : Sauh est construit selon « un cycle as-censionnel à l’image de la spirale logarithmique que l’on pourrait prolonger indéfiniment jusqu’à atteindre l’inaudible : la zone des ultrasons. On peut parler alors d’un investissement total de l’es-pace et du temps, par paliers successifs, à partir d’une unique trame mouvante qui se reproduit le long de la spirale », note Geneviève Mathon. Avec Ivanka Stoïanova, c’est un autre compo-siteur moderne, pour qui la relation au ciel et aux étoiles est très importante, dont l’œuvre est analysée en détail : Stockhausen. Son article relie la métaphore lumineuse à la quête d’espace qui a tou-jours préoccupé ce dernier. Après avoir évoqué les œuvres des

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an-nées 1950-60, Ivanka Stoïanova constate que, à partir de

Sternklang (1971), l’espace se colore d’une dimension spirituelle,

voire mystique. De ce fait, les œuvres les plus explicites de Stockhausen quant à notre thème – car, chez lui, ce thème est in-séparable de la dimension spirituelle – commencent à fleurir à partir des années 1970 : Ylem (1972), Tierkreis / Zodiaque (1974-76/1977), Sirius (1975/1977), etc. et, bien sûr, Licht. L’article d’Alain Fourchotte propose l’analyse d’une pièce de Cristóbal Halffter, Mizar (1977). Mizar est le nom d’une double étoile de la Grande Ourse, située à environ 78 années-lumière de la terre. « C’est cet aspect de multiplicité dans l’unité qui […] a constitué le point de départ de l’œuvre d’Halffter », note Alain Fourchotte. Dans son texte, Martin Laliberté traite d’une des plus récentes théories cherchant à expliquer la constitution de la matière : la théorie des supercordes. Or, le nom même de cette théorie in-dique l’autre aspect de la métaphore lumineuse, à savoir que la musique elle-même peut servir de modèle à l’astronomie : « Depuis bien longtemps, la musique est une source inépuisable de métaphores pour ceux qui s’interrogent sur le cosmos. […] Avec la découverte de la théorie des supercordes, les métaphores musicales prennent une tout autre réalité, puisque, selon cette théorie, le royaume microscopique serait baigné de cordelettes minuscules, dont les modes de vibration orchestrent l’évolution du cosmos »9. Revenant à la musique, Martin Laliberté pose la

question : « peut-on rendre ces supercordes audibles ? », c’est-à-dire peut-on en utiliser métaphoriquement le modèle pour com-poser de la musique ?

On l’aura compris, l’un des enjeux importants de cette résur-gence de la métaphore lumineuse est le devenir de la notion même de métaphore dans la musique. En un sens, la métaphore lumineuse, parce qu’elle renoue avec un thème ancestral d’avant la théorie de l’imitation, a permis aux musiciens modernes de rompre avec la tradition pour laquelle la métaphore était devenue un simple outil permettant de mettre en avant les qualités figura-listes de la musique. C’est pourquoi ce livre se devait, avant de pro-poser les analyses qui viennent d’être mentionnées, d’aborder la question de la métaphore tout court. Deux auteurs ont bien voulu se charger de cette question épineuse. Daniel Charles et Christian Hauer traitent tous deux – et cela n’est nullement un hasard – d’herméneutique, une approche qui s’intéresse à la compréhen-sion plutôt qu’à l’explication et qui, sans doute justement parce

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que l’on tente aujourd’hui de redéfinir la notion de métaphore, est en train de retrouver toutes ses lettres de noblesse. Cependant, leurs perspectives sont partiellement différentes. Daniel Charles s’intéresse au renouveau de l’herméneutique dans le cadre de la

new musicology anglo-saxonne qui redéploie le postulat qu’« il n’y

a pas de hors-textes ». Ainsi, Lawrence Kramer est capable de ré-interpréter La Création de Haydn en prenant au sérieux les pro-blématiques de ce dernier quant à l’astronomie au lieu de les né-gliger comme le faisait jusqu’à récemment la musicologie structuralisante. Cependant, Daniel Charles reste sceptique quant à ce type de réinterprétation, car il critique le retour, à travers elle, d’une certaine forme de normativité : « Le retour au langage a beau avoir été le cheval de bataille de tant de chercheurs, lui faut-il nécessairement signifier encore aujourd’hui pour l’herméneu-tique la remise en selle d’un certain type de systèmes formels, et la reprise ipso facto d’“une certaine vision ontologique de la Nature”», demande-t-il ? Christian Hauer, quant à lui, tente de cer-ner la notion de métaphore à travers les écrits de Ricœur, Genette et Hjelmslev et part de l’hypothèse qu’il existe une métaphore qui n’est pas un « simple procédé de langage s’inscrivant dans un dis-cours, mais [qui rend] tout simplement ce discours possible », une métaphore qui serait « première, essentielle, fondamentale ». Dans ce sens, « sans métaphore, pas de sens », ce qui signifie également que « tout est métaphore, car le sens pur n’existe pas ». C’est pour-quoi, par la suite, Christian Hauer souscrit aux thèses de Raymond Monelle qui, analysant une œuvre musicale, épouse l’approche in-tertextuelle évoquée précédemment, selon laquelle l’œuvre se présente comme un texte qui la déborde sans cesse.

Iannis Xenakis (1922-2001), Gérard Grisey (1946-1998) : la se-conde partie du livre rend hommage à ces deux grandes figures de la musique de l’après 1945, en relation ou pas avec la première partie. Un des paris de cet hommage croisé est de mettre en évi-dence certaines formes de pensée musicale communes à ces deux musiciens. A première vue, il est facile de les opposer terme à terme : Grisey a trouvé son inspiration dans des thèmes qui in-téressent les musiciens depuis que la musique s’est conçue comme langage, alors que Xenakis a puisé dans les sciences ; Xenakis s’inscrit dans la tradition constructiviste, Grisey a pour

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credo l’organicisme ; Grisey s’immerge dans le développement

temporel, Xenakis appréhende le temps à travers l’espace ; la mu-sique de Xenakis a un goût prononcé pour l’extériorisation, celle de Grisey représente une forme d’intériorisation ; etc. Pourtant, les traits communs ne manquent pas. Car les deux compositeurs peu-vent être appréhendés, avec le recul, comme deux maillons d’une chaîne musicale très importante, caractérisée par le recentrement sur le son. A un niveau très abstrait, cela signifie que leur musique se distingue par une impression de présence très forte – un travail sur le plein et un rejet (plus chez Xenakis, moins chez Grisey) du vide –, où l’enjeu de l’œuvre devient l’ici et le maintenant. Cette caractéristique abstraite se matérialise par exemple dans le fait que tous deux déploient une écriture en adéquation avec la per-ception. On sait que l’une des critiques du sérialisme par Xenakis dans les années 195010fut précisément la constatation qu’il

met-tait en œuvre une contradiction entre le mode d’écriture, centré sur les notes et les intervalles, et le résultat perceptif qui était glo-bal. Quant à Grisey, il rechercha, du moins à ses débuts, « une adé-quation optimale entre le Conceptuel et le Perceptuel », pour re-prendre ses propres termes11. Le recentrement sur le son va de

pair avec une définition du temps assez voisine chez les deux mu-siciens, du moins dans son point de départ. Xenakis appréhende le temps comme un « tableau noir » : « Le temps pourrait être considéré comme un tableau noir (vide) sur lequel on inscrit des symboles et des relations, des architectures, des organismes abs-traits », écrit-il12. Grisey, quant à lui, emploie les expressions «

sque-lette du temps » et « chair du temps »13, où, comme chez Xenakis,

le temps évoqué n’est nullement un temps « premier » – quoiqu’il existe, chez Grisey, une certaine ambiguïté –, mais un temps pure-ment théorique, une extraordinaire abstraction, dont l’utilité pre-mière est d’autoriser le compositeur à poser la question du temps en termes de construction – calcul, mais aussi unification de ni-veaux temporels hétérogènes. Il existe encore un trait commun, très important, toujours entraîné par le recentrement sur le son : la technique du processus. On sait que cette technique fut décisive pour l’élaboration de la musique spectrale telle que l’entendait Grisey. Pour citer l’une de ses idées les plus célèbres : « Objet et processus sont analogues. L’objet sonore n’est qu’un processus contracté, le processus n’est qu’un objet sonore dilaté »14. On sait

moins que la technique du processus fut également très impor-tante pour Xenakis, du moins jusqu’à la fin des années 1970. Dans

