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Chapitre 1: La quantification de soi

4.5 Niveau 4 : les études critiques

Dans le paradigme de l'entonnoir, les articles du niveau 4 confrontent les théories qui ont été établies au niveau précédent. Dans notre série d'articles, nous n'avons pas trouvé de recherche correspondant à cette description. Cependant, plusieurs articles utilisent une analyse critique de la QS. Nous avons donc décidé de les rassembler dans une catégorie intitulée « critique de la QS » en lieu et place du niveau 4. Cinq thèmes principaux sont abordés dans cette catégorie : la QS à l'âge du néolibéralisme, la protection et le maintien de la vie privée, la production du savoir, l’expérience utilisateur et les enjeux juridiques.

Tout d'abord, la QS peut être perçue comme une pratique néolibérale d'autogestion et d'autosurveillance du corps. Hammarfelt et al. (2016) utilisent l'exemple de ResearchGate, le réseau social universitaire qui aide à quantifier sa recherche. Les auteurs considèrent ResearchGate comme une forme d'entrepreneuriat néolibéral. Lupton (2015) donne une autre illustration lors de l'examen de la quantification de l'activité sexuelle pour surveiller la performance des personnes et contrôler leur dépendance. La recherche a également porté sur les tensions qui surgissent entre le potentiel émancipateur de la QS et le contrôle de soi (Ouellet et al., 2015). Ce sujet a été examiné en particulier avec les théories du monde administré de l'École de Francfort et la théorie de Gouvernementalité du philosophe français Michel Foucault. Ce courant de recherche soutient que les individus peuvent devenir des

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entrepreneurs d’eux-mêmes en réglementant leurs activités dans un but d'optimisation productif, comme l'illustrent Hammerfelt et al. (2016) avec la quantification de la recherche universitaire. Dans cet environnement, les données personnelles, le suivi et le contrôle sont rendus banals. Williams et al. (2015) notent que grâce à la QS nous pouvons quantifier le sommeil autrefois réservé au domaine médical, mais rendu accessible au contrôle du grand public. C'est une forme de soumission, mais aussi une forme de résistance (Nafus et Sherman, 2014). Nafus et Sherman (2014) considèrent la QS comme une « résistance douce », car les données sont issues d’expériences uniques et font partie d'un contexte non agrégeable par un tiers commercial.

Deuxièmement, la littérature traite de la question de la protection de la vie privée. Le suivi automatique redéfinit les limites qui existent entre ce qui est contraint (la surveillance du domaine public, comme les caméras de vidéosurveillance) et choisi (la quantification de soi) (Lupton, 2016). Lupton identifie cinq modes de suivi automatique qui peuvent servir d’heuristique. Le premier mode est un « autosuivi privé » : c'est un autosuivi volontaire effectué à des fins personnelles. Le deuxième mode est une auto-quantification suggérée, un

« pushed QS » qui est entrepris par un tiers pour encourager les gens à s’automesurer. Le

troisième mode est le « mode communautaire » : c’est l’autosuivi avec partage des données au sein d’une communauté. Le quatrième mode s'appelle « autotracking imposé », c'est-à-dire lorsque les gens n’ont que peu le choix de refuser le suivi. Le cinquième mode est « exploité » par les organisations pour leurs propres besoins.

Les données personnelles exploitées par des tiers ne sont pas seulement considérées comme une violation de la vie privée, mais aussi comme une perte d'autonomie (Lanzing, 2016). Lanzing (2016) soutient que la QS a changé notre point de vue sur la divulgation de l’information en santé. En effet, cette information était partagée historiquement avec un public très limité comme les médecins, mais le développement d'IoT obscurcit les notions d’accès aux informations personnelles. Selon Lanzing (2016), la divulgation est accentuée par les nouvelles pratiques d’autosuivi. Prise dans un contexte inapproprié, cette divulgation risque d’entraîner de sérieuses conséquences si les données tombent aux mains d’un employeur par exemple. En tant que tel, l'autotracking crée un dilemme entre une meilleure maîtrise de soi et une perte d'autonomie / confidentialité.

Troisièmement, la QS est critiquée pour son influence sur la santé des utilisateurs. Lupton (2013a) a exploré l'autosuivi dans une vision techno-utopiste de connaissance détaillée du

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corps par laquelle la maladie devient évitable. Une telle idée vient du mouvement healthiste qui a émergé dans les années 1970 et qui considère que le citoyen idéal est celui qui s'occupe de sa santé. De même, Andrieu (2015) considère que la QS nourrit une illusion d'un bio contrôle de soi.

