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Chapitre 1 : Cartographie de la presse écrite au Japon

II. La rotation du personnel

La fin de la période d’apprentissage en région marque l’entrée des reporters dans l’un des quatre sièges de l’entreprise. Tout en étant dans une organisation bureaucratique, les sièges et leur rédaction constituent une forme de marché du travail interne où se déroulent les carrières des reporters. L’objectif de cette partie est de décrire ce marché et la manière dont il est régulé. Cela nécessite que l’on s’intéresse à l’organisation de la rédaction, à la division du travail interne de ses services et à la manière dont les postes sont répartis entre les reporter.

Environ tous les trois mois, les membres de toute l’entreprise, et en particulier ceux de la rédaction, les chefs de service comme les secrétaires se livrent au même rituel : la lecture de la liste des nouvelles affectations. Ce document est mis en ligne sur le portail de l’entreprise. Que l’on y jette un coup d’œil ou qu’on le lise en entier, ou qu’on l’imprime pour le donner à un collègue, les jours où cette liste est publiée sont marqués par une certaine effervescence. Les membres de l’entreprise y apprennent ce qu’ils ont parfois déjà entendu au détour d’un couloir, de la voix d’un ancien camarade ou d’un supérieur. Les concernés se font plutôt discrets sur ce qui les attend. Les personnes qui viennent d’obtenir une promotion en étant nommées chef de service reçoivent la visite d’autres employés venant les féliciter. C’est aussi l’occasion de se faire faire une nouvelle carte de visite donnant le nom du nouveau service ou du nouveau poste obtenu. On parle également de ceux dont l’envoi soudain dans une des régions les plus reculées du pays constitue une surprise. D’aucuns supposent qu’ils n’ont pas suffisamment satisfaits leur hiérarchie et qu’ils sont ainsi mis au placard.

« Ce qui est sûr, c’est qu’à chaque fois que cette période arrive, ça fait parler les gens. Tout le monde en discute autour d’un verre après le travail, « Au fait, tu sais qui va partir ? Tu sais qui va arriver dans le service ? » … C’est vraiment typique de la gestion des entreprises de presse à la japonaise ». - Carnet de terrain le 27 février 2015, propos d’un éditeur-adjoint avec qui nous discutons le jour de la publication de la liste -

Le document en lui-même est assez simple. Il s’agit d’une liste de noms, indiquant pour chacun, le nom du poste actuel et le nom du poste à pourvoir à compter du premier jour du mois suivant. L’ordre d’apparition des noms est toujours le même. La liste commence par les nouvelles affectations en lien avec la direction de la rédaction. Suivent les nouveaux chefs de service, les éditeurs, les éditeurs-adjoints, les chefs de bureau, les chefs d’équipe, les reporters

pour chaque siège de l’entreprise. En effet, les nouvelles affectations ont lieu à intervalle régulier, en général en avril, juillet, octobre, janvier ou février. S’en suit toujours une période au cours de laquelle sont organisées des pots de départ, parfois groupés puisque plusieurs membres d’un service peuvent partir au même moment. À de nombreuses reprises, mon observation participante m’a permis d’être témoin de ces événements. À ce propos, Anne Monjaret rappelle que les fêtes et les moments de détente, alors qu’ils font partie intégrante du

bon fonctionnement de l’entreprise, sont pourtant souvent délaissés en tant qu’objet245. Du point

de vue du chercheur, ils permettent de mieux comprendre qui est satisfait, qui est déçu, ou d’observer comment certains font discrètement part de leurs futurs souhaits d’affectation à des collègues aptes à jouer le rôle de soutien.

Pour les rotations les plus importantes, jusqu’à 600 personnes peuvent se voir attribuer un nouveau poste. L’ampleur et les conséquences du changement sont importantes Sur une entreprise d’environ 4400 employés. Elles vont donc ponctuer l’ensemble de la carrière des employés du journal. À l’exception de situations particulières, la période de trois ans par nouveau poste est la règle, elle est partagée par le journal que nous étudions et par l’ensemble des entreprises de presse.

La rotation du personnel est particulièrement intense. Il arrive fréquemment qu’un employé vérifie sur le serveur interne de l’entreprise où se trouve tel ou tel service, et où se situe le poste

d’un ancien collègue. Dans le comité éditorial auquel j’étais rattaché, la secrétaire du bureau

était chargée de mettre à jour le plan de salle où sont nominalement placés tous les membres du service. Une nouvelle version était distribuée tous les trois mois afin que chacun puisse connaitre l’emplacement et le numéro de ligne de téléphone interne de chaque membre. Il arrivait parfois que la secrétaire fasse une recherche dans la base de données de l’entreprise afin de trouver le nouveau bureau d’un ancien reporter du service à qui elle souhaiter transmettre une lettre égarée.