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sa terminologie, il s’agit de « transformations » (progressives) continues ou discontinues. Bien sûr, le déploiement de cette tech-nique passe par des moyens différents chez les deux composi-teurs.

Le texte qui ouvre la seconde partie de ce livre, signé par l’au-teur de ces lignes, développe ce qui vient d’être dit et prend donc le risque de fonder une « filiation » entre Xenakis et Grisey en les inscrivant dans cette logique du son et de la présence, en opposi-tion à l’esthétique de l’absence développée, entre autres, par le sé-rialisme. Les quatre articles qui suivent sont centrés sur Xenakis. Carmen Pardo s’interroge sur le statut de la métaphore chez Xenakis, notamment à propos du Diatope qui combine musique (ce chef-d’œuvre électroacoustique nommé Légende d’Eer) et spectacle lumineux (qui s’est déroulé lors de l’inauguration du Centre G. Pompidou et dont il ne reste malheureusement rien). Dans le texte de présentation de ce polytope, Xenakis notait : « J’ai voulu traiter des abîmes qui nous entourent et parmi lesquels nous vivons. […] Les signes que nous envoient ces abîmes sont faits aussi de lumières et de sons qui suscitent les deux principaux sens que nous possédons »15. La question que soulève Carmen

Pardo est : « Dans cette démarche, peut-on parler de métaphore, d’action métaphorique ? On serait tenté de parler de transposi-tion, de transport […]. La condition d’abîme qu’a l’univers et tout ce qui nous entoure semble demander une autre manière d’abor-der la métaphore – à supposer que cette notion soit à préserver. Chez Xenakis, il semblerait qu’il ne s’agit pas du transport d’un sens, mais d’une action qui insiste sur l’équivalence de tous les signes pour constituer une présence, un cristal, un rocher qui offre une multiplicité de sens ». L’article d’Agostino Di Scipio traite éga-lement du rôle de la métaphore chez Xenakis. L’auteur constate que les métaphores abondent chez ce dernier – bien que la méta-phore-clef ne soit pas celle des étoiles, mais celle du « nuage de sons », ce qui implique un ciel couvert ! Cependant, il souligne qu’elles ne doivent pas être prises au sens de la mimésis : « l’élé-ment décisif est cette capacité de Xenakis à rendre par le son la forme dynamique du processus génératif qui se trouve à la base du phénomène pris comme métaphore. En d’autres termes, lors-qu’on parle de l’œuvre d’un compositeur comme Xenakis […] je crois qu’il est plus correct d’utiliser l’expression métaphore

opéra-tionnelle. Ce sont les conditions qui déterminent le phénomène et

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métapho-rique de cette musique – mettons les causes avant les effets », note-t-il. Pour expliciter le concept de « métaphore opération-nelle », Agostino Di Scipio prend l’exemple d’Analogique A et B, une œuvre mixte où Xenakis tente de concrétiser la métaphore du nuage de sons par l’hypothèse de « sonorités de second ordre ». Avec Rudolf Frisius, le sujet reste le rôle de la métaphore chez Xenakis, mais la perspective change : l’auteur pose la question en termes de relations entre le « musical » et « l’extra-musical ». Ses ré-flexions portent sur deux œuvres, Kraanerg et Nekuïa, qui appar-tiennent à deux époques différentes, mais où « l’extra-musical » joue un rôle important. Xenakis avait fourni « l’argument » suivant pour la première : « Dans trois générations à peine, la population du globe sera passée aux 24 milliards. Les 80% seront en dessous de 25 ans. De fantastiques transformations dans tous les domaines se produiront en conséquence. Une lutte biologique entre les gé-nérations, déferlant sur toute la planète, détruisant les cadres po-litiques, sociaux, urbains, scientifiques, artistiques, idéologiques, sur une échelle jamais expérimentée par l’humanité et imprévi-sible »16. Dans Nekuïa, il emploie des textes de Jean-Paul et de

Françoise Xenakis qu’il décompose en mots et qui traitent de la vie et de la mort, de l’épouvante face à la guerre. Le texte de Georges Zervos, ajouté postérieurement à la tenue du colloque, traite des critiques que Xenakis adressa aux compositeurs sériels. On sait qu’elles se développèrent en deux temps : lors de l’intro-duction des probabilités en musique qu’il effectua au milieu des années 1950, avec le célèbre article « La crise de la musique »17;

avec sa théorisation de la dichotomie « structures hors-temps/en-temps » telle qu’elle se présente dans certains textes du milieu des années 196018. Décortiquant ces critiques, Georges Zervos

ob-serve leur devenir dans la musique même de Xenakis, à propos de laquelle il constate : « La tentative de créer l’unité de la forme et de l’œuvre d’art en général à travers des principes et des procé-dures extramusicaux (le cas Xenakis) a prouvé, d’une part, la né-cessité de ces recherches et, d’autre part, a conduit à une nou-velle impasse interne ayant pour conséquence la réintroduction graduelle des catégories temporelles et l’abandon des structures hors-temps ».

La fin de ce livre est composée de deux articles qui reviennent sur la comparaison entre Grisey et Xenakis ainsi que d’un texte centré sur le premier. Avec Anne Sedes, la comparaison porte sur la notion de modèle et de modélisation du son, une notion très

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importante tant chez Xenakis que chez Grisey – et que certains rat-tacheraient à la notion de métaphore, un point de vue auquel ne souscrit pas Anne Sedes. De ce fait, les points communs sont nom-breux : « la musique comme devenir des sons chez l’un, la mu-sique comme être sonore en devenir chez l’autre, l’exploitation des formes processuelles, la notion de continuité/discontinuité et l’exploitation de l’articulation gestuelle ». Cependant, Anne Sedes insiste également sur leurs différences. Ainsi, chez Grisey, l’ana-lyse préalable à la modélisation repose sur le modèle fréquentiel, c’est-à-dire qu’elle relève du domaine harmonique, spectral. Par contre, Xenakis a récusé l’analyse de Fourier et a proposé, entre autres (Anne Sedes se réfère ici à des pièces telles que Concret PH ou Analogique A et B – cf. également l’article d’Agostino Di Scipio), une approche selon laquelle le son est défini comme une intégration de grains et qui donnera par la suite naissance à l’ap-proche (et à la synthèse) granulaire. Dans la seconde étude com-parative, Jérôme Baillet souligne que Grisey n’a pas été influencé par Xenakis : « Grisey a suivi les cours de Xenakis lors du séminaire de Darmstadt de 1972, mais a confié avoir été rebuté par l’attirail mathématique qui s’y déployait. Il faut dire que les personnalités de Karlheinz Stockhausen et de György Ligeti, présentes aussi à Darmstadt cette année-là, ont eu un impact plus fort et plus im-médiat sur l’évolution du style de Grisey à l’époque ». Cependant, la technique du processus, dont il était déjà question précédem-ment, permet d’établir une comparaison : « Grisey a développé et systématisé une technique de composition qui se décèle dès

