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Dans La maladie comme métaphore, Susan Sontag souligne l'association du culte de la tuberculose et du romantisme :

« Le 27 juillet 1820, Shelley écrivait à Keats en tant que tuberculeux se plaignant à l'autre : “vous continuez à donner l’impression d’être consumé », ce qui n'était pas une façon de parler. La consomption était comprise comme une apparence qui devint primordiale aux manières du XIXe siècle. Chopin devint tuberculeux à une époque où la bonne santé n'était pas chic. Camille Saint-Saëns écrivait en 1913 : “il était à la mode d'être pâle et épuisé”... En vérité, le romantisme de la tuberculose, c'est le premier exemple de cette activité moderne qui consiste à promouvoir le soi en tant qu'image ». [27]

La tuberculose fut initialement considérée comme une maladie due à la passion ; on s'en servait comme d'une métaphore pour décrire l'amour comme « une passion qui consume » comme la fièvre tuberculeuse qui consume le corps. L'image s'inversa tant que la tuberculose devint une variante de la « maladie » d'amour. Ainsi souffraient de la tuberculose ceux qui avaient trop de passion, et étaient agités et trop sensuels. La tuberculose apparaît comme une maladie individuelle (en contraste avec d'autres maladies mortelles comme la peste, la petite vérole, etc.) avec l'accent romantique sur les qualités particulières de chaque individu. La notion romantique de la mort tenait à ce que les gens soient individualisés et par là- même rendus plus intéressants par leur maladie. Sontag donne un exemple du narcissisme inhérent à

cette attitude : « Je suis pâle, disait Byron en se regardant dans la glace, je vais mourir de consomption. - Pourquoi ? demanda son ami Tom Moore, lui- même tuberculeux qui lui rendait visite à Patras en février 1818. - Parce que les femmes diront : “regardez ce pauvre Byron, comme il a l'air intéressant en mourant” ». [28]

Il fallait être une personne « sensible », « artistique » pour contracter la tuberculose. Lier la tuberculose et la créativité devint un cliché populaire. Ainsi, les jeunes gens aux tendances « artistiques », même s'ils avaient le malheur de ne pas contracter la tuberculose, signe extérieur de leur créativité, cultivaient néanmoins un aspect extérieur pâle et délicat. Ce fut la naissance du culte moderne du soi en tant qu'image. Exactement comme l'air tuberculeux en vint à être considéré comme le badge de distinction de l'artiste du XIXe siècle, l'air drogué devient la marque essentielle du musicien de rock. Alors que les vêtements étaient une apparence externe et pouvaient facilement être reproduits par les pop stars « commerciales », l'expérience de la drogue prouvait l'état d'esprit intérieur de l'artiste. Les drogues hallucinogènes donnaient aussi à l'artiste une sensibilité « supérieure » évidente pour ceux de ses suivants qui partageaient l'expérience. Le guitariste Eric Clapton écrivait à l'époque :

« Nous sommes tous accrochés à quelque chose. Retirez les drogues à beaucoup de musiciens de rock et de blues et il ne restera que la moitié d'un homme. Ce n'est pas la peine de rendre la guerre du Viet Nam responsable de notre situation. Nous ne nous défilons pas. Notre problème est universel, comment trouver la paix dans une société que nous trouvons hostile. Nous voulons exprimer cette recherche dans notre musique, car cela est notre voix la plus éloquente. Nous avons besoin des drogues pour nous aider à libérer nos esprits et nos imaginations des préjugés et du snobisme dans lesquels nous avons été élevés ». [29]

Les amphétamines avaient été utilisées depuis longtemps par les musiciens rock obligés de jouer sept jours par semaine dans sept villes différentes pour « tenir le coup ». La marijuana avait été longtemps consommée par les musiciens de jazz pour se détendre en compagnie sélectionnée. Maintenant, en utilisant des hallucinogènes comme le

LSD, les musiciens agissaient en tant que modèles pour un vaste public qui faisait comme eux. Tous les musiciens étaient supposés prendre des drogues, l'aspect défoncé devint de rigueur, manifestant leur hédonisme en même temps que leur attachement à la « cause ». L'emploi de l'héroïne présentait une analogie encore plus forte avec la tuberculose en ce que c'était la voie royale qui permettait d'accomplir le rêve romantique ultime : se consumer et mourir jeune tragiquement. Bill Graham, promoteur de concerts, disait : « Les musiciens se le sont fait à eux-mêmes. Ils prenaient l'habitude de la cocaïne, de la mescaline ou de l'héroïne et ça se voyait dans leur répertoire. Beaucoup de grands musiciens ont des trous dans leur carrière, des trous de plusieurs années, correspondant aux périodes d'accrochage. Et très peu ont réalisé toutes les possibilités ». [30]

Pour certains musiciens, suivant la voie des artistes romantiques, l'air pâle, maigre, malade, élégamment gâché devint à la mode, popularisé par Keith Richards des Rolling Stones qui menait des batailles récurrentes contre l'esclavage de l'héroïne. Les morts de stars comme Jim Morrison, Jimi Hendrix et Janis Joplin, liées à la drogue, furent rendues romantiques en tant que « morts artistiques, expériences pop ultimes », qui rehaussaient la mythologie des stars en question. Quoique le look drogué des musiciens rock ait commencé comme une recherche d'authenticité face à la commercialisation de leur art et la stylisation de leur image, il est finalement devenu un aspect de plus dans le design total de la star et du monde du rock.