Encadré 1 : Photos de groupe

Dans chaque service de la rédaction, on trouve toujours un coin de mur réquisitionné pour l’affichage de photos illustrant les nombreux petits événements fêtés quotidiennement. Il peut

s’agir de la 200ème Une dirigée par l’un des rédacteurs en chef, du passage d’une célébrité

dans la rédaction, ou de manière beaucoup plus courante, du pot de départ d’un membre d’un service. À ce titre, les photos de pots de départ du comité éditorial sont intéressantes. Lorsque j’étais présent, c’était volontiers à moi que les reporters demandaient de prendre la photo avant

245 Anne Monjaret, « La fête, une pratique extra-professionnelle sur les lieux de travail », Cités, 2001, no 8, p. 87‑100.

que les festivités ne commencent. Ces photos sont affichées plusieurs jours après sur le muret droit de l’allée centrale qui relie la porte d’entrée au cœur du bureau où se trouvent les postes des desks. Sur ces photos, on peut voir les personnes dont le départ était fêté, assises à la grande

table centrale et entourant le chef du comité éditorial (ronsetsu shukan – 論説主幹) assis au

centre. La vingtaine de personnes qui composent le comité est debout, un peu à la manière d’une photo de classe.

Si certains membres sont présents sur toutes les photos (c’est notamment le cas de la secrétaire, affectée à ce poste depuis de nombreuses années, et de quelques vétérans), on peut observer que la plupart des visages changent progressivement. Les cinq photographies affichées sur le muret illustrent ainsi les pots de départ de deux ou trois reporters, ce qui au bout d’une année correspond à peu près à un tiers des effectifs du comité. On voit ainsi disparaitre les visages de ceux dont on a partagé le quotidien, visages qui reviennent parfois au gré des rotations qui marquent l’organisation.

A. « Monter au siège », première sélection interne

Les années passées à apprendre le métier en région constitue une étape clé en raison de l’influence que cette période a sur leur l’accès à une des rédactions situées dans l’un des sièges

de l’entreprise. L’expression utilisée pour désigner cette étape est : « Monter au siège » (honsha

ni agaru – 本社に上がる).

La première affectation dans une rédaction centrale dépend de la qualité du travail réalisé dans les bureaux régionaux. Le temps de formation en région qui précède la sélection est relativement long, puisqu’il se passe environ cinq années avant l’accession à un siège. On est donc en présence de ce que l’économise Koike Kazuo nomme d’une promotion « à petite vitesse » car les candidats potentiels ne sont sélectionnés qu’après une période relativement

longue d’observation246. Selon lui, les avantages que tirent les entreprises d’une sélection lente

sont un temps d’observation plus long permettant de limiter les erreurs de sélection ainsi qu’un temps long important consacré à la formation professionnelle.

Un reporter ayant commencé sa carrière à l’ouest du pays aura de grandes chances de se voir rattacher à la rédaction centrale d’Osaka ou de Seibu à Fukuoka. Une carrière commencée avec une affectation au nord et à l’est du pays aura plus de chances de déboucher sur un envoi à la rédaction du siège de Tokyo. S’il ne s’agit que de tendances, l’accès à une grande rédaction

constitue une étape quasiment systématique à l’Asahi Shimbun, mais qui ne va pas forcément

de soi pour d’autres quotidiens nationaux aux cultures d’entreprises différentes. Ainsi pour

d’autres quotidiens, l’accès aux grandes rédactions centrales est davantage soumis aux obligations de résultat en première partie de carrière.

« Dans les faits, il est presque acquis qu’après cinq ou six ans en région, on accède un jour à un poste dans un des sièges. Ça n’est pas comme ça partout, mais l’entreprise fait ça pour donner une chance à tout le monde, et aussi limiter les départs liés à des frustrations. Par contre, accéder à un poste au siège, ça ne veut pas dire que ça sera forcément un bon poste. Ça dépendra de ce qu’un reporter a écrit. Si on estime que ça n’est pas assez, ça va être dur d’accéder aux grands services. Certains abandonnent le journalisme à ce moment-là ».