Metastaseis, encore embryonnaire mais puissamment fertile, celle

de la transformation continue, qui deviendra chez lui processus de

transformation ». Chez Xenakis, ajoute Jérôme Baillet, les

proces-sus ne jouent pas un rôle formel, car ils sont en règle générale contenus au sein d’une section autonome. Par contre, Grisey, qui en appelait à une « vectorisation » du déroulement musical, leur a accordé un rôle plus large. L’article de Thierry Alla est consacré à l’analyse de deux pièces de Grisey, Anubis et Nout. Leurs titres se réfèrent à des divinités égyptiennes contrastées : Anubis, dieu fu-néraire, représenté avec un corps d’homme et une tête de chien sauvage, dont la peau de couleur noire est celle des décédés une fois le procédé de momification terminé ; Nout, déesse du ciel étoilé, symbole de la lumière qu’elle fait renaître chaque matin. Thierry Alla montre comment, par des procédés techniques, Grisey parvient à développer « une dialectique de l’ombre et de la

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lumière ». Ainsi, « les alternances entre la douzième et le son fon-damental illustrent le corps courbé de Nout, la voûte étoilée », « les arpèges descendants-ascendants peuvent évoquer la forme des barques qui circulent sous le corps de Nout », « le déploie-ment du spectre inversé peut évoquer l’enveloppedéploie-ment du corps du défunt avec des bandelettes » et « les notes graves répétées évo-quent les entrailles et les ténèbres ».

Il n’est pas courant qu’un Centre National de Création Musicale patronne un colloque dont les intervenants sont pour l’essentiel des universitaires, ceux-ci ayant la réputation de ne s’adresser qu’aux « spécialistes » ! C’est pourquoi je tiens à remercier François Paris, directeur du CIRM, d’avoir fait confiance aux uni-versitaires qui, lorsque les conditions nécessaires sont réunies, sa-vent abandonner – dans une mesure raisonnable… – leurs notes de bas de page. Bien sûr, seul le lecteur jugera du résultat. Quant aux conditions dont il vient d’être question, elles n’auraient ja-mais été réunies sans le travail de Bénédicte Affholder et de toute l’équipe du CIRM ainsi que de l’équipe de La Napoule Art Foundation. Pour les actes du colloque, une subvention a été ac-cordée par le Ministère de la Culture (DMDTS). Enfin, que soient remerciés Philippe Geerts qui a assuré la conception graphique de ce livre en tant qu’artiste ainsi que Jean-Paul Olive qui a ac-cepté de l’abriter dans la Collection « arts 8 » en principe dédiée à des colloques de l’Université Paris 8.

Makis Solomos

Notes

1. Les interventions de Jean-Louis Heudier (« De Platon aux pulsars ») et d’Angelo Orcalli (« Temps, matière et mémoire : catégories de la pensée musi-cale chez Xenakis et Grisey ») n’ont pas pu être reprises dans ces actes. Le texte de Georges Zervos qu’ils contiennent constitue un ajout a posteriori. 2.ARCHYTAS, in Les écoles présocratiques, Paris, Gallimard, 1991, p. 289-290.

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3.ARISTOTE, Traité du ciel, II, 9, 290b. 4.PLATON, Timée, 80b.

5. Cf.CURTISROADS, Microsound, Cambridge (Massachusetts), MIT, 2001, p. 137ss.

6.EDGARVARÈSE, Ecrits, textes réunis et présentés par Louise Hirbour, Paris, Christian Bourgois, 1983, p. 41.

7. Cf. l’article de l’astrophysicien JEAN-PIERRELUMINET, « Musique avec pulsar obligé », Les Cahiers de l’IRCAM n°4, 1993, p.133-143. Au début des années 1980, Grisey enseignait la composition à l’Université de Berkeley (Californie), où il rencontra un astronome qui lui fit écouter des sons cosmiques, dont ceux issus de pulsars, qui sont des résidus d’étoiles très compacts (résultant d’ex-plosions de supernovæ) émettant des signaux périodiques recueillis et ampli-fiés par des radiotélescopes, dont certains ont une fréquence de rotation suf-fisamment élevée (au dessus de 50Hz) pour être transformée, au moyen d’un haut-parleur, en onde sonore. De retour en France, Grisey collabore avec l’ob-servatoire de Meudon, qui lui fournit une liste de pulsars et écrit une œuvre pour six percussionnistes, bande et pulsars écrite pour les percussions de Strasbourg. Deux pulsars sont utilisés. Le premier, enregistré sur bande, est nommé « Véla ». Le second, baptisé « 0329+54 » par les astronomes, fut re-transmis en direct pendant la création de l’œuvre à Bruxelles, le 16 mars 1991, ce qui obligea, note Jean-Pierre Luminet (ibid., p. 140) à une surveillance par-ticulièrement attentive de l’horaire du concert, « les signaux du pulsar 0329+54 arrivant à 17h46 précises ».

8.LOUISEVARÈSE, citée par PHILIPPELALITTE, cf. infra. 9.BRIANGREEN, cité par MARTINLALIBERTÉ, cf. infra.

10. Cf.IANNISXENAKIS, « La crise de la musique sérielle » (1955), repris in

Kéleütha, Paris, L’Arche, 1994, p. 39-43.

11.GÉRARDGRISEy, « Le devenir des sons » (1982), repris inDANIELLECOHEN -LEVINAS(éd.), Vingt cinq ans de création musicale contemporaine. L’Itinéraire

en temps réel, Paris, l’Harmattan, 1998, p. 291.

12. IANNIS XENAKIS, « Vers une métamusique » (1967), repris in Musique.

Architecture, Tournai, Casterman, 1971 (nouvelle édition, augmentée : Tournai,

Casterman, 1976), p. 58.

13. Cf.GÉRARDGRISEY, « Tempus ex machina. Réflexions d’un compositeur sur le temps musical », Entretemps n°8, 1989, p. 83.

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15.IANNISXENAKIS, « Geste de lumière et de son », in Le Diatope, Paris, Centre Georges Pompidou, s. d. (ca 1978), s. p.

16.IANNISXENAKIS, pochette du LP Xenakis, Erato, STU 70526-30. 17. Cf.IANNISXENAKIS, « La crise de la musique sérielle», op. cit.

18. Cf.IANNISXENAKIs, « La voie de la recherche et de la question » (1965), re-pris in Kéleütha, Paris, L’Arche, 1994, p. 67-74 ; « Vers une philosophie de la mu-sique » (1966), repris in Mumu-sique. Architecture, op. cit., p. 71-119.

