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La crise de la demande

La fin des années 1950 fut marquée par une petite récession : comme dans la Grande Dépression, de nombreuses compagnies se retrouvèrent avec des stocks considérables et commencèrent à diminuer la production. Devant cette saturation du marché, industriels et hauts fonctionnaires exhortèrent les citoyens à acheter en leur expliquant que c'était leur intérêt. L’essayiste Vance Packard raconte que lors d'une de ses conférences de presse, on demanda au Président Eisenhower ce que les citoyens devaient faire pour combattre la récession. Il répondit : « Acheter ! N'importe quoi ! ». Packard raconte que le pays tout entier résonna de slogans patriotiques incitant chacun à consommer davantage. Une chanson publicitaire à la radio de Détroit serinait, « Acheter ! C'est continuer à travailler. Acheter ! C'est votre avenir assuré. Achetez, achetez, ce qu'aujourd'hui vous désirez ! »

Ce qu'implique cette mentalité, c'est l'idée des besoins « naturels » qu'il suffit de stimuler. D'où l'appel vers les consommateurs qu'on pousse à acheter ce dont ils manquent. Il est évident que la limite du « besoin » quant à l'équipement des ménages est vite atteinte. Ainsi, cette idée de la consommation comme un devoir du citoyen s'avère inefficace pour l’expansion de l'économie et une augmentation de la consommation.

Le « décalage » entre les cycles de production et de consommation est devenu une obsession. Vers 1950, Paul Mazur, idéologue pionnier de la consommation de masse, expliquait : « Ce géant qu'est la fabrication en série ne peut conserver sa puissance que si son appétit vorace est pleinement et perpétuellement satisfait... Il est indispensable que les produits soient consommés au rythme accéléré de leur sortie des chaînes de fabrication, et il faut éviter à tout prix l'accumulation de stocks ». [21]

Le directeur de la grande agence de publicité J. Walter Thompson (fondée en 1878) déclara en 1960 que les Américains devraient apprendre à augmenter leur consommation personnelle de seize

milliards de dollars par an pour pouvoir suivre le rythme de la

production. Il fallait donc stimuler les appétits et créer de

directeur de J. Walter Thompson insistait : « il faut réduire le décalage entre consommation et production ». L’économiste Victor Lebow parlait de « consommation obligatoire » : « Notre extraordinaire productivité exige que la consommation devienne notre règle de vie, que nous transformions nos achats en une cérémonie rituelle, que nous recherchions notre satisfaction spirituelle et l'affirmation de notre personnalité dans notre fonction d'acheteurs. Il faut que les choses soient acquises, usées ou consumées, remplacées et jetées à un rythme toujours plus grand ».

Les vieilles méthodes de vente qui consistaient à offrir des objets à satisfaire un besoin évident ne suffisaient plus. Même les techniques faisant appel au standing social s’avéraient inefficaces pour faire circuler les produits au rythme exigé. Il fallait accélérer la consommation des objets courants. Une publicité pour Chevrolet parla à la télévision de ces citoyens « esclaves de la voiture unique... paysans qui ne possédez qu'une automobile, vous êtes cloués à votre terre comme le serf du Moyen-Âge ». Une publicité d'un tampon désodorisant psalmodiait : « Vous vous en servez une fois et vous le

jetez ». Le magazine Time déclara en 1960 : « Les consommateurs ne sont plus attachés à leurs costumes, leurs manteaux et leurs robes comme s'il s'agissait de bijoux de famille... Les meubles, les réfrigérateurs, les tapis, achetés pour durer toute une vie, sont remplacés maintenant avec la régularité d'une caisse enregistreuse ».

Une des façons d'accélérer le rythme de consommation est de démoder volontairement la présentation d'un objet. Le journal

Retailing Daily s'exprimait ainsi : « Faire en sorte que l'équipement intérieur d'une maison ne dure pas n'est pas seulement notre privilège, c'est notre devoir, notre contribution à une société prospère et en pleine expansion ».