- Entretien avec un chef de bureau général dans l’ouest du pays, 11 septembre 2012 -

L’arrivée dans un des sièges est un moment de sélection des employés. Une affectation à une rédaction centrale signifie un rattachement à un des grands services de la rédaction. De manière assez traditionnelle, on retrouve les grandes rubriques du journalisme : les services

politique, économie, société, nouvelles internationales, science, culture. Ces services ne se

retrouvent pas dans tous les sièges. Les services politique et nouvelles internationales ne sont

présents qu’à Tokyo. En revanche, les services culture ou économie sont également au siège

d’Osaka. On trouve un service société, le plus importants en termes d’effectifs, dans tous les

sièges, à Tokyo, Osaka, Fukuoka et Nagoya. Ces services correspondent aux lieux où travaillent majoritairement les reporters rédacteurs envoyés sur le terrain et qui rédigent les articles et font

partie du département de production des articles (shukkōbu – 出 稿 部). Ce département

s’oppose à la section où l’on s’occupe de la mise en page et du titrage, le secrétariat d’édition (seiribu – 整理部), appelé centre d’édition (henshū sentā)à l’Asahi. On trouve également des

départements de secrétariat de rédaction dans les rédactions de Tokyo et d’Osaka. C’est autour

de ces deux départements, production des articles (shukkōbu) et secrétariat de rédaction

(seiribu) que se structure la rédaction.

« La période en région, il faut voir ça comme l’entraînement des journalistes. C’est un peu comme les divisions les plus basses au football. Il faut commencer par les petits clubs. Ensuite, pour ceux qui arrivent à prouver leur valeur, il y a la possibilité d’atteindre les clubs les plus prestigieux, les grandes rédactions centrales. Si un reporter fait du bon boulot en région, il y a des chances que quelqu’un le repère et dise « Je veux celui-là avec moi ». - Carnet de terrain, 30 avril 2013 -

Les bureaux régionaux constituent donc les viviers de détection des reporters prometteurs du point de vue des différents responsables de la rédaction. C'est durant la fin de leur période

de travail en région que les journalistes sont amenés à faire part de leurs vœux d’affectation247.

Concrètement, il s’agit d’une demande écrite deux fois par an, en mai et en octobre. Elle se compose de trois points. La ville d’affectation, le type de poste souhaité et la situation familiale du journaliste. Cependant, la transmission des vœux d’un journaliste ne lui garantit pas que sa demande soit acceptée.

L’organisation de l’entreprise et plus particulièrement le réseau complexe que forme chaque rédaction, nécessitent d’importants moyens en matière de ressources humaines. Indépendamment de leurs souhaits d’affectation, les journalistes font l’objet d’une première sélection qui commence dès la période de travail en région. La décision des affectations relève des chefs de chaque service de la rédaction. Un journaliste vétéran ayant atteint le poste de chef de bureau en région nous en a fait une description particulièrement limpide.

« Il y a une véritable compétition entre les chefs de département pour pouvoir s’approprier les journalistes les plus prometteurs. Mais pour éviter que les départements les plus puissants, comme le département politique ou le département société, ne s’accaparent tous les meilleurs et pour maintenir la compétition, l’entreprise a mis au point un système de draft, un peu comme la sélection et la répartition des meilleurs joueurs de baseball issus des équipes du secondaire aux États-Unis. Ainsi, les départements ayant moins d’influence peuvent aussi récupérer des journalistes dont les compétences sont déjà reconnues

- Carnet de terrain, le 30 avril 2013. Discussion avec éditeur-adjoint -

Le draft auquel fait référence l’enquêté désigne un des grands événements du monde du

baseball américain. Au cours de cet événement, les représentants de chaque équipe de la ligue sélectionnent un ou deux athlètes jouant encore au lycée ou à l’université. La particularité de ce système de sélection vient de sa réglementation qui empêchent le recrutement systématique des meilleurs joueurs par les équipes les mieux placées afin de maintenir un équilibre au sein du championnat.

On remarque une logique similaire dans la sélection des jeunes reporters après leur passage en région. Les différents chefs de service ont accès à une base de données qui leur donne des

informations sur tous les journalistes qui seront disponibles dans les mois à venir. Cette base de données contient, entre autres, les différents articles rédigés par les journalistes durant leur période en région. Un journaliste sera ainsi jugé sur sa capacité de rédaction. Le type de pages dans lequel un journaliste a réussi à publier ses articles durant son travail en région semble être un premier critère de jugement. Une importance plus grande sera ainsi donnée aux articles publiés dans une des pages nationales du journal. Le niveau sera considéré comme inférieur pour les articles publiés dans les pages locales du bureau d’affectation. Le type d’articles est également un critère important. Un journaliste ayant écrit une série d’articles sur un thème

précis, sera plus reconnu que s’il a écrit une majorité d’articles reprenant des annonces

officielles. Les prix internes donnés par l’entreprise pour les journalistes ayant su se distinguer au cours de leurs investigations sont également pris en compte.