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Daniel Charles

*

Dans les Préliminaires à l’ouvrage remarquable qu’il a récemment consacré, sous le titre de Frames and framing, aux « marges de l’analyse musicale », le musicologue américain Richard Littlefield a souligné combien, sur le plan international, la situation de la re-cherche s’était modifiée dans les années 1980. On est passé, presque en un tournemain, d’une hégémonie incontestable du structuralisme et du formalisme à une New Musicology, inaugurée dans le domaine de la sémiotique par les travaux d’Eero Tarasti (1978) et Robert Hatten (1994), et dans celui de l’herméneutique par les ouvrages de Joseph Kerman (1985) et Lawrence Kramer (1990, 1995)1.

Cependant, alors que la substitution de la « sémiotique » de Tarasti et Hatten à la « sémiologie » positiviste d’un Ruwet ou d’un Nattiez traduisait un changement radical de paradigme qui ren-dait complètement obsolète la méthodologie « structuralisante » à la mode, l’herméneutique musicale se montrait soucieuse de son passé au point de renvoyer – parfois en toute naïveté – non seule-ment à sa propre tradition (c’est-à-dire à un Schering ou à un Kreztschmar), mais à celle – plus que passée (pour parler au « plus que parfait »…) – d’un Schopenhauer ou d’un Kurth. La New

Musicology ne pouvait dès lors se dire « neuve » ! Ou plutôt, elle

n’innovait que dans la mesure où ce qu’elle apportait – à savoir le recours à la « vieille » herméneutique et à son éthique/esthétique de la compréhension, c’est-à-dire à une expérience de lecture et

d’interprétation s’ancrant dans une production textuelle ou langa-gière préalable mais remise par là sur le métier – dans la mesure,

donc, où tout cela signifiait bel et bien une rupture en règle avec l’idéologie de l’expliquer. Car le supplément d’âge des textes à

comprendre, agissant comme une fontaine de Jouvence,

(22)

vait désormais dans une autre histoire, à thématiser selon une

autre déontologie – pour ne pas dire une autre ontologie.

C’est ce qu’a fait ressortir le musicologue américain Lawrence Kramer, dans les deux traités qu’il a consacrés, respectivement en 1990 et 1995, à l’herméneutique (post)moderne propre à la New

Musicology. En effet, loin de s’astreindre à respecter la convention

toute-puissante de la musicologie « moderne » (mais datée, en es-prit, de la marine à voiles), selon laquelle une épistémologie « dure » (hard) – c’est-à-dire structuralo-formaliste – se doit d’être la condition sine qua non d’une appartenance à « la » scientificité, il s’est ingénié, tant à propos du XIXesiècle (dans son enquête sur

la Music as Cultural Practice) qu’en se référant à des époques di-verses (dans son livre sur la Classical Music), à mettre les constats formels à l’épreuve des faits et contextes historiques et sociaux

réels. Sa démarche se révèle des plus instructives, en ce qu’elle

montre combien il est difficile d’assigner (même approximative-ment) une limite à l’exercice d’une herméneutique en général. Car au lieu justement de s’en tenir à des généralités, cette disci-pline, pour peu qu’on la pratique avec la rigueur qui lui est consubstantielle, vise à chaque fois un événement, ou mieux, un

avènement. Traduisons : elle poursuit l’émergence ou la genèse

d’une réalité ou œuvre particulière, en se situant dans son sillage, en prolongeant sa mouvance, bref en « puisant », comme disait Heidegger, « à l’eau de la source » ; ou bien, pour emprunter le lexique de Varela ou Niklas Luhmann, en lui appliquant une clause d’autoréférentialité, c’est-à-dire sans jamais cesser de se ré-férer à sa teneur propre. Et s’il s’agit d’un texte, elle vise à en ap-profondir les présupposés, les « contenus » ou le « signifié », mais sans éprouver pour autant le besoin d’en hypothéquer l’avenir par le recours à quelque intrigue ou Deus ex machina que ce soit. Le vœu de l’herméneute serait de s’affranchir de toute inféodation à une onto-théologie et de tout asservissement à un « sens de l’his-toire ». Et cela, en toute laïcité : par définition, ce ne serait pas un vœu pieux…

En ce sens, on ferait mieux de parler du « cercle herméneu-tique » en termes de spirale, car son parcours (malgré l’autoréfé-rentialité) devrait revenir à « ouvrir » un texte plutôt qu’à le « bou-cler » sur lui-même. Et si l’on consent, dans cet esprit, à réexaminer le préjugé selon lequel la musique est par excellence le support ou « le véhicule de tout ce qu’on ne peut représenter ou dénoter », alors « le » musical tout entier peut être envisagé

(23)

« dans » son histoire, laquelle devient à son tour, et en tant que telle, justiciable de l’enquête herméneutique. Comme l’énonce Lawrence Kramer, « la résistance à la signification, jadis incarnée par la musique, semble dorénavant faire partie intégrante de la si-gnification elle-même. Rien ne peut signifier sans résistance, et rien ne résiste sans en recevoir une signification2.

Semblable remise en cause risque fort de se révéler conta-gieuse, et de porter atteinte à quelquunes de nos évidences es-thétiques les plus obvies. Il ne saurait être question pour autant de procéder – de manière agressive – à leur « déconstruction » systé-matique, mais de leur reconnaître la liberté éventuelle de

s’entre-détruire – dans l’acception de la Destruktion heideggerienne de la

métaphysique. Et sur ce point, Nietzsche est certainement à réin-terpréter – ce Nietzsche dont Deleuze et Guattari, à l’orée de Mille

Plateaux, se demandaient s’il ne fallait pas finalement le ranger

parmi les zélateurs de l’arborescence ou de la radicelle plutôt que chez les adeptes du rhizome… Considérons par exemple la sacro-sainte dualité d’Apollon et de Dionysos : ne trouve-t-elle pas, pré-cisément dans la musique contemporaine, de quoi s’abolir, ou au moins se neutraliser (au sens de Kierkegaard, grand praticien de l’empiétement ou de la tension sans synthèse) ? Conformément à ce que suggère Kramer, toute herméneutique se veut aujourd’hui

musicale, et toute musique recèle une herméneutique. Libre à

nous, certes, d’imaginer que notre accès au musical nous préci-pite dans ce qui, relevant nommément de Dionysos, excède les pouvoirs de la signification – mais un tel excès, du fait qu’il se laisse formuler, n’en relève pas moins, quelle qu’en soit la déme-sure, d’Hermès, c’est-à-dire toujours d’Apollon. En ce sens, non, il n’y a pas de hors-textes ! Et vice-versa : le texte, la lettre du texte, n’est pas tout, et elle ne peut jamais l’être. Pour s’en persuader, il suffit d’évoquer ce que Kramer objecte à l’endroit des « figures an-tiques de l’harmonie cosmique » ; ce sont elles que l’« ordre es-thétique » s’efforce de faire revivre à nos yeux, sous les espèces « du rationnel, de l’unité, de l’universalité, de la vérité » – toutes instances qui, en tant que « musique pure », c’est-à-dire pures

formes de la pensée, ne se trouvent à la source du plaisir musical

que pour autant qu’elles cessent d’être pensées comme des

conte-nus. Mais les « formes pures » de la pensée ne sont-elles pas de toute façon des pensées de pure forme ? Des ornements, des

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Qu’il n’existe jamais de musique « pure », mais toujours de (simples) interprétations, et que la connaissance doive s’élargir jusqu’à embrasser, enrober et englober (ou, par extension, com-prendre…) une esthétique des contenus de la communication en

question, c’est-à-dire regroupant le plérôme – ou le réseau –

des-dites interprétations, c’est donc ce qu’exige, semble-t-il, la métho-dologie de la New Musicology. Jusqu’à quel point, maintenant, Kramer est-il fidèle à cet impératif ? Il procède à des anamnèses tous azimuts, qui ont au moins le mérite de projeter un éclairage frisant sur le travail formel de tel ou tel compositeur, sans mettre sous le boisseau pour autant la sémiotisation des contextes à la-quelle telle œuvre doit d’être elle-même à tel moment historique précis.

