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A. Étude comparative des fonctions interactives du rire

2. Rire pour exclure : « Rire de/contre l’autre »

Le rire possède donc deux rôles foncièrement opposés, le rire d’accueil et de communion, que nous avons étudié précédemment et le rire d’exclusion. Ces deux fonctions sont bien souvent corrélatives, on rit avec son groupe de quelqu’un ou d’un autre groupe. R. Alexander (1986), dans la continuité de K. Lorenz (1963), développe l’idée que l’humour est un outil social facilitant l’exclusion et la formation de coalition. Toute la spécificité du modèle de R. Alexander réside dans la mise en perspective des bénéfices qui peuvent être dérivés dans l’usage de l’humour. Cette approche fait écho à l’une des trois théories principales de l’humour, celle de la supériorité. En effet, selon R. Alexander (1986), l’humour permet à l’individu qui en use, de rehausser son statut en rabaissant celui d’un autre individu. Pour R. Alexander, l’humour ne peut avoir lieu que lorsqu’il y a une cible, un souffre-douleur. Pour rabaisser l’autre, il n’est pas nécessairement question de faire une blague dont il serait la cible, cette ridiculisation de l’autre peut aussi résulter du choix de ne pas rire à sa blague. Le rire est donc un moyen de manipuler son statut social et celui des autres. Ainsi, si certains rires, peuvent marquer la complicité, d’autres, comparables à la raillerie, ont pour but de sanctionner et d’exclure l’autre en le mettant dans des situations infâmantes.

Ce rire d’exclusion se produit précisément lorsqu’un groupe se forme ou se reforme sur l’exclusion d’un individu ou de plusieurs individus.

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E. Dupréel (1949) résume parfaitement cette idée lorsqu’il affirme : « La chose qui fait rire, c’est ce qui rend sensible l’exclusion relative de l’individu dont on rit, et par là même laisse à chacun le sentiment que le groupe se reforme sur cette exclusion. On se rit du moqué. » (Dupréel, 1949 : 43). C. Gruner (1997) reprend cette hypothèse de la supériorité de l’humour en ajoutant toutefois que l’humour est semblable à un jeu qui s’exprimerait en termes de compétition, de gagnant et de perdant. Le rieur ou le groupe de rieur ressent un plaisir équivalent à celui qu’on éprouve lorsqu’on gagne un jeu. Ainsi, d’après cette théorie, une blague est énoncée dans le seul but de se sentir gagnant, soi-même ou le groupe avec lequel on rit et corrélativement de faire perdre, en l’excluant, celui dont on rit. Selon P.E. McGhee (1988 :89), cet humour agressif est le plus courant. Ce rire agressif s’accompagne d’une volonté de mettre en scène des situations humiliantes pour la cible du rire et ainsi d’agir sur sa réputation. Cette influence de l’humour sur la réputation d’autrui permet à la fois de punir celui qui agirait à rebours des normes sociales et de maintenir les hiérarchies de statuts.

Au pays dogon, un individu qui ment et qui croit en son mensonge doit, en guise de punition, mettre un collier grotesque qui le ridiculise aux yeux des autres (Jolly, 1999). Ce collier, équivalent à notre bonnet d’âne, est une véritable épreuve déshonorante qui fait du menteur un objet risible. Le rire peut donc dénigrer et exclure ceux qu’on considère comme des inadaptés. La punition qu’engendre le rire, c’est la ridiculisation. À travers l’exemple du bonnet d’âne ou encore du collier dogon, on note à nouveau, comme nous l’avions déjà entrevu à travers l’analyse de la fonction sociale des rites d’inversion, l’importance du ridicule au sein des relations sociales. Le ridicule provoque la honte, qui est un comportement social par excellence. On a honte parce qu’on nous fait savoir que notre comportement n’est pas le bon et la ridiculisation engendre ce sentiment de honte. L’humour sanctionne non pas matériellement mais symboliquement par la ridiculisation et la ridiculisation est aussi efficace qu’une sanction légale. Le ridicule est en ce sens la méthode la plus fréquemment utilisée pour embarrasser l’autre (Légaré, 2009). Cette méthode est d’autant plus efficace qu’elle ne laisse pas lieu à la vengeance. En effet, si l’individu ridiculisé exprime de la colère, ou une volonté de vengeance, l’auditoire bien loin de faire preuve de compassion, l’accusera de ne pas avoir le sens de l’humour. E.R. Bressler (2000) en conclut qu’il existe des avantages adaptatifs indéniables dans l’utilisation de l’humour dépréciatif c’est-à-dire du ridicule, puisqu’il engendre le plus souvent une acceptabilité et réduit toute motivation de se venger.

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Le ridicule est donc une sanction sociale incontestable et le jugement de l’autre est un véritable tribunal, aussi doit-on en conclure à la suite de J. Pitt-Rivers : « Public opinion therefore a tribunal before which the claims to honour are brought, the court of as it has been called, and against its judgements there is no redress. For this reason it is said that public ridicule kills. » (Pitt-Rivers, 1966: 27). Le film Ridicule, (1996) dans lequel le rire est décrit comme une véritable arme dans la compétition sociale qui existait à la cour de Louis XVI, illustre parfaitement cette idée et commence d’ailleurs par une citation des plus significatives, qui fait écho à celle de J. Pitt-Rivers : « Dans ce pays, les vices sont sans conséquences, mais le ridicule peut tuer. » (Leconte, 1996).

