• Aucun résultat trouvé

Chapitre 4: Risque et surveillance dans la modernité

2.2 Le risque

La modernité s’inscrit aussi dans ce que Beck appelle la société du risque (Beck 1992) qui se caractérise par un recul des responsabilités de l’état et une détérioration du service public. Elle véhicule un sentiment de « sécurité perdue, de confiance brisée » (Beck, 1992, p.51) ; une société dominée par des risques créés par l’homme et devenus inévitables. Pour illustrer ce phénomène, l’auteur prend l’exemple de l’accident nucléaire de Tchernobyl survenu en 1986. Ce genre d’incident ne fait aucune distinction sociale des désastres qu’il commet. Mais les moyens de s’en prémunir diffèrent tout de même selon les revenus de chacun : « Lorsque l’on

a une bourse bien remplie, on peut ne consommer que des œufs pondus par des « poules heureuses » et des feuilles de salades provenant de « salades heureuses » (Beck, 1992, p.64).

De même, le niveau d’étude et « le rapport sensible à l’information » (Beck, 1992, p.64) influencent les stratégies de prévention qu’adopte l’individu. Suivre une alimentation équilibrée, effectuer des tests précoces de détection de maladies, installer un système d’alarme dans sa maison sont autant d’exemples de stratégies d’évitement du danger et de contrôle du risque (Lupton, 1999).

145

· Le risque environnemental qui inclut la pollution, les radiations, les risques chimiques, etc.

· Le risque lié au style de vie de l’individu, c’est-à-dire sa façon de consommer, son niveau de stress, sa façon de conduire, etc.

· Les risques médicaux liés aux maladies iatrogènes, thérapie, opérations, examens médicaux, etc.

· Les risques interpersonnels liés aux différentes relations sociales qu’entretient l’individu, ses relations intimes, ses relations d’amitié et de parenté, etc.

· Les risques économiques qui concernent l’emploi, les investissements, la propriété, etc.

· Le risque criminel qui concerne l’implication dans des activités illégales ou le fait d’être victime de crimes.

De nombreux risques qui nous entourent prennent un caractère de responsabilité individuelle. Le risque de chômage censé être géré par l’état devient une responsabilité individuelle et un échec personnel (Beck 1992). La QS rentre dans la catégorie de la gestion des risques liés au style de vie et aux risques médicaux.

Le détachement de l’individu à la tradition ne signifie pourtant pas qu’il puisse s’affranchir de toutes les contraintes de la société. Malgré le désengagement de l’état, l’individu se doit de respecter les standards et se plier aux contraintes du marché (Beck 1992).

L’individu se retrouve à avoir certains devoirs vis-à-vis de lui-même, et doit se considérer comme un « centre décisionnel, un bureau de sa propre existence » (Beck 1992, p.291). D’après Beck (1992), les sociétés d’opulences favorisent l’individualisme au détriment de la tradition et des réseaux d’entraide. La société moderne valorise le besoin de se préoccuper de soi, de garder le self-control, et rester en bonne santé (Vaz and Bruno 2002). En définitive, le risque a investi l’ensemble de la société, et est devenu une préoccupation centrale dans la gestion, aussi bien publique, que privée et individuelle (Lupton, 1999).

La peur de tomber malade devient un objet de préoccupation majeure. Le changement alimentaire dû au développement de l’industrie agroalimentaire fait naître de nouveaux risques liés à l’obésité, préoccupation majeure des USA qui fait face à une véritable épidémie d’obésité (Bauman, 2013). Le secrétaire à la santé et aux services sociaux, Tommy Thompson, annonça lors d’un comité de sénateurs que « l’obésité constitue un problème de

santé publique majeur(...) qui afflige des millions d’Américains de problèmes de santé inutiles, et les fait mourir précocement » (Bauman, 2005, p.155). De même, l’obésité en

146

Australie est devenue un indicateur de risque de mortalité pour les experts (Gard et Wright, 2001).

Notre société moderne valorise le besoin de se préoccuper du soi, de désir de jeunisme, de garder le self-control et éviter les risques divers (Vaz et Bruno, 2002). Nous voyons aussi l’avènement d’une société de performance individuelle, l’injonction de faire toujours plus et mieux (Beck 1992) qui peut être porté par la QS et les nombreux indicateurs proposés par leur application.