Quatrièmement, la recherche critique le consumérisme lié à la QS. Charitsis (2016) considère la QS comme une pratique de prosommation : un individu-consommateur qui participe à la production de biens par le biais des données générées. L'individu devient alors un entrepreneur qui crée de la valeur pour une entreprise. Charitsis identifie deux types de prosommation : les données générées par autosuivi en tant que « soi présumé » et la production de sujet quantifié en tant que « soi prosumé ». Les personnes qui se quantifient sont doublement exploitées, tout d'abord en tant que main-d'œuvre et ensuite en tant que destinataires de messages publicitaires, les transformant en une population de marchandises. Ruckenstein (2017) critique également la QS en observant les entreprises qui vendent des tests génétiques tels que 23andMe. Ce service offre aux individus la possibilité de comparer leurs résultats génétiques avec ceux des autres.

Cinquièmement, la QS soulève maints enjeux juridiques, éthiques et sociaux. Malgieri et Comandé (2017) développent une approche dite « sensitive-by-distance » pour prendre en compte la sensibilité intrinsèque des données QS. « La distance informatique entre

l'alimentation quotidienne et l'état de santé est faible, tandis que la distance informatique entre les heures passées sur le réseau social et les conditions de santé futures est plus grande. » (Malgieri et Comandé, 2017, p.11, traduction propre). Ainsi, les auteurs définissent trois

niveaux de sensibilité des données. Les données de la QS ne correspondent pas à des données sensibles au sens juridique de l'article 95 de la Constitution européenne, mais ces données sont indirectement sensibles et par conséquent doivent être traitées comme telles. Moore et Piwek (2017) étudient la légalité de la collecte de données d'autosuivi sur le lieu de travail dans le but d'améliorer le bien-être et la productivité. Les auteurs notent que de nombreuses entreprises ont créé des programmes de bien-être aux États-Unis, mais il existe peu de littérature sur les questions éthiques qui peuvent être liées à ces pratiques et il règne également un manque de législation. Ils encouragent la recherche afin d'explorer le côté obscur de ces technologies et de remettre en doute le rôle de ces systèmes dans le bien-être. Rich et Miah, (2017) abordent la question des technologies de la santé mobiles et portables. Les auteurs estiment que la santé mobile (Mhealth) n'est pas une application de gestion de la

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santé, mais plutôt un outil de biopolitique et de diffusion de dossiers privés. Ils font état de l'ignorance des consommateurs quant aux conséquences de l'exploitation à grande échelle de leurs données. Ils mettent également l'accent sur différentes techniques de gamification qui transforment la QS en jeux. Ils terminent sur la question suivante : le consommateur doit-il résister ou se conformer aux technologies de QS ?

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5 Synthèse de l’analyse de la revue de littérature

Dans cette section, nous examinons les différentes disciplines traitant de QS. Le Tableau 5 présente une classification des articles en fonction de leur catégorie et discipline. Les catégories sont celles offertes par ISI Web of Science pour les revues qui ont publié les articles, tandis que les disciplines ont été créées en fusionnant certaines catégories. Les disciplines correspondent aux sciences techniques, médicales et sociales.

Nous avons combiné la communication, l'informatique, l'ingénierie et la science de l'information dans un domaine que nous appelons « technique ». Ce domaine est le plus représenté et occupe 45% du total des articles. Le domaine technique a publié des articles couvrant les quatre niveaux du paradigme en entonnoir. Cependant, la plupart appartiennent au niveau 1. Le domaine technique révèle des outils mal adaptés aux utilisateurs. Que ce soit avec des experts ou des débutants, la gestion des données reste difficile, les dispositifs semblent ne pas être adaptés à l'usage quotidien et difficile à gérer dans le contexte social. Par conséquent, les chercheurs peuvent travailler sur de nouvelles solutions qui pourraient simplifier la gestion des données.

Le domaine médical est composé de sciences de la santé, d'informatique médicale, de médecine, de microbiologie, de psychiatrie et de sciences du sport. Il représente 17% de tous nos articles. Tous les niveaux d'entonnoir sont représentés dans le domaine médical. Au niveau 1, les articles empiriques appartenant à cette catégorie examinent la gestion des outils et l'impact des algorithmes dans l'éducation physique des enfants à l'école. La technologie est également un sujet développé dans la discipline médicale : cinq articles traitent de l'informatique médicale. Le niveau 2 offre une approche ethnographique pour l'étude de QS. Au niveau théorique, Kim (2014b) avec le modèle HITAM et Almalki et al (2016) ont développé un cadre pour conceptualiser les activités des Qsers. Au niveau critique, des questions telles que le rôle des données sur la conscience de l'autosanté et les conséquences d'une quantification excessive et fragmentée sur l'évaluation de la maladie sont discutées.