Le rire peut donc être perçu, comme la résolution d’une incongruité mais cette résolution peut devenir un véritable châtiment qui punit ses victimes et renforce le lien des agresseurs. Outre ces marginaux, le plus souvent c’est de l’Autre, de l’étranger qu’on se moque le plus aisément. L’une des difficultés de ce sujet pour l’anthropologue est, qu’en tant qu’étranger de la société qu’il observe, il suscite très souvent le rire. Lorsqu’elle analyse le rire inuit, M. Thérien (1999) affirme avoir été elle-même très souvent l’objet du rire. Les Quallunaat (les blancs) sont une cible privilégiée de toutes sortes de plaisanteries, de moqueries…Ces moqueries passent le plus souvent par des imitations. Selon M. Thérien, les blancs pour les Inuits sont perçus comme des individus sans cesse en colère et donnant des ordres. Les francophones, quant à eux, sont appelés les uiguit, c'est-à-dire « ceux qui disent oui-oui » et de manière implicite, « ceux qui pensent non-non » (Thérrien, 1999 :8). Ce rire « de » ou rire d’exclusion, M. Thérien en a fait l’expérience lors d’une journée initiatique à l’enquête ethnologique au Nunavut Arctic College. Les étudiants lui ont demandé de parler français dans le but de l’imiter, ce qui s’est transformé en un véritable spectacle. Les francophones auraient ainsi selon eux tendance à parler en avançant les lèvres « pour mieux apprendre à embrasser ! » (Thérrien, 1999 :8). L’ethnologue est, comme nous l’avions brièvement évoqué, une cible privilégiée de ce rire « de », il est qualifié chez les Inuits de apiqquq c’est-à-dire quelqu’un qui ne sait pas maîtriser sa parole et qui pose des questions importunes. À titre d’exemple, M. Thérrien évoque une imitation particulièrement expressive de deux jeunes femmes inuits qui s’amusaient à jouer le rôle des anthropologues tandis qu’un jeune homme faisait l’informateur. Voici un résumé de cette imitation improvisée :

61 -« Regarde, il a du poil dans le nez ! » -« Quoi ? »

-« C’est curieux, mais vraiment intéressant » -« Il y a surement une explication rationnelle » -« As-tu une hypothèse à proposer ? »

-« Un phénomène d’adaptation au froid ? »

-« C’est plausible, il a même du poil dans les oreilles ! » L’informateur demande alors :

-« Je serais payé ? » -« Malheureusement pas. » -« Pourquoi ? »

-« Tous nos crédits ont été dépensés. » (Thérrien, 1999 : 8).

L’imitation a ici une portée éminemment humoristique, les acteurs de ce spectacle improvisé rient de l’Autre dans le but d’exacerber les différences qui existent entre eux et lui. L’imitation de l’Autre est un bon moyen de maintenir et de renforcer les frontières sociales. L’imitation tend dans ce cas à stéréotyper l’Autre, or, et comme nous le verrons dans le chapitre II. B, le stéréotype est un moyen privilégié pour maintenir et renforcer les frontières sociales.

Ce rire d’exclusion permet par ailleurs d’entrevoir l’un des principaux problèmes méthodologiques et éthiques que pose à l’ethnologue le phénomène du rire. C’est en effet peut-être cette participation involontaire de l’ethnologue au jeu social du rire qui pourrait expliquer pourquoi le rire est un élément absent des monographies. L’ethnologue, de par son statut et compte tenu des différences qui l’opposent bien souvent à la société qu’il étudie, devient nécessairement la cible du rire. Un ethnologue étudiant le rire deviendrait en ce sens l’objet de son propre objet. Sur le terrain, face à un tel sujet, il est nécessaire d’être capable de manier la distance et l’autodérision. C’est pourquoi étudier le rire demande outre la complicité, une grande distanciation. La question du rire en anthropologie nous permet ainsi de réfléchir sur l’insertion de l’ethnologue dans le groupe étudié. En effet rire avec l’Autre ou faire rire l’Autre sous entend que l’ethnologue se soit approprié les codes sociaux et langagiers de la société qu’il étudie. Or, cette appropriation n’est possible que par un effort de distanciation. Aussi, la compréhension du rire de l’Autre est une étape nécessaire pour l’ethnologue qui tente de s’intégrer dans une société et de comprendre ses fonctionnements.

Le « rire de » renforce donc la cohésion d’un groupe, en favorisant l’exclusion d’un individu perçu comme différent. Ce rire unit les rieurs et exclut celui dont on rit précisément parce qu’il ne partage pas les même référentiels ni les même normes sociales.

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Comme nous l’avons vu dans ce chapitre, le rire joue donc un rôle essentiel au sein des interactions sociales. Il régule le rapport à l’autre, dans la mesure où il est capable d’inclure ou d’exclure un individu. Il a donc une double fonction sociale puisqu’« il peut servir de lien pour rassembler ou d’arme pour humilier ou exclure ses victimes » (Provine, 2003: 10). Cette exclusion passe par la ridiculisation qui elle-même engendre un sentiment de honte. Le « rire avec » engendre donc presque systématiquement le « rire de », on rit avec son groupe de quelqu'un ou d’un autre groupe. Cette double logique fait écho à la théorie de F. Barth, selon laquelle une société n’existe pas sans cette confrontation avec une autre. Mais si on peut rire avec l’Autre, ou rire de l’Autre on peut aussi rire de soi. Il est donc nécessaire d’analyser la fonction sociale de ce rire particulier, qui advient bien souvent dans des conditions où tout semble empêcher le rire. Ce rire de soi pourrait être considéré comme un renversement de la double logique que nous venons d’évoquer. Rire de soi, permet d’inverser la tendance, puisque, par l’autodérision, il est possible de réintégrer le groupe de rieurs qui riait de moi. Dans ce cas, « le rire avec » n’engendre plus nécessairement un « rire contre », puisque celui dont on rit est capable de rire de lui-même et réintègre ainsi le groupe de rieurs.