L’autosuivi est vu alors comme un moyen d’atteindre ce but d’un moi toujours plus efficace et de se rassurer par rapport à sa santé et l’incertitude de son état (Lupton et Smith, 2017 ; Smith et Vonthethoff, 2017). Son utilisation soulève pourtant de nouveaux risques en rapport aux données générées. Des données individuelles exploitées à mauvais escient risquent de porter atteinte à la personne, l’anonymisation est rendue de plus en plus difficile, le piratage de ces données se révèle avoir énormément de valeurs pour l’industrie de la santé de l’assurance et de la publicité (Huuskonen et al., 2015).

La prévention du risque dans la modernité nourrit l’utopie d’une société technocratique capable d’éviter la plupart des accidents (Castel, 1991) tout comme la QS entretient une techno-utopie d’une connaissance détaillée du corps qui rend évitable la maladie (Lupton, 2013).

En résumé, l’ensemble des courants sociologiques identifiés par Lupton (1999) partagent tous des idées communes du risque (Lupton, 1999, p.25) :

· Le risque est devenu un élément omniprésent dans les sociétés occidentales. · Le risque est un aspect central de la subjectivité humaine.

· Le risque est considéré comme quelque chose qui peut être géré par l'intervention humaine ; et le risque est associé aux notions de choix, de responsabilité et de culpabilité.

Pour conclure, ce concept de risque se combine parfaitement à celui de la société de surveillance. Pour contrôler, et éviter les accidents, la société a besoin de surveillance, de monitoring. Elle doit mesurer pour lever les incertitudes et rendre quantifiable le risque. Par exemple, la surveillance de la population par les instances de santé publique aide à quantifier le risque et ajuster sa politique de prévention en calculant la probabilité qu’un phénomène intervienne (Gard and Wright 2001). La modernité peut alors se définir comme une société de surveillance du risque (Grünberg 2013) symbolisée par la quantification de soi.

147

Bibliographie

Bauman Z. (2005), Liquid life, Polity.

Bauman Z. (2013), Liquid modernity, John Wiley et Sons. Beck U. (1992), Risk society: Towards a new modernity, Sage.

Castel R. (1991), "From dangerousness to risk the foucault effect: studies in governmentality: with two lectures by and an interview with michel foucault". In The Foucault Effect: Studies in Governmentality. Chicago, University of Chicago Press, p. 281‑298.

Crawford K., Lingel J. et Karppi T. (2015), "Our metrics, ourselves: a hundred years of self- tracking from the weight scale to the wrist wearable device", European Journal of Cultural Studies, vol. 18, n°4‑5, p.p. 479–496.

Douglas M. et Wildavsky A. (1983), Risk and culture: An essay on the selection of technological and environmental dangers, Univ of California Press.

Foucault M. (1991), The Foucault effect: Studies in governmentality, University of Chicago Press. Gard M. et Wright J. (2001), "Managing uncertainty: obesity discourses and physical education in

a risk society", Studies in philosophy and education, vol. 20, n°6, p.p. 535–549.

Giddens A. (1991), Modernity and self-identity: Self and society in the late modern age, Stanford University Press.

Giddens A. (2008), The Consequences of Modernity Reprint., Cambridge, Polity Press.

Grünberg L. (2013), "Adjusting locally to a world under ubiquitous surveillance.", Revista de Cercetare si Interventie Sociala, vol. 43, p.p. 197‑214.

Huuskonen P., Häkkilä J. et Cheverst K. (2015), "Who needs a doctor anymore? risks and promise of mobile health apps". In Proceedings of the 17th International Conference on Human- Computer Interaction with Mobile Devices and Services Adjunct. ACM, p. 870–872.

Lupton D. (1999), Postmodern reflections on risk, hazards and life choices, Cambridge University Press.

Lupton D. (2015), "Quantified sex: a critical analysis of sexual and reproductive self-tracking using apps", Culture Health et Sexuality, vol. 17, n°4, p.p. 440‑453.

Lupton D. (2013), "The digitally engaged patient: self-monitoring and self-care in the digital health era", Social Theory et Health, vol. 11, n°3, p.p. 256–270.

Lupton D. et Smith G.J. (2017), "‘A much better person’: the agential capacities of self-tracking practices",

Lyon D. (1994), The electronic eye: The rise of surveillance society, U of Minnesota Press.

Smith G.J.D. et Vonthethoff B. (2017), "Health by numbers? exploring the practice and experience of datafied health", Health Sociology Review, vol. 26, n°1, p.p. 6‑21.

Vaz P. et Bruno F. (2002), "Types of self-surveillance: from abnormality to individuals ‘at risk’.", Surveillance et Society, vol. 1, n°3, p.p. 272–291.

149

Chapitre 5: Etude exploratoire de la perception de