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N Catégorie Article Discipline Total

6 Communication

(Nafus et al., 2014), (Ouellet et al., 2015), (Stragier et al., 2015), (Barta et al., 2016), (Ruckenstein et al., 2017), (Sharon and Zandbergen, 2017)

Technique 33 22 Informatique

(Li et al., 2012), (Barrett et al., 2013), (Swan, 2013), (R. Jain and L. Jalali, 2014), (Almalki et al., 2015), (Choe et al., 2015), (Fawcett Tom, 2015), (Li, Yang and Guo, Yike,2015), (Mamykina et al., 2015), (Mueller et al., 2015), (Bietz et al., 2016), (Nelson et al., 2016), (Rapp, Amon and Cena, Federica, 2016) , (Gray et al., 2016), (Lee et al.,2016), (Li et Guo, 2016), (Liang et al., 2016), (Choe et al., 2017), (Halttu et Oinas-Kukkonen, 2017), (Hollis et al., 2017), (Kersten-van Dijk et al., 2017), (Mamykina et al., 2017), (Rapp et Tirassa, 2017) 3 Ingénierie (Lupton Deborah, 2013), (Verdezoto, Nervo and

Gronvall, Erik, 2016), (Banos et al., 2016) 2 Sciences de

l'information (Hammarfelt et al. 2016), (Lanzing, 2016) 1 Sciences de la

santé (Kim, 2014)

Médecine 12 5 Informatique

médicale

(Kim, 2014), (Ruckenstein, 2015), (Almalki et al., 2015), (Almalki et al., 2016), (Fernandez-Luque et al., 2017) 3 Médecine (Majmudar et al., 2015), (Thornquist and

Kirkengen,2015), (Hoy, 2016) 1 Microbiologie (Gimbert and Lapointe, 2015) 1 Psychiatrie (Andrieu, 2016)

1 Sciences du sport (Williamson, 2015) 1 Business (Roberts, 2011)

Sciences

sociales 23 1 Études culturelles (Crawford et al., 2015)

1 Sciences de

l'environnement (Swan, 2009)

2 Droit et politique (Charitsis, 2016), (Malgieri et Comandé, 2017) 1 Management (Moore et Piwek, 2017)

6 Psychologie

(Hermsen et al., 2016), (Stragier et al., 2016), (Karapanos et al., 2016), (del Río Carral et al., 2017), (Harari et al., 2017), (Wexler, 2017)

4 Sociologie

(Depper et Howe, 2017), (Rich et Miah, 2017), (Ruckenstein et Pantzar, 2017), (Ruckenstein et Schüll, 2017)

7 Sciences sociales

(Lupton, 2013), (Reigeluth, 2014), (Williams et al., 2015), (Lupton, 2015), (En and Pöll, 2016), (Lupton, 2016), (Kersten-van Dijk et IJsselsteijn, 2016) 4 Multidisciplinaire (Gollamudi et al., 2016), (Lavallière et al., 2016),

(Parviainen, 2016), (Shin et Biocca, 2016) 4

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Les sciences sociales regroupent les sciences de gestion, les études culturelles, les sciences de l'environnement, et la psychologie. Cette discipline reflète 32 % des articles que nous avons examinés. Le domaine social a développé une position critique dans la discussion sur la QS en examinant les relations avec le corps, la vie privée et les nouvelles formes de surveillance. Par exemple, une étude empirique a montré que la QS conduit à une structure sociale normative en raison de la tendance à la normalisation des données utilisateur (En et Pöll, 2016). Hermsen et al (2016) ont montré que la QS conduit à un changement de comportement et à des habitudes durables. Le niveau critique (niveau 4) est mieux représenté dans la discipline sociale que dans les disciplines techniques et médicales, notamment avec les travaux de Deborah Lupton (2013a, 2015, 2016) et Mina Ruckenstein (Ruckenstein, 2017 ; Ruckenstein et Pantzar, 2017).

En résumé, le domaine technique tend à se concentrer sur l'approche de l'analyse des données, tandis que les sciences sociales ont tendance à critiquer les pratiques en matière de QS. La médecine se soucie de l'influence de la QS sur la gestion de la santé et le bien-être.