Le psychédélisme a joué un rôle important dans l'esthétisation de la vie sociale pendant les années 1960, ce qui accompagnait l'explosion des médias et a engendré une plus grande sensibilité aux couleurs et au design, tous les deux indispensables à une conscience consommatrice plus discriminante. Timothy Leary semblait être parfaitement au courant des aspects plus banals de la consommation de la marijuana : « L'herbe est le cadeau de la culture noire à la classe moyenne blanche, [mais] le LSD exige plus que la marijuana. Vous pouvez garder votre boulot plastique et puis retourner le soir, fumer un joint, faire mieux l'amour, aimer mieux votre dîner, aimer mieux la musique et aimer mieux vos amis. C'est bon, ça fait grimper d'un rang toute la classe moyennes ». [32]

est immédiatement présent : la couleur, les odeurs, les expériences sensorielles, le sens du maintenant... L'esprit trop serré se détend, permettant à toutes sortes de relations illogiques de sembler parfaitement naturelles. [La marijuana] est un sérum de vérité qui annule la fausse conscience ». [33]

Cette extension des sens, cette sensibilité augmentée provoquée par la consommation de la marijuana s'inscrivait dans le problème du décalage entre l'offre et la demande. Le journal Sales Management, dans son numéro du mois de mai 1960, posait le problème ainsi : « Si nous devions acheter et consommer tout ce que les usines automatiques, les vendeurs persuasifs et les publicistes tout puissants veulent nous imposer, il faudrait doter la génération montante d'oreilles, d'yeux et de sens supplémentaires... sans compter les revenus ! Au fond, la seule façon de résoudre le problème de l'offre et de la demande serait de fabriquer biologiquement une nouvelle race de super-consommateurs ». [34]

Le flâneur (ou le dandy) de l'époque romantique, caractérisé par son regard dégagé et volontairement esthétique envers un monde de choses devenues, de plus en plus, des marchandises, a été remis en vogue par Andy Warhol comme modèle de base pour les stars rock. Le dégagement du moi du monde fut la précondition pour l'adaptation aux changements rapides de style et d'image exigée par la société de consommation, surtout pour les stars. On était « intéressant » par la qualité de son regard : la personnalité, réduite aux apparences extérieures, elles-mêmes déterminées par la mode, était construite par les objets sur lesquels on jetait son dévolu. La marijuana, donc, était une technologie « douce » pour « améliorer » le regard. Analysant l'influence de Baudelaire comme personnage modèle pour les rock stars, le musicien Steve Strauss remarquait : « si la dope nous a aidés à faire quelque chose, elle nous a aidés à voir le monde qu'a vu le dandy ». [35]

Tout comme la prise d'amphétamines par les Mods est une exagération d'une tendance qui travaillait déjà la société de consommation, à savoir l'accélération du cycle de consommation, les notions qui entouraient l'usage de substances psychédéliques témoignent d'une plus grande sensibilisation aux aspects

esthétiques de la marchandise. De plus, la marijuana, quoiqu’illégale, était une marchandise dans un monde de marchandises : comme telle, elle a donné un grand exemple de la capacité d'une marchandise, sa valeur d'usage accrue énormément par ses connotations idéologiques, à être le foyer de tout un style de vie. Style de vie qui appelait, à son tour, à tout un style de consommation.

La consommation de marijuana, fait social par excellence, était, à un niveau inconscient, une manière “positive” de mettre sa conscience en alignement avec une tendance qui se manifestait déjà. La notion de style de vie, maintenant banale, ne date-t-elle pas de cette époque ? En tant que marchandise d'avant-garde, la marijuana n'avait rien de marginal : un sondage Gallup aux États- Unis en 1970 a montré que 42% des étudiants fumaient de la marijuana régulièrement ou semi-régulièrement, une augmentation de 500% par rapport à 1967. [36] Le LSD, bien que beaucoup plus marginal, a eu un grand impact dans certains milieux (artistiques, médiatiques). Un agent qui, selon Richard Neville, « transforme le banal en sensation », le LSD devait avoir une influence profonde sur la culture populaire, les médias et surtout la publicité. Les spots d'aujourd'hui, avec leurs juxtapositions « illogiques » d'images spectaculaires, seraient impensables sans l'influence du psychédélisme. Malgré une répression judiciaire aiguë, souvent excuse transparente à la répression d'une marginalité politique (on était en pleine période de guerre du Viet Nam), l'influence des drogues « douces » a finalement dépassé de très loin les bornes de la contre-culture strictement dite.

Avec l’ascendance de l'aile apolitique de la contre-culture américaine et, par voie de conséquence, l'importance des styles de vie « alternatifs » aux dépens des questions plus politiques, idéologie renforcée par la promotion médiatique d'une « Woodstock Nation », un public énorme de jeunes de classe moyenne, esthétiquement tourné vers le rock de la contre-culture, a vu le jour. De plus, ce public dépassait les frontières régionales et

nationales. L'association des idées de la contre-culture avec ce rock « progressif » a fourni un cadre de référence pour la pénétration de l'Europe non anglophone, qui avait généralement résisté aux variétés d'origine étrangère jusqu'à la fin des années 1960.