Pour ne citer qu’un seul des exemples krameriens, la « repré-sentation du chaos » (Die Vorstellung des Chaos), sur laquelle s’ouvre la partition de l’oratorio La Création (Die Schöpfung), composé par Joseph Haydn en l’an de grâce 1797, ne s’apprécie pleinement que si l’on se rappelle la visite rendue par le musicien lors de son dernier voyage à Londres, cinq années plus tôt, au hautboïste et astronome William Herschel, auprès duquel il s’était instruit non seulement des derniers progrès de la technique en matière de télescopes, mais des doctrines de Kant et Lambert sur l’origine de l’univers.

Toutefois, ce n’est qu’après s’être solidement documenté sur la « musique des sphères » héritée de la cosmologie traditionnelle, et lui avoir donné le pas, dans l’« argument » de l’œuvre, par rapport au discours sur l’ordre du monde auquel s’adonnait la science du

XVIIIesiècle – comme si l’enjeu du geste créateur devait consister à

faire fusionner l’harmonia mundi et le cosmos newtonien – que le compositeur se mit au travail. On ne sera pas surpris, dans ces conditions, de l’estime dans laquelle il tenait la doctrine du poète Christoph Martin Wieland – que cite et commente Kramer ; Wieland professait en effet qu’« un condensé de son, de lumière et de Logos » serait seul capable de « rendre visible, au regard de l’esprit, la lumière de l’origine » – car il s’agissait à l’époque, pour quiconque entendait mettre en musique la Création, de donner celle-ci à voir par et dans les sonorités elles-mêmes, à la manière dont l’Annonciation avait été souvent représentée jusqu’au XVIe

siècle – comme un rais de lumière touchant la Vierge à l’oreille. C’est donc la logique secrètement théologique de la correspon-dance des arts qui permet à Lawrence Kramer d’épiloguer sur

(25)

l’es-thétique haydnienne et ses implications utopiques : « l’œil de la raison a beau démasquer la part de fiction dans la cosmologie tra-ditionnelle, l’oreille de la raison, qui écoute la lumière, réinstalle la musique cosmique perdue en en faisant une métaphore – la métaphore de la vérité divine inscrite dans l’ordre de la nature »3.

Tout un credo s’exprime ici, et le « programme » qui a permis au compositeur de baliser son oratorio se rattache à une tradition herméneutique dûment établie dans la littérature, tradition à la-quelle appartiennent, outre Wieland, des poètes et écrivains comme Milton, Gabriela von Baumberg, Heinrich von Collin, Thomas Browne ou Joseph Addison – ce qui procure à Kramer l’occasion d’aller plus loin dans l’analyse que ne pouvaient le faire, avec le seul outil structural, et si puissant que fût cet outil, un Schenker ou un Tovey ! Car si le passage du « chaos » à la « créa-tion » tel que décrit par Haydn s’accomplit, sur la particréa-tion, selon une progression cyclique à partir de l’Urklang, les tenants et abou-tissants de ce procès, d’abord relégués dans l’implicite par cette même partition, se trouvent avec Kramer révélés dans leur inté-gralité « onto-théologique » – de sorte que l’on comprend enfin

pourquoi les quatre premières mesures de Die Schöpfung, prises

comme cellule initiale et réitérées ensuite, ont dû, au fil du texte musical, se voir successivement remodelées et enchaînées, jus-qu’à configurer, à la mesure 86, un accord parfait en do majeur clamé par le chœur sur le mot Licht, et répercuté de manière ar-pégée par les cordes dans les mesures 87 à 89, en un déferlement subit, appuyé d’un double forte. Ainsi s’éclaire la fonction de l’her-méneutique telle que conçue par Kramer : si le vœu d’Aufklärung propre à Haydn restait pieux, du moins était-ce en tant qu’il in-combait encore à quelqu’un – l’auditeur – de le ressentir, c’est-à-dire de le manifester en le laissant se faire, s’accomplir – et finale-ment se dire. Il attendait d’être achevé et exaucé par le geste d’herméneute laïc du super-Aufklärer Lawrence Kramer…

Libérant en quelque sorte l’œuvre, c’est ce dernier qui la fait être aujourd’hui ce qu’elle est. Même si ce n’est qu’en la disant –

c’est-à-dire en l’interprétant.

L’herméneutique n’est-elle qu’une thérapie ? Qu’à notre époque, on se soucie d’analyser Haydn en lui accordant ferveur et respect, cela témoigne à coup sûr d’une capacité encore relative-ment intacte d’attendrisserelative-ment. Celle-ci, toutefois, ne dispense nullement d’enquêter sur les modalités les plus récentes du

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intro-ductif de La Création, l’astrophysicien Dominique Proust s’est-il senti obligé de parler aussi, dans son livre sur L’Harmonie des

sphères, de la « cadence » de Haydn. Mais il la définit comme une

« expression musicale du Big Bang »4; et il suggère de lui faire

cor-respondre plutôt, cosmologie oblige, le Big Ring, le « Grand Son » cosmique auquel se réfère d’autre part le fondateur de l’Harmonic

Choir, David Hykes (et qui n’est autre que ce « bruit de fond » dont

on soupçonnait l’existence depuis belle lurette, et que l’on a fini par enregistrer en 1965...)

Est-ce à dire que le Big Ring soit à prendre davantage au sérieux que les strates arpégées de la « cadence de la Schöpfung » ? En guise de réponse, on rappellera ici l’avertissement qu’a formulé, dans un livre récent, le compositeur François-Bernard Mâche, à propos de la distinction que l’on fait souvent entre les musiques « descriptives » et les musiques « à programme », selon qu’elles am-bitionnent d’« évoquer des référents extra-musicaux avec des moyens musicaux », ou au contraire se targuent de déduire de ces référents « des organisations qui peuvent avoir perdu finalement tout pouvoir descriptif, et même qui veillent […] à faire oublier leurs sources sonores »5. Car il est indispensable de rectifier ici le

tir, en faisant observer que la « modélisation en musique », si elle « a souvent partie liée avec le langage », est « aussi fréquemment associée au monde de la vue » – si bien que « l’usage métapho-rique de modèles visuels nous invite à discuter une coupure trop radicale entre la vue et l’ouïe », et à renoncer à n’y subodorer qu’« un caprice de l’imaginaire subjectif ou même collectif ». Bref, il est impossible de ne considérer les musiques à programme « que comme des fantaisies qui aliènent le domaine musical à des considérations extrinsèques. Extrinsèques, elles peuvent le pa-raître selon les perspectives d’une culture privilégiant l’analyse, mais dans des formes d’imagination plus frustes, il s’agit d’un rap-port authentique et direct entre des perceptions "holistiques" et une expression musicale »6.