B. Les évaluations

Les systèmes de notation mis au point par les grands groupes de presse japonais constituent une originalité dans leurs évaluations. Les reporters reçoivent un certain nombre de notes lors

de chacune de leurs affectations, y compris en région. L’Asahi Shimbun ne déroge pas à la règle

et dispose d’un système de notation pour l’ensemble de ses employés. Les évaluateurs sont les supérieurs hiérarchiques directs. Dans le cas des reporters, il s’agit du chef de service, (et) des

chefs de service adjoints et des desks. Les critères d’évaluation sont exposés dans une grille

précise que possèdent tous les évaluateurs. Elle est composée de dix rubriques, découpées en neuf niveaux, le neuvième étant le plus bas et représentant les critères propres aux journalistes nouvellement recrutés. Les trois premiers niveaux sont réservés aux personnes ayant atteint un statut de cadre dans l’entreprise. Les dix rubriques représentent les points que l’entreprise considère comme primordiaux pour évaluer les compétences de ses reporters.

Tableau 2 : Les critères d’évaluation formels des reporters248

Capacité à emmagasiner des connaissances

(chishiki no chikusekiryoku /知識の蓄積力)

Capacité à récupérer des informations (jōhō shūshū /情報収拾)

Qualité de l’expression (hyōgen / 表現)

248 Nous n’avons pas pu consulter le document d’origine. Cette liste a été compilée à partir d’un entretien effectué le 7 mai 2013 au cours duquel l’enquêté nous a dicté lui-même toutes les catégories.

Capacité de jugement et de prise de décision (handan / 判断)

Capacité d’analyse (bunsekiteki shukō /分析的趣向) Capacité de planification (kikaku kōsei / 企画構成)

Réflexion et comportement en matière de déontologie (rinriteki shukō to

rinriteki kōdō / 倫理的趣向と倫理的行動)

Gestion des risques (kiki kanri / 危機管理)

Capacité relationnelle et négociation (sesshoku kōshō / 接触交渉)

Affinité et capacité à contribuer au bon fonctionnement de l’organisation

(shinwa, soshiki he no kōken – 親和、組織への貢献)

Les évaluateurs sont amenés à donner une note dont la moyenne sera ensuite ajoutée à la base de données de l’entreprise. Le salarié recevra une note pour chaque affectation. Nous consacrerons un paragraphe au travail des personnes jouant ce rôle d’évaluateur lorsque nous

examinerons le poste de desk dans la carrière des journalistes.

Le travail d’évaluation est un processus long qui s’étale sur toute l’année, en commençant au mois d’avril avec les retours sur la publication des résultats des évaluations de l’année précédente. En mai et en octobre, chaque journaliste est appelé à remplir en ligne une feuille d’objectifs. C’est notamment à ce moment que les vœux d’affectations dont nous avons parlé précédemment sont posés une première fois. Cette feuille d’objectifs est composée de plusieurs parties : dans la première, chaque personne évalue individuellement le travail accompli au cours des derniers mois, la manière dont ce travail a été mené et les résultats obtenus, les éventuelles certifications obtenues en interne dans l’entreprise, les thèmes à propos desquels la personne estime qu’elle a su acquérir certaines compétences, les activités accomplies dans l’objectif d’améliorer l’image de marque de l’entreprise, ainsi que toutes les activités extérieures telles que le sport ou les diplômes obtenus en dehors de l’organisation. La deuxième partie porte sur les vœux d’affectation. Le reporter doit donner des informations sur le travail souhaité dans un service, la nouvelle affectation du service demandée et la nouvelle fonction souhaitée au cours des trois prochaines années. La même question est ensuite répétée pour les cinq et dix années à venir. On demande enfin comment le salarié envisage d’améliorer ses connaissances et ses compétences au cours des prochaines années. La troisième partie porte sur sa situation privée. Des renseignements sur la situation familiale du salarié sont demandés au cas où ils poseraient

d’éventuels problèmes dans le cadre d’une affectation, ou s’il souhaiterait obtenir des horaires de travail spéciaux en fonction de ses besoins.

De plus, chaque employé procède à un travail d’autoévaluation de ses compétences. À partir de critères tels que ceux que nous avons décrits plus haut, chaque salarié est censé indiquer s’il pense avoir réussi à s’améliorer ou s’il a encore des progrès à faire dans un domaine, les résultats étant ensuite comparés d’une année sur l’autre.

En janvier, à partir de cette feuille d’objectifs, chaque salarié est ensuite chargé de s’évaluer et d’identifier s’il a réussi à tenir ses objectifs et améliorer ses capacités. Le mois de février est consacré aux entretiens individuels entre le chef de service et les reporters travaillant sous sa direction.

Depuis deux jours, monsieur Okamoto (le chef de service de la section éditoriale) fait des allers-retours incessants entre le bureau et l’extérieur. Il est à chaque fois accompagné par un des éditorialistes du bureau. Sa secrétaire m’explique que la période des entretiens individuels a commencé depuis le début de la semaine et qu’en tant que chef de service, il est chargé de discuter avec toutes les personnes sous ses ordres. Elle me confie que cette période semble être toujours un fardeau pour lui.

- Carnet de terrain, 14 février 2016 -

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