Brook Stevens, le célèbre designer industriel affirmait : « Tout le monde

sait bien que nous écourtons volontairement la durée de vie de ce qui sort des usines, et que cette politique est la base même de notre économie. Nous fabriquons d'excellents produits, nous incitons les clients à les acheter, et l'année suivante nous y introduisons délibérément un élément nouveau qui fera paraître ces articles vieillots, démodés et désuets... Ce n'est pas du gaspillage organisé. C'est une saine contribution à l'économie du pays ».

Cette attitude était déjà développée chez les idéologues de la consommation. En 1928, dans Advertising and Selling, George

Frederick propose le terme de « désuétude progressive » pour nommer le principe qui consiste à persuader les gens de remplacer ce qu'ils possèdent pour des raisons de style ou de goût. Dans un numéro de Printer’s Ink de janvier 1936 sous le titre « La solidité est démodée », Leon Kelley expliquait que si « nos produits ne s'usent pas

plus rapidement, nos usines s'arrêteront et le chômage augmentera ». De plus,

continue-t-il, l'homme avait toujours considéré la solidité d'un objet comme une qualité majeure. Cette mentalité, selon Kelley, est démodée, et doit cesser parce qu'elle ne correspond plus aux besoins modernes. Kelley en concluait qu'il fallait déraciner de l'esprit du public cette notion de « durable ».

À partir de la fin des années 1950, la modernité n'est plus définie en termes d'accession aux produits électroménagers modernes, mais en termes de mode, comprenant une obsolescence des styles et des designs. Être moderne, c'est recycler les produits selon le rythme de production et de consommation, un rythme délimité par la mode. Mais comment créer une mode nouvelle tous les ans et comment s'assurer que cette mode plaira au public étant donné que le cycle de production et la santé de l'économie en dépendent ? Dans une époque d'abondance, la demande ne suit pas forcément les possibilités de production. Il fallait stimuler la consommation en créant de nouveaux besoins qui se traduisent, dans un monde de marchandises, par un accroissement de la valeur d'usage des objets. Si la mode, ou un style imprégné de connotations « sociales » représentent une forme de valeur d'usage accrue, où puiser les éléments qui font une mode ? Ce problème de créativité sociale se posait avec acuité vers la fin des années 1950.

Un publiciste, cité par Vance Packard, avouait : « Notre capacité de production a surpassé notre habileté à créer de nouveaux besoins ». Le

directeur du bureau de recherches de la firme J. Walter Thompson affirmait : « Le rythme d'accroissement du niveau de vie qui serait nécessaire pour compenser les estimations les plus raisonnables de notre productivité future consterne et dépasse l'imagination ».

S'il fallait que les objets soient intégrés dans la mode, cette dernière trouvait de plus en plus ses sources dans la culture populaire, elle-

même faisant partie des industries culturelles. Comme dans les années 1930 où le parrainage des produits par des stars était une façon de réduire les risques de la production de masse par l'association d'un objet nouveau avec une valeur déjà connue et acceptée par le public, l'association entre la culture populaire et le cycle de consommation s'imposait. Non seulement la culture populaire était une garantie de « ce qui était commercial », mais elle pouvait créer les modes, accomplissant ainsi la créativité sociale nécessaire : en effet, il aurait été inconcevable que tous les éléments de mode lancés par des subcultures diverses depuis les années 1960 soient inventées et, de plus, imposées par les seuls publicistes et dessinateurs.

Il fallait donc que ce nouvel accent sur l'aspect provisoire des objets et le cycle de la mode cesse d'être de la propagande de la part des publicistes, qu'il soit intériorisé par les consommateurs. Si suivre la mode représente une intériorisation de la discipline de consommation, il ne reste pas moins vrai que la mode devrait contribuer à quelque chose de positif en ce qui concerne la réalisation de soi pour ceux qui la suivent. À la différence de la discipline du travail, la discipline de consommation ne peut être imposée. La mode doit donc garder quelque chose de naturel, d’organique afin de signifier quelque chose de « social ». Mais comment est-elle créée, la mode ? Il va falloir examiner le rôle des subcultures.