Déjà, au seuil de son livre sur le XIXesiècle, Kramer avait

entre-pris de thématiser le raccourci par lequel l’herméneutique (si « fruste » que soit son imaginaire) se met en devoir de réactiver le travail compositionnel, de manière à convertir en « tropes » plé-niers et autonomes les « fenêtres » que ce travail ouvre sur le monde. Un créateur qui ne se limite pas à l’emprunt de simples « inclusions textuelles », et qui ne se contente pas non plus de

(27)

cita-tions » ou en « allusions », est libre d’assigner à tel « protocole structural » (structural procedure) de son choix une fonction « ex-pressive », qui lui conférera – pourvu qu’en soit reconnue la « force illocutionnaire » – le pouvoir de « cisailler les clivages tra-ditionnels entre forme et contenu » (cut across traditional

distinc-tions between form and content). En bon disciple d’Austin,

Kramer voit dans les « tropes » ainsi caractérisés des « unités agis-santes plutôt que langagières » (units of doing rather than units of

saying), ce qui suppose qu’en matière herméneutique il soit mis

fin au privilège léonin, si ce n’est même à l’exclusivité, que l’on at-tache rituellement à la discursivité7.

C’est donc en échappant à l’obligation implicite d’une référence

à la normativité intrinsèque du langage que se laisse concevoir

une herméneutique véritable – et véridique ! – de l’art des sons. Résultat qui ne saurait aucunement contrevenir à l’« ouverture » que la même herméneutique est à même de procurer sur le do-maine des significations, « avec » ou « par delà » ces significations comme telles. On peut s’en assurer en consultant le récent (et su-perbe) traité De la Création chorégraphique8, dans lequel Michel

Bernard, enquêtant sur la « musicalité », a classé les différentes ac-ceptions actuelles de la musique en fonction de leur degré

d’im-prégnation normative par les deux couples conceptuels conjoints Nature/Culture et Expérience/Raison.

Michel Bernard le rappelle au départ : le degré de normativité le plus élevé, celui du « modèle métaphysique et dogmatique de l’art musical comme mimesis de la Nature sonore », qui a régi le tout-venant des développements musicaux classiques en Occident, présuppose une foi quasi aveugle dans la « mathéma-tique originaire et immanente » régissant harmonie et contre-point ; et c’est à une normativité tout aussi radicale – « mais cette fois a posteriori et purement culturelle parce que

convention-nelle » – que se rattache au XIXesiècle l’Ecole de Vienne, avec ses

divers prolongements, sériels ou post-sériels. En regard, la World

Music, qu’elle vienne d’Afrique, d’Inde ou de Chine, fait appel à

une « normativité explicite, non plus rationnelle, mais totalement

empirique, d’une organisation et d’une tradition sociales

particu-lières ». Ce point, croyons-nous, vaut qu’on y insiste. Les musiques ethniques ou populaires, les variétés en tous genres, le jazz ou le rock, et leurs innombrables clones, rien de tout cela n’échappe en effet à cette « normativité empirique » qui, à notre époque, se sous-trait de moins en moins à la globalisation et à la mondialisation

(28)

que dictent l’économie et la technologie. Dans de telles condi-tions, la question « an-archique » par excellence, celle qu’ont po-sée au XXesiècle un Lévinas ou un Reiner Schürmann en

philoso-phie, exige d’être formulée en ce qui concerne la musique de façon non moins rigoureuse : comment l’art des sons parviendra-t-il à se définir « hors de toute normativité, affichée ou non », c’est-à-dire selon une visée « purement descriptive » ?

On touche ici à un véritable pari herméneutique : « indépen-damment de toute postulation sur la Nature, la science et la so-ciété, la musique serait l’émanation d’une configuration esthé-tique et, plus particulièrement, poéesthé-tique du rapport de l’homme au monde. » Comme le précise Michel Bernard, les tenants d’un tel « émanatisme » portent des noms illustres, puisque leur argu-ment se retrouve chez un Husserl, chez un Mikel Dufrenne, ou en-core dans la thèse de Raymond Court sur Le Musical. Issue en prin-cipe de la phénoménologie, l’herméneutique telle qu’ils la conçoivent aurait à tabler sur un « musical pur », sur « une essence musicale qui résiderait dans le traitement rythmique de la langue et qui, comme telle, assurerait la suture de tous les arts dont la mu-sique ne serait que la forme privilégiée. Mais, comme on le de-vine, un tel modèle de la définition de la musique réintroduit su-brepticement la référence obligée à la primauté du langage avec sa normativité implicite propre »9.

Et c’est là que le bât blesse. Le retour au langage a beau avoir été le cheval de bataille de tant de chercheurs, lui faut-il néces-sairement signifier encore aujourd’hui pour l’herméneutique la remise en selle d’un certain type de systèmes formels, et la reprise

ipso facto d’« une certaine vision ontologique de la Nature » ?

L’herméneutique musicale ne doit-elle pas, à l’inverse, s’assigner pour tâche scientifique première de rompre avec l’ensemble des « visions » imposées urbi et orbi, en faisant sien le « souci d’appro-fondissement de tous les postulats des musiques qui ont jalonné l’histoire » ?

Or ce souci ne saurait permettre que se dévoile la condition la

plus générale de toute musique que si cette condition est assumée

dans sa temporalité première et parfaitement inéluctable, « celle in-hérente au silence dont elle est censée se détacher ». Et l’écoute d’un tel silence, inséparable aujourd’hui de la démarche d’un cer-tain nombre de créateurs, au premier rang desquels nous place-rions John Cage (mais Cage n’est ici, bien sûr, qu’un chiffre), consiste à « se rendre sensible au processus même d’irruption de

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l’instant désormais non totalisé ou cumulé dans les relations ins-taurées par la mémoire, mais goûté dans sa singularité éclatée, à la fois répétition et différence »10. Alors – et alors seulement – la

musique s’assume comme toute action temporelle, quelle qu’elle

soit. C’est alors, et seulement alors, qu’elle suppose un sens inten-sif et non exteninten-sif du temps.

On se situe dès lors au plus près de la thèse « rhizomatique » (Deleuze) et « machinique » (Guattari) selon laquelle « le contenu proprement musical, le bloc de contenu propre à la musique » que Deleuze baptise « ritournelle » – un éternel retour « allant dif-férant » – « circonscrit », pour chaque individu, son « agencement de temporalisation », c’est-à-dire la rythmique propre de sa voix. Que cette voix se voile autant qu’elle dévoile et se dévoile, que la musique soit « d’abord une déterritorialisation de la voix qui de-vient de moins en moins langage, tout comme la peinture est une déterritorialisation du visage »11, cette affirmation

deleuzo-guatta-rienne vaut dans une perspective aussi bien cagienne

qu’heideg-gerienne, dont il est arrivé au signataire de ces lignes de faire état

dès les années 197012, et qui ouvre à l’herméneutique, si l’on veut

bien l’appliquer à la musique, une ligne d’investigation sinon to-talement inédite, du moins relativement inexplorée. Nous repren-drions volontiers à son propos l’expression de «

transvocalisa-tion », dont use Michel Bernard pour désigner le processus de

« temporalisation corporelle » qui à la fois « fonde la musicalité » et « se rend visible, s’extériorise et se spatialise dans le mouvement et, avant tout, dans l’acte de danser »13.

