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Le rock en tant que style de vie

On a déjà caractérisé la star comme modèle d'un « style de vie ». On peut maintenant mieux saisir les rock stars, qui ont largement remplacé les stars de cinéma en importance pendant les années 1960, par la façon dont elles incarnent une idéologie de la jeunesse. En véritables agents « disciplinaires » (voir chapitre 2), elles ont contribué à définir les normes historiques encadrant le comportement du consommateur. Les rock stars enracinent un style ou une combinaison de styles qui s'étendent à travers une chaîne de signifiants et peuvent être individuellement remodelés et recombinés presque à l'infini à travers la grille des marchandises. Elles matérialisent les points forts d'un discours esthético- idéologique complexe sous une forme simplifiée, accessible, « humanisée », en investissant le corps lui-même. Dans la mesure où, à la fin des années 1960, le rock incarnait les valeurs alternatives pour toute une jeunesse de la classe moyenne, sa valeur d'usage a grimpé vers de nouveaux sommets : le chiffre d'affaires de l'industrie du disque américaine a presque triplé pendant la période 1965-75, passant de 800 millions de dollars à 2360 millions. [37] On ne peut expliquer cette croissance par les seuls facteurs économiques. Le fait que les ventes de disques ne suivent pas nécessairement les courants économiques peut se voir dans les ventes relativement basses des périodes musicalement « mornes » comme 1948-55 et 1960-64. Les plus fortes années en pourcentage de ventes de plus sur l'année précédente (donc, croissance annuelle) furent 1955 (23,2%), 1956 (25,5%), (l'explosion du rock and roll) ; 1966 (16,3%), 1968 (17,9%), (l’apparition de la contre-culture). [38] Entre 1955 et 1966, les dépenses globales sur les biens de consommation aux États-Unis ont augmenté de 81 %. En même temps, les ventes de disques ont augmenté de 224 %. [39]

Le disque a ainsi réussi à fournir une valeur d'usage accrue excédant de loin le simple « besoin » de musique enregistrée. Il est devenu l'un des éléments principaux dans la constitution du soi moderne, de plus en plus défini en termes de styles de vie ; on peut maintenant mieux comprendre pourquoi les cadres les plus visionnaires des compagnies de disques des années 1960 s'enthousiasmaient tant sur l'identification du rock avec « la révolution des jeunes ». Une publicité pour la Warner Brothers déclarait : « Tu as réussi ta vie, maintenant mets la dans la musique » (« You've got your life together, now set it to music »).

On ne veut pas suggérer que le rock et la contre-culture furent simplement les véhicules d'une stratégie sous-jacente du capitalisme avancé. Mais par cette voie étrange et inattendue, certaines des notions proposées par les idéologues de la consommation pendant les années 1920 (chapitre 2) se trouvent consacrées dans les valeurs attachées à la musique rock pendant les années 1960 : le rôle d'avant-garde joué par la jeunesse dans la formulation de nouveaux goûts et styles ; le dépassement des classes par la consommation ; la consommation en tant que libération et réalisation de soi. De plus, le rock a réalisé sa propre contribution à une culture de consommation moderne en ouvrant la mode à tout le monde, et en formulant une esthétique de la vitesse (donc, de la consommation accélérée), aussi bien qu'une plus grande sensibilité aux couleurs et au design. Finalement, la contre-culture a su proposer l’idée d’un style de vie « alternatif », idée qui devait faire son chemin par la suite.

Il serait sûrement dédaigneux, après coup, de réduire la contre- culture à la réalisation d'une nouvelle mentalité sur la consommation qu'exigeait une société en pleine croissance. Il est indéniable que le rock des années 1960 fut un terrain important pour des débats politiques sur l’idée d’un autre style de vie. En disant cela, il ne faut pas voir le rock en termes de lutte éternelle entre deux entités pures - la contre-culture et les grandes maisons de disques - dans laquelle ces dernières s'approprient toujours les premières. Il n'y a pas de ligne de démarcation claire entre les stratégies capitalistes et les stratégies « alternatives » ; après tout, la

contre-culture était aussi enthousiaste au sujet de McLuhan que l'étaient les publicitaires et les managers du monde des médias. Les possibilités de restructuration du capitalisme peuvent donc voir le jour dans les subcultures les plus marginales. Dans le capitalisme avancé, il y a une dialectique essentielle entre la société « normale » et ses marges, rapport sans lequel une société de consommation de masse ne peut fonctionner.

