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Le dilemme de la musique folk

Le marxisme a d'abord eu tendance à s'attaquer au rock (et avant lui, au « swing ») à cause de ses attaches avec le monde du commerce et à soutenir la musique « folk », considérée comme l'expression d'une perspective idéologique juste. L'idéalisation politique de la musique folk était d'origine bolchevique ; Staline avait la réputation d'aimer la musique folk. Pendant la révolution russe, on utilisait les chants folk et les contes de fées pour gagner à la cause une paysannerie illettrée et pendant les années 1920, la culture rurale était qualifiée de « prolétaire » afin de la faire coïncider avec la théorie marxiste, étant donné que la paysannerie était de loin la classe la plus nombreuse. En 1929, l'Association des Musiciens Prolétaires de Moscou qualifiait la musique folk de « véritable expression de la classe ouvrière »,

La dominance croissante de l'Union soviétique dans la Troisième Internationale a eu pour résultat l'imposition de cette préférence parmi les forces de gauche. La musique était une arme dans les

luttes de classe et toute forme de musique avait un engagement de classe. Comme le disait Lénine :

« L'art appartient au peuple. Il doit pénétrer avec ses racines les plus profondes au cœur des masses travailleuses. Il doit être intelligible à ces masses et être aimé par elles. Il doit unifier les sentiments, les pensées et la volonté de ces masses ; il doit les élever ». [1]

L'orthodoxie marxiste déclarait que la musique populaire commerciale et la musique classique étaient « des outils de la classe dominante » ; La musique folk, d'après Staline, ne se séparait pas du peuple. Le Parti communiste américain (CPUSA) par exemple a délibérément utilisé la musique folk pendant les années 1930 et 1940 dans sa propagande politique, se conformant ainsi à la stratégie adoptée à cet égard par l'URSS. Les airs populaires (orchestre de danse, swing, jazz, etc.) accueillis avec faveur par les populations urbaines, furent taxés de « commercialisme capitaliste ». Les diktats du réalisme socialiste, « national dans sa forme, révolutionnaire dans son fondement » poussaient le CPUSA à rechercher une musique folk nationale. Les chansons des hameaux du Sud rural furent choisies, leurs paroles souvent conservatrices transformées en exhortations politiques. Cette forme restait, bien entendu, étrangère et ésotérique pour les habitants des villes qui formaient une part toujours croissante de la population américaine après 1920. Les chanteurs folk de gauche se cantonnaient dans un isolement total dans l'attente du « saut révolutionnaire » qui leur assurerait enfin une place au soleil. Cette attitude puriste des chanteurs folk a refait surface à la fin des années 1950 et au début des années 1960, associée cette fois à une gauche non communiste plus large, et elle a rencontré cette fois un succès commercial considérable. Tandis que le CPUSA était au moins suffisamment consistant pour travailler hors des circuits commerciaux, les chanteurs participant directement à des grèves, et à des réunions politiques (quoiqu’à un moment où les disques et la radio n'avaient pas encore établi leur domination, surtout dans les zones rurales pauvres où le CPUSA militait), les nouveaux artistes folk enregistraient des disques qui avaient du succès. Alors que les

anciens chanteurs révolutionnaires des années 1930 gardaient par souci moral un strict anonymat, ceux des années 1960 furent marqués par la personnalisation du chanteur et le star-system. « Tout artiste est d'abord responsable envers lui-même », déclarait Tom Paxton lors d'une interview, sentiment que partageaient Bob Dylan et Phil Ochs parmi d'autres [2]. Z Ces stars s'exprimaient essentiellement par leurs enregistrements, saturant le marché de controverses et de protestations individuelles et rhétoriques. De plus, certains chanteurs folk cherchaient à s'accommoder aux instruments électriques. Au festival de Newport en 1963, Bob Dylan a été hué par certains pour la seule raison qu'il utilisait une guitare électrique (mais la balance était mauvaise, et les musiciens trop défoncés ( ?)).

Il est vrai cependant que la tradition du folk militant a sûrement joué un rôle en remontant le moral dans les actions collectives : on pense aux chansons du Civil Rights Movement qui militait avec succès pour les droits civils des Noirs dans le Sud des États-Unis dans les années 1960. Il a aussi laissé une influence marquante sur la musique populaire : toute la tradition des chanteurs/paroliers qui fleurissait vers la fin des années 1960 pour ne pas mentionner l’œuvre de Dylan lui doit beaucoup. En bref, la tradition du folk militant a été une forme populaire parmi d'autres. Mais quant à ses objectifs politiques, ses efforts pour s'imposer comme la seule forme populaire contre d'autres influences comme le jazz, le rhythm and blues et surtout toute musique amplifiée étaient voués à l'échec. Au début des années 1960, le mouvement folk fut déchiré par des débats entre les puristes qui soulignaient le caractère non commercial de cette musique et les autres qui voulaient profiter de la nouvelle popularité de la musique folk afin d'étendre leur influence. Car le dilemme était bien là : soit rester en dehors du circuit commercial et maintenir sa pureté de forme, ce qui était autodestructif car la finalité principale du folk était de faire passer un « message » et de toucher un grand public ; soit atteindre un grand public au moyen du circuit commercial et de l'adoption des formes commerciales (notamment le rock avec ses guitares amplifiées).