Notes

1.RICHARDLITTLEFIELD, Frames and Framing, The Margins of Music Analysis, Helsinki, Acta Semiotica Fennica XII, 2001. (Cf. :EEROTARASTI, Myth and

Music, The Hague, Mouton 1978 ; ROBERT HATTEN, Musical Meaning in

Beethoven, Bloomington, Indiana U.P., 1994 ;JOSEPHKERMAN, Contemplating

Music, Cambridge, MA, Harvard U.P., 1985 ;LAWRENCEKRAMER, Music as

Cultural Practice, 1800-1900, Berkeley, California U.P., 1990 ; Classical Music and Postmodern Knowledge, Berkeley, California U.P., 1995.)

2. Cf. les deux livres cités ; et aussi la communication de novembre 1990 à la

Society for Music Theor y d’Oakland (CA), « Hermeneutics and Musical

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3.LAWRENCEKRAMER, Classical Music…, op. cit., p. XII. 4. Ibid., p. 92.

5.DOMINIQUEPROUST, L’Harmonie des sphères, Paris, Seuil, 2001, p.185, 218. 6.FRANÇOIS-BERNARDMÂCHE, Musique au singulier, Paris, O. Jacob, 2001, p. 133. 7. Ibid., p. 142-143.

8.LAWRENCEKRAMER, Music as…, op. cit., p. 10.

9.MICHELBERNARD, De la Création chorégraphique, Paris, Centre National de la Danse, 2001.

10. Ibid., p. 169-170. 11. Ibid., p. 170.

12.GILLESDELEUZE ETFÉLIXGUATTARI, cités par M. BERNARD, op. cit., p. 171. 13. Cf.DANIELCHARLES, Gloses sur Cage, Paris, U.G.E., 1978 (1èreéd.), p. 221.

(31)

Christian Hauer

*

Il ne sera pas seulement question ici de la métaphore au sens où on l’entend habituellement. C’est-à-dire comme d’un procédé de langage s’inscrivant à l’intérieur d’un discours quel qu’il soit. Car il ne s’agit là que d’un cas particulier, d’une métaphore que l’on voit, qui se montre comme telle, au grand jour. Alors qu’il y a aussi de la métaphore qui ne se voit pas. Parce qu’elle est toujours là, fonctionnant en permanence, et le devant. Car cette métaphore nous est indispensable. Non pas simple procédé de langage s’ins-crivant dans un discours, mais rendant tout simplement ce

dis-cours possible. Possible à créer, puis à comprendre. C’est de cette

métaphore première, essentielle, fondamentale dont il sera surtout – et d’abord – question ici.

1

Pour traiter de la métaphore, plusieurs approches sont possibles. Notamment celle de Paul Ricœur, pour qui la métaphore est vrai-ment particulière car elle correspond au movrai-ment – à l’instant – où se produit un « choc sémantique »1. Il s’appuie sur Aristote, qui

di-sait que « bien métaphoriser […] c’est apercevoir le semblable »2.

Et cette ressemblance

« consiste dans le rapprochement qui soudain abolit la distance logique entre des champs sémantiques jusque-là éloignés, pour engendrer le choc sémantique qui, à son tour, suscite l’étincelle de sens de la méta-phore. L’imagination est l’aperception, la vue soudaine, d’une nouvelle pertinence prédicative, à savoir une manière de construire la perti-nence dans l’impertiperti-nence »3.

(32)

La métaphore mène ainsi à l’« innovation sémantique »4.

Métaphoriser, c’est innover. D’où le rôle moteur de l’imagination.

Car c’est à travers la métaphore qu’elle trouve le mieux à s’expri-mer. Puisqu’elle est justement

« un libre jeu avec des possibilités, dans un état de non-engagement à l’égard du monde de la perception ou de l’action. C’est dans cet état de non-engagement que nous essayons des idées nouvelles, des valeurs nouvelles, des manières nouvelles d’être au monde »5.

Mais l’imagination n’est pas tout. Car sans vouloir mettre en cause la pertinence de la relation entre métaphore et imagination, le rôle exclusif accordé à celle-ci a pour conséquence que la métaphore n’est qu’une figure possible du discours. Alors que métaphoriser permet aussi et tout d’abord de reconnaître et donc de donner

sens à un fait quelconque sans qu’il soit nécessairement question

d’innovation. De ce point de vue, métaphoriser est à la base de

tout discours, et de tout discours dans son intégralité.

En même temps, la métaphore selon Ricœur n’est pas assez pré-cise pour ce que je veux montrer ici. Parce qu’elle ne constitue qu’un cas particulier, certes, mais aussi parce que pour opérer le rapprochement avec du « semblable », l’imagination n’est pas in-dispensable (la mémoire suffit) et que cela n’est pas nécessaire-ment source d’« innovation sémantique ». De fait, je tiens surtout à considérer la métaphore sur un plan plus large que ne le fait Ricœur.

2

Pour faire le pont entre Ricœur et ma conception de la métaphore

première, il faut passer par Gérard Genette. Non qu’il traite de ce

type de métaphore, mais il permettra de l’expliquer plus précisé-ment. Dans ce qu’il dit à propos de la métaphore chez Proust, je soulignerai deux points surtout : l’un concerne la fonction de la métaphore, l’autre son mode de fonctionnement.

(a) Pour Proust, « la métaphore est l’expression privilégiée d’une vision profonde : celle qui dépasse les apparences pour accéder à l’"essence" des choses »6. Il s’agit donc moins d’innover par la

mé-taphore, en révélant des connexions inédites, que d’en faire un instrument pour restituer « la vision des essences »7, en mettant à

jour de l’existant enfoui sous l’apparence des choses. Révéler des

(33)

(b) La mise à jour de ces essences n’est pas l’œuvre d’un acte de volonté, mais de la « mémoire involontaire ». C’est elle seule qui « permet, en rapprochant deux sensations séparées dans le temps, de dégager leur essence commune par le miracle d’une

analo-gie »8. N’étant pas nécessairement volontaire, la métaphore peut

donc surgir à tout moment (comme dans l’épisode de la made-leine). De fait, nous sommes finalement toujours en situation de

métaphore…

À partir de là, je tire une conclusion en quatre points :

(1) la fonction de la métaphore est de révéler des essences, des

substances ;

(2) une telle métaphore peut nous arriver à tout moment : avant que d’être un procédé de langage, la métaphore nous concerne,

nous, dans notre vie de tous les jours ;

(3) une telle métaphore fonctionne par analogie ; c’est pour cette raison même que

(4) la métaphore ne peut se réaliser qu’en fonction de ce que nous sommes, connaissons, avons vécu, désirons.

Ces différents points permettent d’élargir le champ d’action de la métaphore, car ils peuvent être appliqués à un type de métaphore qui ne relève pas seulement d’un moment particulier du langage ou de l’existence. En effet, si la métaphore permet de donner un sens à une substance, nous faisons constamment appel à la méta-phore, et de manière le plus souvent involontaire, ou du moins in-consciente (sinon la vie de tous les jours serait invivable), et tou-jours par analogie, en fonction de ce que nous sommes, connaissons, etc.

D’où ce constat : tout phénomène de sens est de nature

méta-phorique. Donc, nous métaphorisons sans arrêt, puisque

confron-tés en permanence à d’autres choses que nous-mêmes : œuvres d’art, mais aussi personnes, objets, événements divers, etc. Et, n’ayant pas de sens en elles-mêmes, ces choses ne prennent éven-tuellement un sens pour nous qu’à partir du moment où nous les

rencontrons. Où nous établissons le contact. Même si c’est de

ma-nière éphémère, superficielle ou négative. Et il y a contact lorsque l’objet (au sens large) auquel nous sommes confrontés répond d’une manière ou d’une autre à nos interrogations. S’il y a contact, il y a sens, donc nécessairement métaphore. Car ce contact ne peut s’effectuer que de manière indirecte, et toujours par analogie avec ce que nous sommes et connaissons, en fonction de ques-tions et d’attentes propres à un moment précis.