Notes

[1] Joseph Berke, "The Consumer Economy", International Times (IT), London, 46, 13-31 déc. 1968.

[2] Charles Reich, The Greening of America, Random House, New York, 1970, pp. 306, 341.

[3] ibid., p. 145. [4] ibid., p. 192.

[5] interview avec Charles Reich, Rolling Stone, 75, 4 fév. 1971, p. 22. [6] Reich, op. cit., p. 244.

[7] Jon Eisen (dir.), The Age of Rock, Random House, New York, 1969, pp. xiv-xv.

[8] Ralph Gleason, "Rock, a world bold as love", Rolling Stone, 65, 3 sept. 1970, p. 46.

[9] interview avec John Lennon, Rolling Stone, 74, 21 janv. 1971, p. 33. [10] "Sex, Dope and the Revolution", International Times (IT), 107, 1-15 juillet 1971, pp. 16-17.

[11] Jon Landau, It's too late to stop now, Straight Arrow Press, San Francisco, 1972, p. 130.

[12] ibid., p. 21.

[13] Greil Marcus, Mystery Train, Dutton, New York, 1975, p. 115. [14] interview avec Jim Haynes, Actuel (Paris), 13, 1969.

[15] interview avec Marshall McLuhan, Playboy, 3 mars 1969, p. 64. [16] Marshall McLuhan, Pour comprendre les médias, Seuil, 1965 (1964), p. 20.

[17] "McLuhan : Culture becomes showbiz", Rolling Stone, 70, 12 nov. 1970.

[18] Philippe Aubert,Actuel, 13, 1969. [19] McLuhan, interview citée, p. 66.

[20] cité in Richard Neville, Playpower, Paladin, London, 1971, p. 9. [21] Timothy Leary, La politique de l'extase, Fayard, 1973 (1968), p. 359. (L'édition américaine originale est disponible en ligne).

[22] ibid., p. 162. [23] ibid.

[24] cité in Tony Palmer, All you need is love, Futura, London, 1977, p. 240.

[25] ibid., p. 243.

[27] ibid., p. 41.

[28] Eric Clapton, notes de la pochette de la réédition (1971) du disque Are you experienced ? du Jimi Hendrix Experience.

[29] cité in Palmer, op. cit., p. 254.

[30] Timothy Leary, Berkeley Barb (San Francisco), fév. 1969, cité in Neville, op. cit., p. 115.

[31] Charles Reich, op. cit., p. 259.

[32] Vance Packard, L'art du gaspillage, Calmann-Levy, 1962 (1960), p. 20.

[33] Steve Strauss, "A romance on either side of Dada", in Greil Marcus (dir.), Rock and roll will stand, Beacon, Boston, 1969, p. 134. [34] P. Danfroy, J-P. Sartron, Pop music/Rock, Champ Libre, p. 145. [35] Joseph Murrels, The Book of Golden Discs, Barrie and Jenkins, London, 1978.

[36] R. Peterson, D. Berger, "Cycles in symbol production : the case of popular music", American Sociological Review, 40, 1975, p. 161.

[37] Paul Hirsch, The structure of the popular music industry, University of Michigan Press, 1970, p. 10.

Chapitre 6 : le déclin du star-system

Note ajoutée 2014. Ce texte a été rédigé entre 1982 et 1983, suivant de près l’actualité de l’industrie du disque, et inévitablement certains jugements (et certaines données) paraissent datées. Le déclin économique dont il est question a été neutralisé dans les années 1980 par l’apparition du CD (remplacement des vinyles dans sa collection personnelle ; augmentation du prix de vente des nouveautés), avant de revenir en force vers a fin des années 1990. Il est important de noter que la crise du disque a bien précédé l’émergence des technologies numériques et le problème du piratage ; à l’époque, on parlait (un peu) du copiage artisanal des vinyles en cassettes (home taping). Le chapitre tend à confondre le déclin du star-system avec le déclin de l’industrie du disque. Vu rétrospectivement, le star-system est plus central au fonctionnement du capitalisme financier que jamais, mais les stars musicales ne sont qu’une petite partie d’une culture de célébrités (en France, on dit des people) plus vaste.