Au milieu des années 1960, cet argument a perdu de son impact à mesure que des critiques influents comme Jon Landau affirmaient que le rock représentait, en fait, une véritable musique populaire dont les valeurs étaient communes au public et aux musiciens. C'était justement la consommation massive du rock, devenu une forme « folk », qui était soi-disant la preuve d'un changement politique de la jeunesse et donc de l'efficacité du rôle politique de la musique. De plus la consommation de rock était un processus actif, identifiant le consommateur comme partie d'une

communauté basée sur le rock. Dans cette optique, la

consommation de rock équivalait à la consommation de certaines valeurs progressistes.

Les valeurs des musiciens de rock ont été plutôt bohèmes. Mais monter un groupe (comme n'importe quelle entreprise) impliquait un élément de risque, un investissement, notions bourgeoises par excellence. Pendant les années 1960, il a été possible d'être « révolutionnaire » sur le plan de la moralité (c'est-à-dire bohème, une mentalité qui venait facilement aux musiciens à cause de leur style de vie) sans remettre en cause les fondements du système économique. En effet, il y avait beaucoup de confusion sur cette question, car, pour des raisons évidentes, certains secteurs de l'économie capitaliste furent des alliés naturels de la contre-culture lors de la confrontation avec la moralité bourgeoise traditionnelle. À la fin des années 1960, « l'émancipation sexuelle » de la jeunesse (de toutes les classes) était un fait accompli : l'idéologie bourgeoise a reculé dans un sens (la moralité) pour avancer dans un autre (l'extension du marché).

De par son identification avec la contre-culture dans les années 1960, le musicien de rock était investi d'un radicalisme symbolique. Mais c'est à ce point que la contre-culture se trouvait, comme le mouvement folk quelques années auparavant, devant une contradiction : comment, en effet, séparer le succès d'un artiste en ce qui concerne « son effet idéologique auprès d'un public de masse » de son succès commercial ? À force de réussir à profiter

d'un médium pour propager des valeurs soi-disant

« révolutionnaires », l'artiste est devenu partie prenante de la classe capitaliste dont il a préalablement critiqué les mœurs. Cette contradiction a été résolue au sein de la contre-culture par une

idéologie de la sincérité. Selon Robert Fripp, guitariste du King Crimson :

« Il y a deux motivations principales derrière la recherche du succès commercial : premièrement, le désir du fric et deuxièmement, l'occasion de dire ce qu'on veut à autant de gens que possible. Il est évident que des groupes qui provoquent la « réflexion » - les groupes « progressistes » - peuvent être et souvent sont couronnés de succès sur le plan commercial, alors cessons de considérer « commercial » comme un mot grossier. Lorsque des motivations louables produisent de la musique qui se vend bien, espérons qu'au moins en partie c'est parce que les gens souhaitent s'associer à ces motivations et ne la considèrent pas d'être de la camelote juste parce que la camelote se vend bien aussi... La publicité aide à vendre des produits valables aussi bien que de la camelote ». [3]

Pour la contre-culture, la contradiction entre la musique en tant qu'arme de la révolution et la richesse fabuleuse qui consacrait le succès commercial (et ipso facto le succès « idéologique ») se posait plutôt au niveau moral qu'au niveau d'organisation d'une alternative :

« Le musicien de rock qui réfléchit sérieusement à l'idée de tactique révolutionnaire est tout de suite confronté à toute une série de problèmes moraux. Si vous devez être efficace, il est probable que vous ferez également un succès commercial et que vous serez tenté de faire de ce succès votre seule motivation. Si le système ne vous a rien donné, il est facile de dire « écrase-le » : il est beaucoup plus difficile d'écraser un système qui vous a apporté, en tant qu'individu, un niveau de luxe personnel ». [4]

Évidemment, cet appel à la solidarité entre les musiciens et le public a rarement dépassé la nécessité de cibler un public pour les

besoins du marketing. Sur un plan strictement matériel, une

quelconque « identification » avec le public ne pouvait qu'être une simulation. Le promoteur Bill Graham rappelle : « Un artiste montait sur scène et disait : « Rassemblons, luttons, partageons et communiquons ». Puis il montait dans son jet personnel et volait vers son île pour jouer avec sa machine d'enregistrement à 16 pistes. C'était de l'hypocrisie... ». [5]