(34)

Donc, sans métaphore, pas de sens. Car tout phénomène de sens repose sur la confrontation de ce qui doit faire sens (comme une œuvre d’art, ou une personne) avec tout ce qui va permettre

de faire sens. Le sens n’émerge qu’à partir du moment où ce qui

est perçu entre en résonance avec quelque chose de connu, donc d’analogue. Par voie de conséquence, ce que l’on n’est pas ca-pable de métaphoriser ne peut faire sens. Ou, pour reprendre les mots de Nietzsche, « il n’y a pas d’expression “intrinsèque” et pas

de connaissance intrinsèque sans métaphore »9.

Une distinction proposée par Louis Hjelmslev permet de préciser le fonctionnement de la métaphore (et donc du sens) : la distinc-tion entre substance et forme (qu’il applique à chacun des termes du couple expression/contenu). Le point crucial est que la sub-stance – le sens – n’a pas d’existence propre. La subsub-stance, par exemple, c’est tout ce qui fait que je suis moi et pas un autre, que je suis un individu avec telle histoire, telle sensibilité, telle per-sonnalité, etc. Ou c’est une œuvre musicale avant la réception que je vais en faire, en quelque sorte le vécu de cette œuvre de-puis sa composition.

De fait, la substance correspond à un continuum indistinct, un continuum à proprement parler in-forme. Et cette substance ne peut accéder à l’existence qu’à partir du moment où, justement, elle est formée : c’est la forme qui fait apparaître la substance, à la manière d’« un filet tendu [qui] projette son ombre sur une face ininterrompue »10. Ma substance, par exemple, n’existe qu’à partir

du moment où je pense, fais, parle, etc. Même une pensée que je formule intérieurement, donc en silence, est une forme de ma substance. De même, une œuvre n’existe pour nous qu’à partir du moment où nous la recevons, où nous formons d’une certaine ma-nière ce continuum in-forme qu’est l’œuvre avant sa réception… Mais à l’exception de trop rares moments de grâce, cette mise en forme – ou mise en sens – est toujours inévitablement partielle,

fragmentaire, éphémère. La substance – le sens – toujours se

dé-robe. C’est pourquoi toute mise en forme relève forcément de la métaphore : pour tenter de donner forme à la substance, on pro-cède par analogie, en fonction de ce que nous connaissons et at-tendons. De quelque substance qu’il s’agisse. À nos propres yeux, et plus encore aux yeux des autres, nous n’existons ainsi que sous

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la forme d’une chaîne ininterrompue de métaphores. De même, les œuvres que nous recevons ne peuvent prendre forme que de manière métaphorique. Comme tout ce qui nous arrive à chaque instant de notre existence. Et toujours par analogie.

Tout est métaphore, car le sens pur n’existe pas. Et c’est juste-ment cette imperfection même du sens qui pousse à imaginer de nouvelles manières d’être, de penser, de sentir, etc. : c’est ainsi que les substances évoluent, se refigurent… Mais la métaphore n’est jamais innocente. Elle n’est jamais pure. Elle montre – ou veut faire croire qu’elle montre – ce que finalement elle cache.

Car elle ne peut pas faire autrement. Toute incarnation du sens est infidèle. La forme-métaphore escamote inévitablement la

stance quelle qu’elle soit. Elle rend manifeste non pas la sub-stance, mais une version possible de cette substance. Montrer, c’est cacher. Ce n’est pas seulement cacher ce que l’on choisit de ne pas montrer en montrant, mais c’est cacher aussi ce que l’on

montre. Puisque ce n’est qu’une métaphore…

3

L’idée de métaphore est souvent source de confusion. Non pas tant avec la métaphore première, sans laquelle rien ne peut prendre sens. Mais avec la métaphore particulière – ou

ponc-tuelle –, car on peut en distinguer plusieurs aspects, de surcroît

fort différents les uns des autres. À la suite de la communication d’Ivanka Stoïanova sur Stockhausen durant le colloque, un débat a d’ailleurs opposé deux conceptions différentes de la métaphore. Mais une telle opposition a tout du faux problème. La question était de savoir si les métaphores utilisées par les compositeurs par-lant de leurs œuvres sont pertinentes ou non pour les récepteurs de ces œuvres. C’est confondre deux aspects distincts de la méta-phore (a), et en même temps ne pas les confondre assez (b), ce qui mène aussi au problème de l’intention (c).

(a) Je propose de distinguer les métaphores côté compositeur des métaphores côté récepteur. Certes, elles ont la même fonction, permettre d’appréhender la musique pour répondre à des désirs, des besoins et des objectifs donnés, mais ceux-ci étant pour les uns et les autres nécessairement différents, les métaphores mises en œuvre ne peuvent que l’être aussi.

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(b) Cela signifie-t-il pour autant que les métaphores auxquelles le compositeur a eu recours peuvent être ignorées par les récep-teurs ? En théorie, oui. Mais dans les faits, pas vraiment. Sauf pour un récepteur qui viendrait d’une culture complètement autre, au-quel cas il y aurait un fort risque de mésinterprétation. En fait, les métaphores (connues) du compositeur marquent nécessairement l’histoire – le vécu – d’une œuvre : d’une manière ou d’une autre, même le récepteur qui croit ne pas avoir recours à ces métaphores y a tout de même recours, plus ou moins directement et consciem-ment.

(c) Mais formulé ainsi, ce problème déborde du seul cadre de la métaphore pour intégrer celui, plus général, de l’intention11.

Notamment pour ce qui est du statut de l’intention dans les dis-cours sur la musique. Car il y a là une ambiguïté majeure : on fait bien plus souvent appel aux intentions (et notamment aux méta-phores) du compositeur qu’on ne veut bien l’admettre. Cette am-biguïté peut être levée au moins partiellement en précisant claire-ment le point de vue qui est adopté par l’observateur (en distinguant le point de vue du compositeur de celui du

discou-reur).

Ce qui n’empêche qu’il y a nécessairement à l’intérieur d’une même culture une connivence entre le créateur et les récepteurs successifs. Car le créateur a l’intention de faire de l’art par rapport à ce que l’art représente dans une culture donnée12(ce qui limite

fortement son champ d’action). Alors que le récepteur a l’intention de goûter comme de l’art quelque chose qui a été

intentionnelle-ment conçu comme tel (ce qui là aussi limite forteintentionnelle-ment le champ

d’action). Et cette relation suppose une certaine connivence, dans la mesure où le récepteur accepte de pénétrer – voire d’habiter – un monde-œuvre régi par un certain nombre de règles, de conven-tions techniques, expressives et culturelles, donc régi par un cer-tain réseau intentionnel partagé. De fait, les intentions et les méta-phores sont toujours peu ou prou les mêmes, à l’intérieur d’un même domaine artistique mais souvent aussi d’un domaine à l’autre, d’autant que ce que nous demandons à la musique et à l’art en général n’a guère varié depuis au moins deux siècles…

À la question de savoir si les métaphores formulées par les compo-siteurs (parfois seulement par les titres des œuvres, surtout dans la

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